Philippe Aigrain est informaticien, il a travaillé pour la Commission Européenne pour le compte de laquelle il a développé les politiques de soutiens aux logiciels libres. Il y luttera également contre le durcissement de l’application du copyright et l’extension des brevets. Il a écrit des ouvrages tels que Cause Commune ou Internet et Création dans lesquels il développe ce qu’on pourrait appeler une philosophie politique des réseaux télématiques. Nous avons voulu comprendre, en l’interrogeant, quels sont les enjeux politiques de ces débats qui tardent, pourtant, à devenir publics.
C4 : Les accords trouvés entre les éditeurs de presse et Google, en France mais aussi en Belgique, impliquent une conception de la question de la redistribution des revenus générés par internet très éloignée des mécanismes de financement mutualisé tel que le dispositif de contribution créative que vous défendez. Et, surtout, il ne sont la conséquence d’aucun débat public – où les différentes perspectives auraient été analysées et discutées. Comme expliquez-vous cette situation ?
Philippe Aigrain : Effectivement, il ne s’agit pas du tout de la même chose. Dans le cas des accords entre Google et les éditeurs de presse, il s’agit de transferts dans la chaîne de valeur entre acteurs commerciaux. Il y aurait des tas de choses à discuter sur ces accords. L’accord français est une sorte de plaisanterie, où après de grandes gesticulations, le gouvernement a présidé un accord de faible ampleur, visant une partie restreinte des acteurs d’information (les « pure players » n’en bénéficient pas) et conditionné à l’usage par les éditeurs de presse des services publicitaires de Google. Il y a indiscutablement un vrai problème de contribution des intermédiaires sur internet aux actions d’intérêt général. Mais cette contribution serait bien plus importante et mieux utilisée si on s’attaquait aux mécanismes qui leur permettent d’échapper à l’impôt, ce qui n’est nullement impossible. On peut y parvenir par exemple par la modification de la règle du pays où est acquittée la TVA vers le pays de consommation, prévue en 2015, mais de nombreux lobbys essayent de reporter en 2018, et par la modification de la règle du pays d’origine pour les services en ligne vers le pays d’usage au-delà d’un certain chiffre d’affaire.
Les financements mutualisés comme la contribution créative visent de leur côté :
– à créer les conditions de soutenabilité et de montée en compétence des activités créatives et expressives de très nombreux individus ou groupes
– à garantir que les fonctions éditoriales ou de médiation à valeur ajoutée ne disparaissent pas mais au contraire s’adaptent aux nouvelles conditions créées par le numérique.
Ceci dans un contexte où les droits des inividus à partager entre eux de façon non marchande les oeuvres numériques seraient reconnus, ce qui est tout simplement la condition d’une culture partagée.
Comme vous le soulignez, il n’y a pas eu de débat public sur ces questions, malgré les efforts de La Quadrature du Net et d’autres organisations. Les raisons de ce refus de débattre, d’évaluer et d’expérimenter sont multiples. L’une d’entre elles est qu’il y a 20 ans environ toute une série d’acteurs se sont convaincus qu’il fallait tout simplement éradiquer la possibilité du partage non marchand des oeuvres numériques. C’est à la fois le produit de l’économisme qui les a convaincus que l’existence d’échanges non-marchands à grande échelle était incompatible avec une économie de la distribution commerciale des oeuvres. Les études ont beau montrer l’inverse à répétition, tant de textes ont été adoptés, tant d’arguments de lobbyistes répétés que c’est devenu un dogme qu’il est douloureux de mettre en question. La deuxième raison est tout simplement la dérive de nos systèmes de gouvernement vers une interpénétration croissante des intérêts privés, des médias, d’une petite classe d’hyper-riches et des politiques. Le point qui les réunit est la dépendance à une drogue dure, celle de la rente de monopoles ou positions acquises. C’est l’objet d’une autre de vos questions.
C4 : Ce débat, ainsi évacué, reste néanmoins urgent. Quels en sont les enjeux politiques et économiques ? Quels risques court-on à ne pas traiter cette urgence ?
Ph. A. : Le partage non marchand met bel et bien en question les rentes de monopole. Certes une économie commerciale florissante est compatible (y compris de vente des oeuvres) avec ce partage, mais elle ne peut plus reposer sur la capacité à concertrer en permanence l’attention sur un petit nombre d’oeuvres vendues dans des cylces de plus en plus courts.
Le vrai enjeu politique, économique et culturel, c’est : est-ce que nous voulons une société de consommateurs culturels ingurgitant les productions d’industries, ou une société de contributeurs à l’écosystème des activités culturelles et expressives, tantôt récepteurs, tantôt contributeurs, tantôt recommandant (notamment par le partage) et tantôt réutilisant les oeuvres existantes pour en créer d’autres. Economiquement et socialement le défi est considérable. Si le nombre de producteurs et d’oeuvres à un niveau d’intérêt ou de qualité donné est multiplié par 3 ou 5 alors que le temps de réception (lecture, visionnement, écoute, etc.) de ces oeuvres reste plus ou moins constant, alors l’audience moyenne d’une oeuvre est divisée par 3 ou 5. Cela signifie que nous ne pouvons pas traiter les vrais défis d’une société culturelle numérique principalement avec les instruments qui sont fonction de l’audience (ventes, location, publicité). Des dispositifs de mutualisation entre individus sont nécessaires.
C4 : Comment parvenir à susciter, ce(s) débat(s) ? Dans quelles instances ? À quel niveaux (national ou européen) ?
Ph. A. : Le débat est vivant dans la société civile et le devient périodiquement dans les parlements. La question c’est comment rompre les digues que l’évolution post-démocratique a créées pour empêcher que de tels débats arrivent sous forme de propositions de lois ou de directives dans les parlements. Il y a des obstacles au niveau du cadre juridique européen (beaucoup moins dans les traités internationaux s’ils sont raisonnablement interprétés). Cependant, il me semble que l’action pour porter l’exigence du débat et les propositions liées doivent viser aussi bien les cadres nationaux que le cadre européen. L’expérimentation n’est pas impossible dans le cadre national.
C4 : En quoi la contribution créative pourrait aussi s’envisager comme faisant partie des solutions (certes très différentes de celles aujourd’hui mise en œuvre) de sortie de l’actuelle « crise sans précédent » qui frappe l’Europe?
Ph. A. : Les crises sociales et économiques vont également ouvrir des brèches. L’économie mutualisée résiste bien mieux aux crises que les bulles de la finance ou de la propriété. Elle s’applique à tous les domaines où les conditions d’existence d’un bien commun (une culture partageable hors marché, des connaissances librements accessibles et utilisables, un environnement et une alimentation sains, par exemple) doit être financée par l’ensemble des citoyens. L’intérêt de la contribution créative, c’est qu’il s’agit d’un dispositif beaucoup plus léger que ceux qui seraient nécessaires dans d’autres champs, qui peut donc servir de laboratoire. Mais la mutualisation ne se réduit pas à des dispositifs comme la contribution créative qui sont gérés par les contributeurs mais établis par la loi. Pour le champ culturel, le financement participatif volontaire de projets ou organisations (type Kickstarter, Ulule, KissKissBankBank) est un outil extraordinaire, mais il a de sérieuses difficultés pour se généraliser à grande échelle. Tout ce qui se rapproche de revenus minimum inconditionnels laissant les individus libres de l’usage de leur temps est également important, mais comme vous le savez, leur mise en place se heurte à des résistances très fortes.