Gavée des séries américaines et européennes, je suis partie à la recherche de productions au-delà des frontières du monde occidental. L’Afrique, ce continent souvent ignoré culturellement, regorge pourtant de créations inédites et de qualité. Quelques mots clé sur Google me permettent de découvrir, dans le catalogue quasi infini de YouTube, une série qui sort manifestement du lot : An African City.
« Il y a 7 milliards de personnes sur Terre. De temps en temps, une de ces personnes retrouve le chemin de la maison. » Les premières images de l’épisode 1 montrent Nana Yaa (incarnée par MaameYaa Boafo) qui retourne vivre à Accra, dans son pays d’origine, le Ghana. Elle fait partie de cette nouvelle génération de « returnee » (« repat » en français) : des Africain.e.s qui, après avoir grandi ailleurs (parce qu’ils-elles y sont né.e.s ou parce qu’ils-elles sont parti.e.s étudier à l’étranger), retournent vivre chez eux-elles. Elle y retrouve quatre amies : Sade (Nana Mensah), Ngozi (Esosa E), Makena (Marie Humbert) et Zainab (Maame Adjei). Toutes ont entre 25 et 30 ans, sont des femmes indépendantes et célibataires. La série, créée par Nicole Amarteifio, se concentre sur leurs relations amicales et amoureuses, tout en abordant des thématiques beaucoup plus sérieuses comme les questions d’identité, de sexualité et d’empowerment.
THE RETURN – Episode 1 An African City
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« Une grande part de l’histoire que je raconte s’appuie sur ma propre expérience et des choses que j’ai moi-même vécues ou que de nombreuses femmes qui reviennent au pays ont vécues. Dans le premier épisode, par exemple, quand Nana Yaa arrive à l’aéroport et se dirige vers le bureau d’immigration, l’officier ne la croit pas : « Vous êtes ghanéenne ? Vous n’en avez pas l’air et vous n’avez pas l’accent. » Cela m’arrive à chaque fois. Cette scène résume ma vie et mon parcours de recherche d’identité. Y’a-t-il une certaine façon de paraître ou de parler pour être ghanéenne ? »
Nicole Amarteifio interroge tout au long de la série les images stéréotypées de « la femme africaine » : que ce soit la femme dans la misère, à sauver ; ou bien celle dont le but ultime est de trouver un mari pour subvenir à ses besoins et devenir mère. Entre tout ça, se trouvent ces personnages, incarnés par ces cinq amies qui ont suivi des études supérieures, qui ont chacune une carrière et des ambitions personnelles différentes. Dans chaque épisode, elles se retrouvent pour discuter autour d’un verre ou d’un repas pour échanger sur leurs expériences, déconstruisant peu à peu les clichés.
De la même façon, j’ai réuni actrices et productrice pour évoquer avec elles les sujets abordés dans cette série, offrant une nouvelle vision du Ghana et des femmes dans ce pays en plein développement.
L’Europe et les USA qui rencontrent l’Afrique de l’Ouest
Nicole (née au Ghana, ses parents quittent pour cause d’instabilités politiques, a grandi aux Etats-Unis, est retournée vivre au Ghana) : L’identité est l’un des thèmes principaux explorés dans An African City. Du fait d’être née au Ghana et élevée aux États-Unis, la recherche de « qui je suis ? » a toujours été conflictuelle pour moi. C’est cette expérience que j’utilise dans l’écriture des personnages.
Esosa (parents nigérians, a grandi à New York, vit aux États-Unis) : Ces temps-ci ce n’est pas génial d’affirmer « je suis américaine » ! (rires). Il y a une tension aussi avec nos origines africaines. Ce qui est le plus dur, quand on est africain-e ayant grandi en-dehors du continent et d’y revenir, c’est le jugement des autres sur le fait que oui ou non vous êtes bien africain-e. Peu importe ce que ça veut dire.
MaameYaa (parents ghanéens, née au Pakistan, a grandi au Soudan, en Suisse et au Kenya, a étudié à New York) : Je retournais au Ghana tous les ans pour les vacances d’été, pendant deux mois. Je connais ma langue, je la parle couramment, contrairement à mon personnage. Quand je suis tombée sur ce casting, en 2010, il y avait cette nouvelle atmosphère, ce nouveau sentiment au Ghana, beaucoup de personnes sont retournées à ce moment-là. C’était génial. En tant qu’Africaine étudiante internationale, tu viens aux USA, en Angleterre ou en Australie pour étudier mais tu veux prendre ce que t’as appris pour devenir quelqu’un, pour aider à construire quelque chose dans ton propre pays. Beaucoup d’étudiants internationaux peuvent ainsi s’identifier à la série.
