Un café, c’est tout un monde

Ixelles. La fermeture annoncée d’un vieux bistrot d’habitués pour le remplacer par un « concept » branché a provoqué une vague de protestations.

9 janvier 2018

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Ixelles. La fermeture annoncée d’un vieux bistrot d’habitués pour le remplacer par un « concept » branché a provoqué une vague de protestations. Les habitants du quartier s’opposent à ce processus de gentrification. Mais la multinationale AB InBev, à qui appartient le commerce, est restée intraitable. Petite histoire d’une lutte urbaine, où comme souvent, le local rejoint le global.

Le café Le Coq aurait dû fermer définitivement ce jeudi 28 décembre à quatre heures et demi mais en début de soirée, il y avait encore du monde. Difficile de mettre à la porte des clients venus témoigner de leur soutien et profiter encore quelques heures de ce lieu où ils avaient vécu, entre habitués, tant de moments chauds. Pourtant, il n’y avait presque plus rien à boire. Les tonneaux étaient vides, il ne restait que quelques bouteilles de Leffe ou de Gueuze Bellevue et des limonades. Pas de quoi faire la fête.
Alors, certains avaient amené leurs propres bouteilles. Pour Paul c’était un peu la routine : il avait toujours avec lui ses canettes de bière sans alcool, au cas où. Marcel avait amené une bouteille de vin rouge que le serveur avait bien voulu lui déboucher, en lui apportant deux verres. Il conseillait à Philippe de sortir la bouteille de blanc qu’il venait d’acheter dans un magasin de proximité à l’enseigne d’une grande chaîne, mais Philippe préférait attendre encore un peu, que Michelle revienne du boulot.
– Mais la voilà, Michelle ! C’est à cette heure-ci que tu arrives ?
– Je ne pouvais pas faire plus tôt, la boutique ferme à six heures et demi. On a eu des gens chiants aujourd’hui. Pff !
– T’inquiète. Y a du vin blanc qui t’attend. Mais peut-être tu n’aimes pas ça, le vin blanc.
Et tout le monde d’apprécier la taquinerie, parce qu’on le sait qu’elle aime le blanc, et pas qu’un peu. Où ira-t-on s’amuser, quand le café aura fermé ?

Les tonneaux, c’est normalement la brasserie AB InBew qui les livre. C’est elle qui fournit à peu près tout, d’ailleurs, parce que l’établissement lui appartient. Mais les maîtres de la brasserie ont décidé de virer les tenanciers actuels. Ils estiment que le lieu a un potentiel commercial tel, vu la gentrification accélérée du quartier où il se situe, qu’il mérite un autre gestionnaire et une clientèle mieux à même de contribuer à transformer ce potentiel en monnaie effective, sonnante et trébuchante. Il faut dire que Le Coq, jusqu’à ce jour de fermeture, c’était un vieux bistrot qui rassemblait essentiellement des gens du coin, y compris les usagers d’une institution psychiatrique voisine, pas spécialement branchés sur les boissons à la mode, pas forcément fichus d’aider les proprios d’AB InBev à remplir leur portefeuille rapidement. Un portefeuille qui est déjà bien rempli, comme on peut le lire sur le site de l’entreprise :  ce brasseur «leader au niveau mondial» est «présent dans 50 pays avec un portefeuille de plus de 400 marques de bière», notamment, pour la Belgique, Stella Artois, Jupiler, Leffe, Hoegaarden et Belle-Vue. Mais en matière de leadership, qui n’avance pas, recule, c’est bien connu. Et pour avancer, il faut toujours plus d’argent.

Parmi les principaux propriétaires de cette multinationale figure la famille de Spoelberch. D’après le magazine Trends , «sur base du cours de bourse de 107 euros par action d’AB InBev, la fortune de la famille de Spoelberch, du moins de la partie de la famille qui vit dans le domaine de Wespelaar près de Haacht, s’élève à 14 milliards d’euros.» La famille aime la discrétion. Plusieurs de ses membres vivent à l’abri des regards dans ce domaine de Wespelaar, qui fait 90 hectares (l’équivalent d’un carré de 950 mètres de côté). Et ils n’ont donc pas trop aimé que la presse parle d’eux à l’occasion des Luxleaks ou des Panama Papers. Comme l’expliquait La Dernière Heure  en avril 2016 : «c’est maintenant au tour de membres de la famille de Spoelberch d’être associés à ce dossier d’évasion fiscale. Il s’agit de Rodolphe de Spoelberch (58 ans), Patrice (37 ans) et Alexis Bailo de Spoelberch (34 ans) (…) Le service de presse d’AB InBev, contacté par Knack, a indiqué que les actionnaires familiaux du groupe ne souhaitaient pas réagir aux questions des médias.»

