Deux marches à travers la Wallonie, d’Est en Ouest, pour « faire pays dans un pays ». C’est à une excursion hors des sentiers battus de la pratique militante que nous invitent les Acteurs des Temps présents. Suivez le guide…
20 mai 2017, 10 heures du matin. Ils sont partis. De Liège, d’abord, puis de Tournai, une demi-heure plus tard, parce que ceux qui devaient partir de là ont commencé par se perdre en voiture, trente kilomètres pour rien, c’est malin !
A Liège, le rendez-vous était fixé sur l’esplanade Saint-Léonard, devant le mur des Libertés, au pied de l’escalier qui monte vers le sentier des Coteaux pour mener jusqu’à la Citadelle et de là, à Vottem, où le groupe des marcheurs fera halte devant le Centre fermé − fermé depuis 19 ans aux droits humains les plus élémentaires, aux gestes de l’hospitalité. Ils sont une vingtaine, Saïd, du Journal des Sans-papiers, France, du CRACPE, Collectif de Résistance aux Centres fermés pour Étrangers, Nico-le-Métallo, Pietro et Rosario, Caroline et Célestin, d’autres encore, pour la plupart Acteurs et Actrices des Temps Présents.
A Tournai, ils sont quatre, Mathieu, Claire, Anne et Martine, que d’autres rejoindront par la suite pour entamer une marche qui, passant par Hensies, Boussu, Quévy-le-Petit, Treignes ou encore Hastière, les fera traverser à pas d’homme et de femme quelques-unes des communes qui concentrent le plus haut taux de pauvreté de Wallonie.
Ce n’est pas une première, pour les Acteurs. Au printemps 2014 déjà, ils avaient entrepris, en marchant, de dresser le cadastre d’un certain nombre de « scandales et merveilles » que l’on pouvait découvrir en Wallonie : prédations en tous genres dont le néolibéralisme est coutumier, initiatives qui montrent au quotidien que d’autres vies sont possibles, et plus belles, plus solidaires, plus épanouissantes.
Cette fois, ils mettent en avant deux thématiques différentes. A l’Est, ce sont les Communs qui sont au centre des réflexions, autour de quelques cas concrets de privatisation du bien public. A l’Ouest, on se prépare à réparer, on repère, dans l’espace public, des lieux où se marquent la précarisation et l’appauvrissement que subit la région.
Marche des Communs et Marche des (p)Réparations ont pour ambition de « faire pays dans un pays ».
« La manière la plus simple de se faire une idée de ce que peut bien vouloir dire faire pays dans un pays, c’est encore d’imaginer le geste de poser une carte sur une carte. Lorsque l’on pose une carte par-dessus une autre carte, si le papier n’est pas trop épais et la lumière pas trop mauvaise, on peut encore apercevoir par transparence ce qui existe déjà. Mais on peut aussi se laisser aller à imaginer ce qui pourrait exister. Faire pays dans un pays, c’est une manière de se représenter ce qui pourrait être. C’est une façon de revendiquer le rêve politique.
Faire pays dans un pays, c’est mettre en place des dispositifs et des initiatives qui permettent de se rassembler, de coopérer et de prospérer en combattant les logiques de domination et de prédation, en s’attaquant aux inégalités et à ce qui les produit. C’est accepter de rendre communs des biens, des territoires, du temps. C’est imaginer créer des institutions autonomes, des régies de quartiers, des monnaies de remplacement ou des caisses de solidarité. C’est surtout mettre sur pied des manières de faire qui n’imitent pas les pratiques et ne répètent pas les intentions d’un système à la fois moribond et mortifère.»
Ces marches sont aussi, à l’évidence, des dispositifs de mise en relation, puisqu’il s’agit non seulement de relier des lieux autour d’une même problématique, mais aussi, en partant à la rencontre de collectifs locaux, de tisser des liens interpersonnels, de former une communauté inédite.