Nana (parents ghanéens retournés vivre à Accra quand leurs enfants sont devenus adultes, est née et a grandi à New York) : J’y ai beaucoup pensé parce que je ne me suis jamais sentie complètement américaine, même si je suis née ici. À la maison, mes parents parlent une autre langue, on mange différemment, donc quand j’allais à l’école, beaucoup d’enfants blancs m’assimilaient aux enfants noirs, mais les enfants noirs, je n’arrivais pas à m’identifier à leur culture. Je ne comprenais pas les blagues qu’ils faisaient. Je ne faisais pas vraiment partie de quelque chose mais je cherchais à savoir à quoi j’appartenais. Je ne suis pas assez ghanéenne, je n’ai pas le bon accent. Je suis de nulle part. Les personnes auxquelles je m’identifie sont dans la même situation que moi, leur apparence ne correspond pas forcément à ce qu’elles sont, à l’endroit où sont nés leurs parents, etc. C’est complètement mon expérience. Peu importe d’où tu viens, tu ne sais pas vraiment où tu es chez toi. On a ce lien, cette connexion.
Esosa : Quand on grandit aux USA, on peut grandir dans la culture africaine, avec en plus la culture afro-américaine. Du coup j’étais nigériane sans y avoir vécu, mais en même temps je comprenais l’expérience d’être afro-américaine.
Marie (père suisse, ma ghanéenne, une vie d’expat, a déménagé au Ghana il y a à peu près quatre ans) : Je suis une « returnee » comme on dit ici. D’origine africaine mais qui n’a jamais vécu en Afrique et qui décide du jour au lendemain d’y habiter et d’y travailler. Pour une « returnee » cette question est essentielle. Je suis ghanéenne mais pour les gens du Ghana je suis « obroni », qui veut dire « blanche ». ça m’énerve parfois. Parce que j’ai la peau claire « light skinned », comme ils disent et que je ne parle pas la langue locale – j’ai vécu dans 9 pays, on parlait français et anglais à la maison, et c’est un dialecte donc ma mère ne nous l’a pas enseigné, je l’apprends maintenant.
Nicole l’a mis dans la série, dans l’épisode 1 quand elle arrive à l’aéroport, le flic se moque d’elle pour son accent. Ça m’arrive tout le temps. Quand je donne mon passeport ghanéen on me dit : « Tu es trop blanche. » Pourtant je m’identifie comme moitié africaine, ghanéenne. À ça s’ajoute ce que le colonialisme a laissé derrière lui : des couches et des couches d’insécurité, de doute, c’est très intense.
Nicole : L’esclavage, le colonialisme, tous ces moments de notre histoire ont un impact sur notre sentiment d’appartenance, notre sentiment d’être africain-e. De nombreux problèmes sous-jacents, qui ont causé ces périodes de l’histoire ou qui en ont été le résultat, perdurent encore aujourd’hui.
Moi : Dans la saison deux, un personnage illustre parfaitement ces ambiguïtés, celui de Stephan, le petit-ami de Makena. Afro-américain, il cherche à en savoir plus sur sa famille, en tant que descendant d’esclaves aux Etats-Unis. Il dit : « Quand je suis aux USA, je suis afro-américain. Quand je suis en Afrique, je suis seulement américain. »
Marie : Je suis comme Makena, je sais d’où je viens. Entièrement. Mais ça ne doit pas être facile pour les Afro-américains qui savent qu’ils sont américains mais qu’ils ont leurs racines ici. Et quand ils viennent ici, ils ne se sentent pas connectés, parce qu’ils sont américains. Ils ont grandi dans une culture complètement différente.
Nana : Je me souviens, quand j’habitais à Paris, je parlais français avec un accent américain. En me voyant, les gens supposaient que j’étais africaine, mais en m’entendant parler, je devenais « l’Américaine ». D’un seul coup, je n’étais plus que « l’Américaine ».
MaameYaa : Aux USA, il y a le mouvement des « returnees » mais aussi des Afro-américains qui veulent retourner dans leur pays d’origine (motherland), parce qu’ils essayent de trouver des choses sur leur histoire. Ça force cette question d’identité. Quand j’étais jeune c’était « oh je vais grandir aux USA », et maintenant que j’y suis, tout le monde veut retourner à la maison. Ça a vraiment changé de perspective.
