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De l’autre côté de la baie [part. 3] – À la découverte du cannabusiness

7 novembre 2016

Oakland, Californie. 400 000 habitants. Chef-lieu du Comté d’Alameda, dans la baie de San Francisco. Berceau historique des Black Panthers. Après un premier voyage en février 2016, Mademoiselle Catherine a voulu y poursuivre ses explorations cali-walliforniennes l’été dernier, en se rendant dans une université unique en son genre…

(mise à jour : l’usage dit « récréatif » ou « adulte » du cannabis a été légalisé deux jours seulement après la publication de cet article)

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Bien qu’interdites sur le plan fédéral, la production, la vente et la consommation de cannabis sont légales dans différents états U.S. Si l’usage dit « récréatif » est encore prohibé en Californie*, son usage médical est quant à lui légalisé depuis 1996, faisant de cet état l’un des pionniers et porte-paroles du débat sur la légalisation de la marie-jeanne. Au cœur d’Oakland, une voix se fait plus particulièrement entendre depuis 2007 : celle de l’Oaksterdam University, l’université du cannabis.

Fondée par le militant Richard Lee qui œuvre depuis 20 ans pour la légalisation de la marijuana aux États-Unis, Oaksterdam University propose différents programmes pour toute personne qui voudrait se familiariser avec l’industrie du cannabis : du séminaire de deux jours au semestre de 14 semaines, les étudiants de cette université pas comme les autres ont le choix entre des classes dites « classiques » comprenant l’étude du cadre légal et économique, et des classes d’horticulture en intérieur et/ou extérieur au cours desquelles ils apprennent à cultiver et à transformer la plante, de la graine au produit fini.

Cette formidable liberté d’enseignement est possible grâce au Premier amendement de la Constitution des États-Unis (le fameux free speech), comme me l’explique Dale Sky Jones, directrice de l’établissement :

« Légalement, nous avons le droit d’avoir une conversation sur tous les sujets, n’importe où, n’importe quand. C’est par exemple ce qui permet à des médecins de recommander l’usage du cannabis à leurs patients : il ne s’agit pas d’une ordonnance, mais d’une recommandation, et la liberté d’expression lui donne le droit d’avoir cette conversation. C’est le précepte sur lequel nous nous basons pour dispenser nos cours ».

« Quant aux plantes que nous faisons pousser dans nos locaux, nous nous référons à la législation californienne : nous travaillons avec une patiente souffrant de sclérose en plaques, et elle est la bénéficiaire de tous les plants qui survivent aux programmes éducatifs ».

Dr. Aseem Sappal, Doyen de la faculté, poursuit :

« Nous sommes une école, et la seule chose que nous dispensons ici est de l’éducation. Nous avons le droit d’enseigner, et il se trouve que notre sujet d’étude est le cannabis. Nous bénéficions de relations fantastiques avec la ville et la police d’Oakland. D’ailleurs, la salle où se trouvent actuellement nos étudiants est la même où Libby Schaaf, la maire d’Oakland récemment élue, a organisé ses collectes de fonds ».

Il me signalera plus tard que la personne qui vient d’entrer dans le bureau qu’il partage avec Dale Sky Jones est l’ancien Sheriff de San Francisco.

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Statut légal & législation

Légalisé en 1996, l’usage médical du cannabis a été redéfini en 2004 à travers le Senate Bill 420, mais l’usage récréatif en est toujours interdit*. Dr. Sappal m’explique cependant en quoi l’adjectif « récréatif » gêne les membres de sa faculté :

« Nous préférons parler d’usage adulte, car l’usage récréatif pourrait inclure les plus jeunes, tandis que quand on parle d’usage adulte, il n’y a pas de confusion possible. Étant donné que nous sommes en 2016, ce débat touche énormément d’électeurs, et le choix des mots peut faire toute la différence ».

Il déplore par ailleurs la difficulté à investir dans la recherche et le développement :

« Nous commençons à faire des essais cliniques en Jamaïque afin de démontrer l’efficacité de cette plante à des fins médicales. Malheureusement, aux États-Unis, où l’on nous demande d’en prouver les bénéfices, nous ne sommes pas autorisés à effectuer de tels tests, car non seulement, le cannabis est considéré sur le plan fédéral comme une drogue, mais ce même gouvernement fédéral a en outre fait breveter les cannabinoïdes en tant qu’antioxydants et neuroprotecteurs. En plus d’être paradoxal, cela ferme la porte à la recherche. Ce sont des petites choses que le grand public ignore ».

