Marcher à travers les logiques de marché. Partir à la découverte du néo-libéralisme sauvage dans un décor champêtre. S’arrêter pour échanger avec les autochtones. Voir, entendre, ressentir. Entre transmission(s) et transition(s), notre envoyé spécial s’attendait initialement à faire une belle promenade : il faisait beau, la nature était jolie. Il a arpenté «la plus petite ville du monde» pour aller à la rencontre des habitants de « Durbuy Land ». Avec des militants issus de milieux différents, il a observé pour s’imprégner, écouté pour mieux comprendre et marché pour résister. A l’écart du bruit des manifestations, la promenade en espace rural serait-elle l’avenir du militantisme ?
Bon c’est vrai, au départ, je pensais juste aller faire une très belle balade au soleil. Une balade avec des tracts, des drapeaux, des casquettes et des militants connus de vue…
Mais je m’étais trompé. J’ai vécu une expérience beaucoup plus riche qu’attendue… Le fait de marcher sur un territoire, de le vivre, et puis de rencontrer des paysages et certains de ses habitants, avec leurs problèmes et leurs enjeux, tout ça fait qu’on n’est plus extérieur. Même si on n’est pas du coin. Le local et le global ne font plus qu’un. Et j’ai donc fait non seulement une très belle balade à la campagne, entre Villers-Sainte-Gertrude et Durbuy, mais aussi dans ma tête, entre transmission(s) et transition(s)…
Au départ, il y a quelques babas, néo-ruraux, et puis des associatifs de la ville en immersion à la campagne, sur une belle place. Il fait beau, il est neuf heures du matin. Les amis de Radio Panik sont là, un porte-parole des sans-papiers bruxellois, et quelques gens du cru… Un groupe de marcheur assez disparate, mais très vite, un sentiment de communauté est là, dans l’air ; sûrement juste le fait de marcher côte à côte. Au total, plus d’une trentaine de personnes vont se rencontrer, qu’elles soient impliquées dans leur terroir ou dans d’autres combats plus transversaux. Des gens de toutes générations, origines sociales, et aux parcours militants différents.
Au fil des kilomètres, des habitants viennent à notre rencontre. Les premiers nous parlent de l’expansion de la carrière à Aisne. Puis d’autres nous approchent pour discuter de la privatisation des berges et des infrastructures touristiques à Barvaux. D’autres encore s’émeuvent des problèmes rencontrés par les résidents permanents du camping «Les Macrales», qui vivent juste à côté du parc d’aventures «Adventure Valley Durbuy». Et tous ou presque de la « Disneylandisation » de Durbuy telle qu’elle est envisagée et mise en place par l’investisseur ostendais Marc Coucke…
À chaque fois sont mis en avant des enjeux économiques, écologiques et sociaux d’aujourd’hui, inextricablement mêlés.
Finalement, qu’est-ce qui me restera en tête de ce cheminement collectif ?
Il y a cet immense cratère dessiné par la carrière à Aisne. Une carrière qui veut s’étendre encore, se dédoubler et tout ravager sur son passage, au mépris d’un des plus beaux coins de nature de Wallonie, et ce jusqu’à la limite d’un site préhistorique pas encore bien fouillé (il y a là un menhir en poudingue qui fait partie du site de Wéris)… Et tout ça pourquoi ? Pour créer une dizaine d’emplois et fabriquer du concassage pour faire du béton !
Il y a l’histoire de ces gens qui viennent de finir de payer le terrain sur lequel il ont mis leur caravane il y a 20 ans, et même s’ils bénéficiaient d’une tolérance de la part des autorités communales, ils n’avaient pas de permis de bâtir en bonne et due forme… Alors, on les enjoint à quitter les lieux, en les relogeant dans de «beaux» logements sociaux et passifs… Pour «seulement» 500 euros par mois ! On est passé devant le champ où ces logements sociaux verts vont être construits. Encore un bout de nature qui va disparaître !
Et puis, il y a bien sûr Marc Coucke qui, morceau par morceau, petit à petit, d’hôtels en parc d’aventures, de kayaks en infrastructures d’accueil, de forêts en terrains privés, est en train de s’accaparer une grosse partie du vivier économique à Durbuy et dans ses environs. C’est l’homme d’affaire qui lui-même a parlé de «Disneyland vert» ! En tout cas, il a décidé de faire passer la région d’un tourisme familial à un tourisme de masse, ça semble clair. Même s’il aime sincèrement la région, à sa façon. Et même s’il a des velléités de développement durable. Comme me l’a dit un habitant : «Ici, la logique marchande n’a plus de limites. C’est l’air, les paysages et les points de vue qu’on privatise ! Et si Marc Coucke se plante, il laissera quoi ? Des chancres aux chinois ?».
Enfin, le soir, il y a eu un débat. Un bon débat. Beaucoup d’habitants pensent quand même que Marc Coucke est pour le moment le seul à offrir un avenir aux enfants du coin, en terme d’emplois. Mais de quoi parle-t-on ? Tout au plus de 200 emplois de saisonniers remonteurs de kayaks parlant trois langues dans un multiplexe touristique… C’est vraiment ça qu’on veut pour nos enfants ? Il faut un schéma de structure. Des critiques à la locale Ecolo… Qu’est-ce qu’on gagne à remplacer les vieux campings par du glamping ? Marc Coucke, c’est du turbo-capitalisme. Il investit au cas où, et puis on verra. C’est un prédateur, et en face il y a l’Internationale des gens qui sont expulsés de l’histoire… Au final, on aura juste des pauvres qui vont être au service des riches ! Mais au fond, c’est quoi le tourisme ? Est-ce qu’on donne des latitudes aux investisseurs en matière d’environnement et de modèle de développement juste pour quelques emplois précaires ?
Au final, le débat se cristallise autour de ces questions : faut-il céder au chantage à l’emploi et au re-développement à tout prix, ou pas ? C’est bien la croissance, le productivisme et le libéralisme tendance green washing qu’on interroge.
Et c’est la question qui a traversé toute cette étape de la Marche des Communs : comment re-créer collectivement du bien commun et inventer des modèles de transition qui profitent au plus grand nombre ?
Peut-être modestement, comme ici, en construisant des réseaux, des ponts entre les luttes, sociales et environnementales, urbaines et rurales, hyper-locales ou globales. Et dépasser le Nimby (Not in my backyard, Pas dans mon jardin*) et les luttes défensives, pour définir ensemble de nouvelles routes alternatives aux autoroutes déjà toutes tracées par les logiques marchandes.
En tout cas, personnellement, c’est la première fois que j’ai vécu et partagé avec autant d’acuité les défis liés à la transition écologique ici et maintenant, non pas sur le net ou dans des manifs, mais à travers des paysages et des incarnations.
Impressions Photographiques.
Du Pays de Aisne à DurbuyLand…
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*Le syndrome Nimby désigne l’attitude des personnes qui veulent tirer profit des avantages d’une technologie moderne, mais qui refusent de subir dans leur environnement les nuisances liées aux infrastructures nécessaires à son installation. Le terme Nimby renvoie donc vers les oppositions de riverains à l’implantation d’infrastructures nouvelles, perçues comme potentiellement nuisibles (ndlr).
Intervention des Acteurs des Temps Présents à Durbuy Land.
Vous trouverez ici bien d’autres traces vidéo, des photos, de l’audio, des textes sur le fil du temps des deux marches :
A noter, ce vendredi 16 juin 2017, à 18h à Kali (rue Saint-Thomas à Liège, derrière l’église St-Barthélemy), une rencontre autour du thème: «Durbuy, nouveau Disneyland de la nature ?»
Pour aller plus loin :