Nana : Les histoires d’immigrés sont différentes de celles des Afro-américains. Chaque histoire compte et chacune doit être mise en avant, discutée, transmise. C’est génial que des personnes comme Nicole racontent ces histoires africaines qui montrent différentes situations : être africain aux USA, en Europe, être de retour au pays, etc. Je me souviens aux USA, quand je disais que mes parents venaient d’Afrique, on me demandait s’ils vivaient dans des cabanes ou s’ils avaient des singes domestiques… Le plus d’histoires on racontera, le mieux ce sera. Certains n’ont pas fuit la famine ou les guerres, ils ont juste bougé pour des raisons économiques ou pour le travail.
MaameYaa : Parfois, quand je vais au Ghana, que je parle ma langue, les gens ne pensent pas que je viens de là ! Apparemment j’ai un accent américain. J’étais assez fière de pouvoir parler avec l’équipe dans ma langue, pour être une Ghanéenne au Ghana. Parfois c’est épuisant d’être Ghanéenne dans un autre pays parce que je dois expliquer toute mon histoire… C’était juste rafraîchissant d’être une Ghanéenne, vivant au Ghana, faisant une série ghanéenne avec mon peuple ghanéen. Nicole a mis toutes ces choses dans le show avec plusieurs perspectives.
Nana : Est-ce que cette conversation a lieu au Ghana sur ce que ça signifie de rentrer à la maison ? C’est plus une discussion qu’on a en dehors du pays, dans la diaspora.
Une esthétique ghanéenne
Moi : La série s’affirme elle-même dans ces questionnements en étant ghanéenne : tournage sur place, dans de vrais lieux, à Accra.
Esosa : J’ai toujours voulu participer à un show qui place la mode au centre (je travaillais dans la mode). Je suis allée à l’audition mais pas pour un rôle en particulier. Ce n’est qu’après que Nicole m’a donné le rôle d’Ngozi.
Nana : J’espère en tant qu’auteure et actrice pouvoir avancer de plus en plus vers ce genre de projets. Le monde est de plus en plus interconnecté, même si des gens sont réticents. C’est donc important de le montrer dans notre art.
MaameYaa : Beaucoup d’acteurs masculins, la plupart sont des locaux, du Nigeria. C’était une volonté pour Nicole d’embaucher des acteurs locaux, des designers locaux, de la musique ghanéenne, etc. On ne voit pas assez ça et la raison pour laquelle les gens ont été attirés. Se voir à l’écran c’est révolutionnaire. On voit de la diversité à la télévision mais d’avoir un show qui est spécifiquement ghanéen, de l’Afrique de l’Ouest, qu’on a créé nous-mêmes, c’est vraiment spécial.
Marie : l’esthétique, qui est une grande part de la série, est africaine : la musique, les vêtements, etc. Je suis vraiment fière de ça. On ne porte pas du Gucci ou du Prada, ça n’aurait pas de sens ou ce serait trop facile.
Girl power et intersectionnalité
Moi : Pour qui ne connaît rien au Ghana, et au continent africain, An African City est perçue comme une « révolution féministe » en mettant en avant des femmes indépendantes, libérées sexuellement et financièrement. Cela semble complètement anachronique.
Nicole : Les stéréotypes ont la vie dure : le président français qui se permet de parler des femmes africaines aux multiples enfants, parle d’une société non développée. Il a l’air d’avoir sa propre idée de qui sont les « femmes africaines ». Mais il n’y a rien de nouveau dans la femme africaine décrite dans An African City. Elle a toujours existé. À chaque siècle, chaque décennie, elle était là.
Marie : On a fait beaucoup d’interviews. Beaucoup se focalisent sur cinq femmes bien habillées qui sont jeunes et boivent du champagne. Ils se concentrent sur l’aspect esthétique de la série mais il y a tellement plus. Bien sûr qu’on doit faire quelque chose qui soit attirant, que ce soit drôle. On nous dit souvent : « Ne pensez-vous pas que ce n’est pas une bonne représentation de l’Afrique ? ». Les personnages participent toutes au développement du pays dans la série. On parle de politique, de systèmes d’égout, des problèmes d’électricité, de services qu’on devrait avoir. Ça ne se résume pas à des femmes qui s’habillent et dînent ensemble pour parler de leurs relations. C »était vraiment nécessaire pour un show comme An African City de montrer ces femmes. Tout d’un coup, on a eu des réactions de femmes venues du monde entier dire : « ça y est, enfin, c’est mon histoire », je n’ai plus à dire aux gens, « oui je suis africaine, oui j’ai mon propre business ». Mais il reste beaucoup de chemin à faire. Dans tous les aspects de la société, les hommes sont encore dominants.