L’université met donc un point d’honneur à enseigner en premier lieu le cadre légal :

« Aux États-Unis, nous faisons les choses à l’envers : on vous donne un permis alors qu’il n’y a aucune éducation. « Voilà les clés, prends la voiture ! », mais personne ne vous apprend à conduire. C’est totalement irresponsable, et nous tentons d’inverser cette tendance. Ainsi, quel que soit le programme choisi, tous les étudiant ont pour premier cours un cours de droit. Nous voulons nous assurer qu’ils évoluent sans danger, de façon responsable et en accord avec la loi, c’est pourquoi nous ne leur enseignons pas seulement ce qu’ils peuvent faire, mais aussi ce qu’ils ne peuvent pas faire, légalement parlant. Une fois que ces principes sont intégrés, ils peuvent étudier l’horticulture, l’extraction, la cuisine etc. »

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Devenir patient

Usage médical, d’accord, mais concrètement, ça se passe comment, Docteur ?

« Voici la procédure : vous allez voir un médecin et lui expliquez votre situation de santé. Vous devez avoir des antécédents et un dossier médical en attestant. Comme beaucoup de gens n’ont pas d’assurance-maladie aux États-Unis, je leur conseille, en l’absence d’un dossier médical, de verbaliser leur situation auprès d’un médecin et de lui expliquer en quoi le cannabis les aide. Beaucoup de gens qui prennent de puissants antidouleurs sont dans les vapes le lendemain de la prise alors que le cannabis peut soulager leur douleur sans avoir cet effet débilitant ».

« Le médecin, quant à lui, se doit d’examiner son patient. Selon votre pathologie, le médecin vous recommandera différentes méthodes de consommation : si vous souffrez d’une maladie pulmonaire, il est évidemment déconseillé de fumer, mais vous pouvez par exemple avoir recours à une application topique, aux teintures mères ou à l’inhalation. Beaucoup de médecins ont recours à Skype ; je n’y suis pas favorable pour une première prise de contact, car vous ne pouvez pas être examiné correctement à distance ».

« En fin d’entretien, le médecin vous donnera une recommandation de plusieurs mois renouvelable. Vous apporterez ce document à un dispensary [point de vente légal, nda] qui vérifiera la légitimité du document et vous vendra le matériel nécessaire ».

La majorité de ces « dispensaires » propose des permanences médicales où, pour 30 à 40$, tout un chacun peut devenir patient. Ils jouent d’ailleurs des coudes dans la presse locale pour promouvoir leurs services.

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Les pathologies pour lesquelles l’usage du cannabis est recommandé sont nombreuses, des douleurs chroniques au diabète en passant par le syndrome de la Tourette, l’incontinence ou l’hypertension (la liste complète est consultable dans cette publication de l’association NORML).

La faculté, ses étudiants et sa démographie

Inspirée du Cannabis College d’Amsterdam, Oaksterdam University n’en est pas moins le seul endroit au monde où, en 14 semaines, les étudiants apprennent à cultiver un plant de cannabis, de la graine au produit fini. Si l’université a vu ces dernières années fleurir la concurrence, elle se targue d’avoir pour membres de la faculté des piliers de l’industrie :

« La Californie a lancé cette industrie aux États-Unis, et certains des premiers patients et gérants de dispensaries, mais aussi certaines des premières personnes à avoir été poursuivies en justice et certains de leurs avocats donnent cours ici ».

« La faculté compte près de 200 membres dont la moitié possède des diplômes traditionnels et connaissent cette industrie sur le bout des doigts. L’autre moitié n’a pas ces mêmes diplômes : il y a 20, 30 ou 40 ans, ils étaient hors-la-loi et ont une expérience phénoménale. Cette expérience vaut tous les diplômes du monde ».

Le cannabis étant illégal sur le plan fédéral, l’université est entièrement financée par les frais de scolarité qui varient entre 545 et 845$ pour les programmes courts (2 à 4 jours) et 1045 et 1595$ par semestre de 14 semaines. La faculté n’a toutefois pas trop de soucis à se faire puisqu’à peu près tous les cours sont complets bien avant le début de chaque nouveau semestre ou séminaire.

Parmi les étudiants, 60% vivent en dehors de la Californie et 15% dans un autre pays.

Bien que ces proportions n’aient pas énormément changé depuis qu’il est arrivé à Oaksterdam en 2009, Dr. Sappal a en revanche observé un changement dans la démographie de ses étudiants :

« Avant, il y avait beaucoup d’entrepreneurs, de patients et d’universitaires. Aujourd’hui, il y a beaucoup plus de médecins, d’avocats et – c’est important – beaucoup plus de représentants du gouvernement et des forces de l’ordre, surtout depuis un an ou deux. Leur avis personnel importe peu, mais comme c’est leur boulot de réguler l’usage du cannabis, ils se doivent d’être informés sur le sujet ».

