De l’autre côté de la baie [part. 1]

Pour toutes celles et ceux qui rêvent de relancer la croissance par l’innovation technologique, la baie de San Francisco a l’attractivité d’un lieu saint peuplé de prophètes.

30 mai 2016

Un jour Mademoiselle Catherine nous a envoyé un mail pour nous dire qu’elle allait partir pour un voyage, direction la baie de San Francisco. Tout de suite on a pensé high tech, start up, techies au lifestyle relax écrasant tout sur leur passage, à la gentrification, aux hippies…  Et puis elle nous a dit qu’elle n’allait ni à San Francisco, ni à Berkeley, ni dans la Silicon Valley, mais à Oakland. « Wouaw, merveilleux ! Ça c’est totalement wallifornien », qu’on a directement pensé.

Si pour celles et ceux qui rêvent de relancer la croissance par l’innovation technologique, la baie de San Francisco a l’attractivité d’un lieu saint peuplé de prophètes capables d’écrire le crédo qui s’impose au fil des success stories… Oakland, 400 000 habitants, chef-lieu du Comté d’Alameda, berceau historique des Black Panthers, se trouve sur cette terre promise – géographiquement parlant –, mais sur la face sombre de cette Mecque pour technophiles. Bien loin de l’image « the place to be » cultivée par ses proches voisines, cette ville n’a pas grand chose du repaire pour gourous de l’industrie high tech. Mais à en croire les promoteurs immobiliers, ça pourrait changer très prochainement. Mademoiselle Catherine s’y est rendue en février 2016, avec une seule adresse en poche et une idée fixe : raconter la ville et ses mutations à travers les yeux de ses habitants.

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Conseil d’amie : si comme moi, vous avez la brillante idée d’inaugurer votre tout premier passeport au cours de votre tout premier voyage aux États-Unis, préparez-vous à un petit interrogatoire par des agents de douane zélés et dont vous pourriez, techniquement, être le père ou la mère. La légende urbaine veut que le Service des douanes et de la protection des frontières des États-Unis privilégie les gens stupides à l’embauche. J’ignore si c’est vrai, mais ma courte expérience me ferait croire que oui.

Mon accueil fut d’autant plus désagréable que j’ai eu la grande impudence d’avouer que je suis au chômage et donc, à leurs yeux, forcément en quête de la très convoitée Green Card.

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Morceaux choisis :

« Quel type de relation entretenez-vous avec la personne qui vous héberge ? »,

« D’où la connaissez-vous ? »,

« À quoi ressemble-t-elle ? », me demandera enfin la jeune fonctionnaire, les yeux rivés sur un écran affichant très probablement la trombine de mon hôte.

À la question « Comment financez-vous votre voyage ? », je lui répond que mon loyer mensuel de 300€ me permet de faire des économies. Le loyer moyen d’un 35m² pas complètement insalubre à San Francisco étant actuellement d’environ 2000$/mois, elle me laisse finalement passer la barrière de sécurité qui me sépare de l’air libre, le visage teinté de confusion et sans même prendre la peine de passer mes bagages au rayon X.

Bienvenue aux States !

La prochaine fois, je serai auteure freelance, et ce ne sera même pas un mensonge.

Mon hôte vit depuis 2008 sur la 10e rue, à un jet de pierre de Chinatown et d’un centre-ville en passe de devenir hors de prix depuis la récente crise du logement à San Francisco – dans le top 3 des villes les plus onéreuses des États-Unis – incitant de plus en plus d’habitants à trouver refuge de l’autre côté de la baie. En effet, un bref trajet en voiture ou train express suffit à relier Oakland à SF via le Bay Bridge, mastodonte de 7km qui soignera définitivement ma phobie des ponts. Les pieds marins, eux, peuvent prendre le ferry.

Il est probable que cet intérêt tardif des techies et promoteurs immobiliers soit dû en partie à une signalisation routière très approximative selon laquelle Oakland n’existe pas quand on cherche à rejoindre la ville en voiture par le sud de la Californie (histoire vraie !). Par ailleurs, même Google Maps affiche Palo Alto (64 403 habitants), Pleasanton (70 285 habitants), Mountain View (74 066 habitants) et San Mateo (97 207 habitants) avant de reconnaître l’existence de la troisième ville la plus peuplée de la baie de San Francisco.