Nicole : Les féministes occidentales ont tendance à être blanches et j’aimerais que les féministes blanches écoutent plus. Parfois elles sonnent comme des « hommes de pouvoir blancs » au lieu d’écouter et de prendre en compte l’intersectionnalité. Trop de fois, on le voit dans l’industrie de la télévision, des femmes noires sont racisées avec des arguments tels que « on veut se concentrer sur l’aspect féministe du show ». Sauf qu’en tant que noire, je ne peux pas retirer la couleur de ma peau. Je ne peux pas être résumée à mon genre. Ce sera genre + couleur de peau, partout où je vais. Beaucoup des actrices qui jouent dans An African City ont été formées en Occident mais elles ne reçoivent jamais des appels pour des castings pour des femmes comme elles : femme éduquée, belle, noire. Si le mot « noir » apparaît dans la description, c’est pour un rôle de prostituée, servante numéro 3, vendeuse numéro 2. Quand on parle des femmes noires dans le monde des séries télé, il y a encore de nombreuses barrières à renverser. Les féministes blanches doivent être présentes, doivent nous soutenir et ne pas nous questionner de façon négative.
Maame Yaa : Je trouve ça intéressant de jouer mon personnage, c’est la première fois que je joue une Ghanéenne. Je ne vois pas ce genre de rôles ailleurs, ils n’existent pas. C’était vraiment spécial pour moi de ne pas jouer une Afro-américaine, mais être une actrice ghanéenne, jouant un rôle de Ghanéenne. Aussi rafraîchissant de ne pas jouer une Africaine qui est dans la misère et la pauvreté.
Nicole : Dans ma culture, si on regarde des générations en arrière, les femmes étaient des matriarches puissantes. J’ai l’impression que c’est surtout l’arrivée des Européens, amenant leur culture puritaine, qui ont changé les choses, qui ont amené leur système de pensée patriarcal.
Marie : Comme c’est montré dans la série, les femmes font leur « coming out », ça les pousse à prendre la parole, se montrer, prendre confiance.
Nicole : Le féminisme a toujours été présent en Afrique, c’est dans nos racines. Les femmes africaines ont régné sur des royaumes. La polyandrie était aussi présente dans certaines sociétés – les femmes avaient plusieurs partenaires sexuels. C’était nous, à un certain moment de l’histoire, avant l’esclavage et le colonialisme. En fait, je pense que les féminismes de l’Ouest devraient regarder de notre côté pour trouver certaines réponses.
An African City est la première série que Nicole Amarteifio a créée, produite, écrite, réalisée… Pour toutes ces premières fois, le succès a suivi. Diffusée sur YouTube (saison 1 gratuite), puis sur une plateforme payante pour la saison deux (20 euros), le show a rassemblé un large public qui se compte en centaines de milliers de personnes. Beaucoup de femmes aussi, issues de la diaspora, ont enfin trouvé un show qui raconte des bouts de leur histoire. Pour les autres, on s’y retrouve autour des thèmes universaux comme le travail, le désir ou non de fonder une famille, la façon dont on se perçoit dans le monde et comment le monde nous perçoit, les galères des relations amoureuses et/ou sexuelles, la religion, notre rôle dans la société… An African City occupe une place pionnière dans le monde des séries télévisées africaines en prenant le point de vue des « returnees », mais décrit des choses qui, elles, ne sont pas nouvelles.
« J’ai décidé d’utiliser internet parce que c’est le futur de la télévision, le futur tout court. J’avais le contrôle total sur l’aspect créatif et sur la distribution. Certains ont douté de YouTube, disant qu’internet avait un taux de pénétration faible sur le continent. Mais pour un continent d’un milliard d’habitants, ce faible taux signifie 100 millions de personnes potentielles à atteindre. Internet m’a aussi donné la possibilité d’avoir un public global que je n’aurais pas eu avec une chaîne de télé ghanéenne. » (Nicole)
La saison trois de la série est prévue pour l'été 2018 et sera très certainement diffusée sur une chaîne américaine.