Lui-même ancien médecin, il constate que ses confrères sont nombreux à se lancer dans l’industrie du cannabis, bien souvent pour ouvrir des dispensaries où ils retrouvent le contact avec les patients. Beaucoup d’entre eux tournent le dos à la médecine en raison d’un système de santé qui laisse exsangues patients comme médecins – les uns parce qu’ils ne peuvent pas toujours se faire rembourser leurs soins, les autres parce qu’ils gagnent à peine assez pour rembourser leur prêt d’études.

Un débat mondial

De part son travail, Dr. Sappal est invité à des colloques, conférences et rencontres entre professionnels venus du monde entier. Face à la demande, l’université s’exporte peu à peu en proposant des séminaires dans d’autres États et envisage de s’implanter à l’étranger.

« L’intérêt est croissant, mais il reste beaucoup de mythes et d’idées reçues concernant le cannabis qui a été diabolisé ici comme dans d’autres pays. La religion joue également un rôle : en bon ceci ou cela, ce n’est pas une substance à laquelle je vais avoir recours ; c’est une drogue, et je ne suis pas un drogué. Aux États-Unis, c’est en train de changer, car de plus en plus de médecin, avocats et autres professionnels « respectables » se tournent vers cette industrie ».

« En revanche, une chose qui manque cruellement sur le plan mondial, c’est l’éducation : les gens craignent ce qu’ils ne comprennent pas. Or, beaucoup de gens ne se doutent pas qu’il existe différentes méthodes de consommation ou que les cannabinoïdes non-psychoactifs n’ont pas d’effet euphorisant et peuvent, par exemple, traiter les plus jeunes. Avec le travail que nous faisons, nous avons l’espoir de mettre les gens plus à l’aise avec le sujet ».

« Nous avons un musée au rez de chaussée parce que les musées ne font pas peur aux gens : vous pouvez entrer, y apprendre des choses sur le cannabis et le chanvre, et ensuite poser des question dans un environnement bienveillant. C’est un tout petit pas, et il reste beaucoup de chemin à parcourir ».

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Quant à l’éventuelle élection de Donald Trump, elle ne lui fait pas peur :

« Donald Trump n’a aucun contrôle sur les différents États en ce sens qu’il ne peut contrôler les électeurs et les initiatives locales : les citoyens continueront de voter pour les lois qui leurs semblent justes. Ce qu’il peut faire, en revanche, c’est renforcer les réglementations fédérales ou nommer certaines personnes, comme le Gouverneur Chris Christie qui a toujours été très défavorable au cannabis et qui, s’il est nommé procureur général, fera probablement tout ce qui est en son pouvoir pour combattre notre industrie alors que, comme beaucoup d’Américains, il est peu renseigné sur la question ».

Il ajoute, qu’il « ne pense pas que Trump avait réellement l’intention d’être Président : c’est un businessman très doué pour divertir les foules, et personne ne s’attendait à ce qu’il aille aussi loin. Mais on ne sait jamais : l’industrie du cannabis a eu beaucoup plus de fil à retordre sous la présidence de Barack Obama que sous celle de George W. Bush, peut-être parce que Barack Obama s’est senti obligé de le faire ».

Il fait référence à un raid du service fédéral des impôts et de la DEA (Drug Enforcement Administration) en avril 2012. Ni la ville, ni la police d’Oakland n’étaient informées de cette descente au cours de laquelle l’université s’est vue saisir ses plants de cannabis, mais aussi ses dossiers scolaires, ordinateurs et relevés bancaires, poussant son fondateur, Richard Lee, à jeter l’éponge.

En accord avec la législation locale, l’université a toutefois pu reprendre ses activités.

Dr. Sappal insiste sur les bons termes que la faculté entretient avec les pouvoirs publics locaux :

« En raison de la juridiction californienne et du soutien des forces de l’ordre locales, je ne suis pas trop inquiet. Nous sommes des éducateurs et continuerons d’enseigner quoi qu’il arrive. Le seul problème qui puisse se poser concerne les plantes que font pousser nos étudiants, et encore… Il faut garder à l’esprit que le cannabis n’est pas une problématique locale, mais mondiale », avant de terminer notre entretien en rappelant que « sans désobéissance civile, nous n’irions nulle part ».

*mise à jour : l’usage dit « récréatif » ou « adulte » du cannabis a été légalisé deux jours seulement après la publication de cet article.

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