Quand la brasserie a annoncé aux exploitants du Coq (trois couples qui vivent depuis sept ans de leur travail au café) qu’elle ne renouvellerait pas son bail, une résistance s’est organisée. Les sympathisants du lieu ont lancé une pétition, alerté la presse et les autorités communales, imprimé des tracts, ouvert une page Facebook (à l’adresse Touche pas à mon coq ). Une action a été lancée pour détourner le slogan bien connu «Les hommes savent pourquoi.»

Le café devait fermer en juin dernier. Une action en justice a permis d’obtenir un sursis jusqu’à la fin décembre, et les jours ont commencé à raccourcir. Les autorités communales n’ont en définitive rien fait d’autre qu’écrire à la brasserie, qui est restée sur ses positions : « Nous sommes convaincus qu’un nouveau concept attrayant nous permettra d’apporter une contribution supérieure à ce quartier » répond systématiquement l’attaché de presse de l’entreprise. Des responsables politiques auraient-ils pu s’attaquer au droit des propriétaires à disposer de leurs biens comme ils entendent sans se soucier des usagers actuels ? Impensable!

Dès lors, il a fallu faire son deuil: c’en était fini du Coq. Pendant que les derniers clients s’attardaient, quelques personnes ont commencé à transformer le café en salon funéraire. De lourdes tentures noires ont été suspendues au plafond et l’on a disposé sur une table, bien visible de l’extérieur, le cercueil du Coq. C’est une sculpture en plâtre peint, qui a été réalisée par un habitué du café. Un coq aux cuisses dodues repose sur le couvercle du cercueil, la tête appuyée sur un coussin, les ailes déployées et garnies de plumes – véritables, les plumes, mais peintes en imitation bois. La dépouille est entourée des portraits de tous les proches qui veillent sur elle. Les funérailles ont été conçues comme une fête populaire, avec fanfare et tout le bastringue pour accompagner le cercueil dans sa balade à travers le quartier. Une manière de faire un dernier pied de nez à ceux qui s’autorisent à décider seuls de ce qui est bon pour l’avenir du quartier.

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CC-BY-NC-ND Nicolas Jacqmin

Les gens d’AB InBev apprécieront-il cet esprit de dérision ? Sans aucun doute. Car, outre l’état de leur fortune et l’ampleur de leurs revenus, les maîtres de l’orge ont une autre caractéristique méconnue : leur immense sens de l’humour. Cet humour sans bornes qui leur fait écrire sur leur site : « De par son engagement à être la Meilleure Entreprise Brassicole qui Unit les Gens pour un Monde Meilleur, AB InBev est leader du secteur brassicole en matière d’entreprenariat socialement responsable. » Avec des majuscules qui soulignent avec emphase et majesté à quel point ils adorent se moquer du monde, quand ce n’est pas le leur.

Post scriptum

Trois semaines après les funérailles du Coq, je rencontre d’anciens habitués du café.

Michelle évoque d’emblée l’émotion qu’elle éprouve chaque soir, quand elle passe sur la place, en voyant le lieu plongé dans le noir – comme un espace mort. Au départ, pourtant, ce café ne représentait pas grand-chose pour elle, ni pour son compagnon Philippe. Ils aimaient y rencontrer des amis, jouir de la terrasse en été. L’attachement pour le lieu est venu au fil du temps, à cause de l’ambiance cordiale qui y régnait, des valeurs humaines qui s’incarnaient dans l’accueil fait à tous les publics, y compris certaines franges marginalisés. A cause, également, des activités culturelles qu’ils ont vécues pendant les mois de résistance au projet de fermeture.

Paul venait lui aussi en voisin profiter de la terrasse en été. Il s’est engagé dans ce combat pour le Coq parce qu’il a été choqué par l’annonce de la décision d’AB InBev l’été dernier : « On s’est tous dit, on ne va pas laisser faire ça, tout simplement, parce que la situation ne nous semblait pas très honnête. (…) On a tout de suite senti que sur la place, c’était la perte du dernier endroit populaire qui était en cause. »

Le café est désormais fermé. Est-ce que pour autant le combat se conclut par un échec ? Dans l’analyse qu’il fait de cette action, Paul répond par une question : « On a eu un soutien dans la presse comme on n’en avait jamais connu, on est passé sur toutes les télés, régionales, privées, publiques, on a eu des pages entières de journaux, une interpellation à la commune et plein de réunions avec les autorités communales. Une pétition a rassemblé des milliers de signatures. Des choses comme ça, normalement, devraient conduire à une issue heureuse. Ici pas. Cela pose la question de savoir comment doivent se transformer aussi les moyens d’action dans ce type de situation. »

Pour Michelle, ce combat aura cependant au moins une conséquence positive : un renforcement des liens dans le quartier. « Des gens qui se connaissaient à peine ont commencé à se parler ; on a eu des rapports plus chaleureux. » La solidarité née de l’action commune a contribué à consolider un sentiment de communauté, autour d’un même enjeu. C’est toujours ça de gagné, même si ça ne suffit pas.

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