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L’arrivée massive de nouveaux habitants coïncide avec celle de grandes entreprises, comme le géant du transport privé Uber, actuellement installé à San Francisco et qui, à l’automne dernier, a annoncé son intention de déplacer son quartier général en plein cœur d’Oakland. La rénovation de Uptown Station, bâtiment emblématique au croisement de la 20e rue et de Broadway (oui, il y a des Broadway partout aux États-Unis), devrait permettre la création de 2000 à 3000 emplois, hors chauffeurs.

L’inflation prévisible laissera à n’en pas douter beaucoup de gens sur le carreau, car malgré un taux de chômage proche des 4%, les emplois précaires restent légion en dépit d’un salaire minimum en hausse : il est de 12,55$/h à Oakland depuis le 1er janvier 2016 contre 7,25$/h sur le plan fédéral (ce minimum légal descend à 2,13$/h dans les secteurs comme l’horeca où les employés touchent traditionnellement des pourboires). San Francisco, quant à elle, prévoit d’atteindre progressivement les 15$/h au 1er juillet 2018, suivant l’exemple de Seattle où, précisons-le, les loyers restent relativement abordables.

Avec ce boom de l’immobilier, les laissés pour compte sont nombreux : des campements de fortunes partout où il est possible de dresser une tente ou de construire une cabane de bric et de broc donnent à certains endroits de la ville des allures post-apocalyptiques, résultat de décennies de politique ultra-libérale excluant les plus fragiles. Dernières victimes en date : les populations blanches qui, ne parvenant plus à financer leurs soins de santé, se tournent vers l’héroïne.

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Le parc à proximité de mon point de chute sert de lieu de vie à une dizaine de sans abris afro-américains qui, lorsque je le traverse, ne manquent pas de me dire bonjour et d’esquisser un sourire sans rien demander de plus. L’endroit est bien tenu, ses habitants propres et polis, et je ne peux m’empêcher de me demander comment ils en sont arrivés là. Ma pudeur m’interdisant de leur poser la question directement, je me tourne vers Ken Johnson, assistant du pasteur de l’église voisine.

Ancien sans abri recueilli par The New St. Paul Community Baptist Church et son pasteur Flemon Henry, Sr., il y travaille depuis près de 30 ans et dirige la chorale.

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Il est heureux de me parler, de m’expliquer en quoi consiste son travail au quotidien pour embellir la vie du quartier et le rendre supportable à ceux qui n’ont rien, ou si peu. Son désir de partage est d’autant plus palpable qu’il n’a pas oublié d’où il vient.

Il insiste pour que je vienne le voir un vendredi, jour de distribution de vivres et de produits de première nécessité afin que j’observe par moi-même la petite fourmilière en activité. En assistant aux préparatifs et à la distribution, je me rends compte à quel point les églises de quartier sont nécessaires au bon fonctionnement de la communauté dans un pays où les services sociaux sont limités au strict minimum. Dans un environnement comptant un nombre croissant de précaires, qu’ils soient ou non sans abris (parmi les personnes qui profitent des repas gratuits, beaucoup ont un toit, parfois même un travail, et peinent cependant à joindre les deux bouts), les initiatives privées se substituent à l’assistance publique, bien qu’il existe des collaborations. La New St. Paul Community Baptist Church, par exemple, travaille main dans la main avec les services sociaux locaux qui, chaque vendredi, apportent des nuggets de tofu, du pain, des légumes et des produits laitiers pour compléter les lunch bags préparés par le personnel de l’église.

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En attendant l’ouverture de la salle, Ken me fait part de ses observations et comment, en très peu de temps, Oakland a changé de visage : en moins de dix ans, les loyers ont crevé le plafond, au point qu’il faut aujourd’hui trois ou quatre salaires modestes pour payer un appartement d’une chambre. Les loyers modérés se limitent à quelques endroit insalubres ou des hôtels résidentiels tenus par des marchands de sommeil appelés slumlords. Les gens importent peu : c’est le dollar qui compte.

Il m’explique qu’en fin de mois, l’église sert 120 à 140 repas, car tout le monde n’est pas à la rue, mais tout le monde à besoin de manger, et de plus en plus de gens connaissent des fins de mois difficiles.

Les repas sont distribués quand je le quitte, mon propre lunch bag à la main, en lui promettant d’assister à la messe du dimanche…

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Catherine Thieron

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