Enfin, elles sont pour les marcheurs, ceux qui les croisent, ceux qui les accueillent une autre manière de voir et de raconter le pays qui se dessine sous leur yeux : à travers des rendez-vous quotidiens sur les réseaux sociaux qui sont autant de récits d’étapes et de journaux de bord, par des discussions et des débats, par des poèmes aussi, si ça se trouve.
Politisons les Droits humains !
Quels points communs trouve-t-on entre des marcheurs qui font halte à Vottem et une association, Causes communes, fondée 25 ans plus tôt ? Quelques acteurs/trices qui continuent à répondre « présent » à travers le temps, et une même vision politique des droits humains.
L’anthropologue Véronique Nahoum-Grappe a enseigné à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris. Elle milite au sein de la Ligue des Droits de l’Homme et préside l’association Causes Communes.
Certains se le rappellent, cette association a été fondée il y a 25 ans, pendant les guerres qui ravageaient l’ex-Yougoslavie. C’est le fruit d’une initiative citoyenne lancée par Paul Herman et quelques autres pour inviter les communes à se mobiliser dans une opération de solidarité avec les villes sinistrées par la guerre. Une solidarité qui prit d’abord la forme d’une aide humanitaire mais qui vit rapidement se succéder d’autres actions, traitant plus en profondeur les problèmes du pays : opérations de reconstruction, de scolarisation, d’accueil des réfugiés, de soutien aux médias démocratiques. Dans la foulée étaient lancées les «ambassades de la démocratie locale ». Il s’agissait par ce biais d’assurer une présence permanente dans des villes d’ex-Yougoslavie, de communes européennes soucieuses de préserver ou de faire redémarrer les processus démocratiques locaux.
Véronique Nahoum-Grappe était à Liège au départ de la Marche des Communs. Elle a également participé le samedi midi à un échange de pratiques réunissant, à la cafétéria collective Kali, le CRACPE, le Journal des Sans Papiers, la FGTB Métallos. Une occasion de faire le point et de partager les expériences sur les actions menées, à Liège, Bruxelles ou Paris, pour soutenir les personnes sans papier.
Nous l’avons rencontrée au lendemain de la première étape pour qu’elle nous explique les raisons de sa présence et le sens qu’elle attribue à la halte devant le centre fermé de Vottem. Il faut politiser la question des Droits de l’homme, ou plutôt des Droits humains, comme elle tient à le préciser. Elle revient aussi sur la notion de « ville refuge ».
« Il y a toujours eu une problématique de comment on accueille les personnes qui arrivent d’autres pays, sans papiers, sans boulot, et avec des souvenirs terribles, qui arrivent pour une raison économique ou physique ou politique, bien évidemment – et tout ça est toujours lié –, ils sont obligés de partir de chez eux, ils arrivent chez nous : comment on fait ? Depuis cinq ans, cette question a pris des proportions terribles, à la fois dans la réalité, mais aussi dans les consciences collectives où il y a cette espèce de peur que déclenchent en Europe ces flux de personnes, dus aux guerres, aux catastrophes, aux tyrannies, comme en Érythrée, aux vies impossibles… (…) Le fait d’aller parler à des personnes qui sont enfermées alors que ce ne sont pas des criminels, et dont la vie est déjà terrible, c’est pour moi quelque chose qui est très important et qui me bouleverse. »
Elle émet aussi des réserves quant au terme « sans papiers » :
« Je trouve qu’au bout d’un moment, quelle que soit la dénomination, ça devient un stéréotype un peu infâme, il y a une dose d’obscénité (…). Il y a un moment où les mots deviennent comme des éponges dégueulasses, des vieilles serpillères dégueulasses qu’on plaque sur le visage de quelqu’un, et c’est une étiquette, et on sent bien qu’il ne faut pas le faire, mais on n’a pas d’autres mots, alors on ne va pas dire êtres humains dont le hasard a fait qu’au cours de leur vie qui a pris un cours tragique n’ont pas de papiers pour arriver dans le pays. On ne peut pas dire ça. Il y a un formidable auteur qui s’appelle Alexis Nouss qui dit exilés. Je trouve ça beau, exilés. »
Pour aller plus loin :