En ce début d’année sont (res)sorties, à quelques jours d’intervalles, deux vidéos au message (vaguement) similaire. Et pourtant, à en croire les réactions sur la toile, elles n’auraient pas pu être plus éloignées l’une de l’autre. Janvier 2019 : Gillette-1, PETA-0 ?
Le 13 janvier 2019, la société Gillette dévoilait son nouveau spot publicitaire. Plutôt qu’un format classique cherchant à vendre un rasoir douze-lames dont, avouons-le, le monde se passe allègrement, le géant des produits d’hygiène détourne son propre slogan vieux de trente ans, The Best a Man Can Get (littéralement « le meilleur pour les hommes », traduit en français par La perfection au masculin), pour secouer des stéréotypes que l’entreprise a pourtant elle-même contribué à consolider au cours de ses 117 années d’existence.
We Believe: The Best Men Can Be | Gillette (Short Film)
Bullying. Harassment. Is this the best a man can get? It’s only by challenging ourselves to do more, that we can get closer to our best. To say the right thing, to act the right way. We are taking action at https://gillette.com/en-us/about/the-best-men-can-be. Join us.
Entre temps, #MeToo est passé par là, et même pour Gillette, trop is te veel : en plus du spot « We Believe: The Best Men Can Be » (et de sa version courte) réalisé par l’Australienne Kim Gehrig – dont une précédente réalisation publicitaire, « Viva la Vulva » et ses croquignolettes vulves chantantes, avait déjà fait parler d’elle –, la compagnie promet sur le site internet accompagnant sa nouvelle campagne que dorénavant, elle s’engage à défier activement les stéréotypes à travers l’ensemble de ses actions – des annonces qu’elle diffuse aux images publiées sur ses réseaux sociaux via les mots qui les accompagnent, et bien plus encore. Ce spot ne serait donc que l’amorce de changements à venir…
Haters gonna hate (les rageux rageront)
Prenez-moi pour une grande naïve, mais en tant que femme sensible au poutrage de stéréotypes et à l’abandon des étiquettes, cette campagne me parle d’autant plus qu’elle me semble de bonne foi, car une motivation commerciale n’est, à mon sens, pas forcément incompatible avec des intentions nobles. Si des multinationales sont prêtes à apporter leur soutien – et leurs moyens financiers – pour transformer la narration à grand renfort de spots publicitaires, ce n’est certainement pas moi qui vais m’en plaindre, et il est grand temps que le débat dépasse le personnel (quand bien même il fut public) pour écrire les grandes lignes d’un avenir commun. Après tout, les cultures populaires contribuent depuis toujours à faire évoluer les mentalités, et le nouveau plan marketing de Gillette ne fait peut-être que traduire une tendance développée par ses consommateurs (et consommatrices !) : comme n’importe quelle grande marque qui accompagne un mouvement autant qu’elle peut le prescrire, Gillette en profite pour établir une sorte de portrait-robot de la clientèle que l’entreprise souhaite toucher. En refusant l’excuse « Boys will be boys » (« les garçons sont comme ça ») et en incitant les hommes à réagir face aux violences ordinaires – parce que « les garçons qui les regardent aujourd’hui sont les hommes de demain » –, elle ne développe certes pas un message révolutionnaire, mais il a suffit pour faire bondir les ayatollahs de la masculinité.
Et ils ne se sont pas privés pour le faire savoir : du client mécontent qui a jeté son rasoir dans les toilettes en guise de protestation (avant d’aller le repêcher pour ne pas abîmer ses tuyaux) au journaliste conservateur Piers Morgan que ce spot, qu’il trouve « pathétique », a tellement mis en rogne qu’il s’est fendu de plusieurs tweets, de nombreuses allusions à la campagne dans l’émission Good Morning Britain (équivalent britannique de Télématin) qu’il co-anime, ainsi que d’un article de 1500 mots pour The Daily Mail, le tabloïd anglais – a.k.a. presse de caniveau – par excellence, plusieurs voix se sont élevées pour rétablir l’image de l’homme, du vrai !
Cette vague de mécontentement fait écho à la campagne de Gillette, bien sûr, qui elle-même fait écho aux recommandations de l’Association américaine de psychologie (APA) publiées en août 2018 sous le titre APA Guidelines for Psychological Practice with Boys and Men (Lignes directrices pour la pratique psychologique auprès des garçons et des hommes). Cette brochure s’appuie sur plus de 40 ans de recherche montrant que la masculinité dite « traditionnelle » est psychologiquement préjudiciable, par exemple en poussant les garçons à réprimer leurs émotions. Et puisque les sciences – fussent-elles sociales – et l’affect ne font pas nécessairement bon ménage, des gens farouchement attachés aux rôles traditionnels s’en sont pris avec virulence (et une certaine aigreur) à cette « guerre contre la masculinité ». Face à de grands changements, on peut toujours compter sur une grande résistance, et comme le disait Georges Courteline, passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet.
Qui c’est qu’a la plus grosse ?
En dépit des mécontent(e)s et de celles et ceux qui voient en cette campagne une tentative à peine dissimulée de woke washing (soit diffuser un message de justice sociale à des fins commerciales), le spot « We Believe: The Best Men Can Be » a globalement été salué et largement relayé et débattu dans la presse et sur les réseaux sociaux. Et ne pensez pas que je ne vois pas d’ici le sourire narquois de l’anti-capitaliste convaincu ou de la militante féministe déterminée : un nombre conséquent de mouvements et de particuliers œuvre évidemment depuis longtemps à des métamorphoses sociétales nécessaires, mais ne pensez-vous pas que, plutôt que d’accueillir cette campagne avec cynisme, il serait plus utile et pertinent de surfer sur la vague pour ouvrir le débat avec des personnes qui, jusqu’à présent, ne se souciaient guère de ces questions (réflexion faite, oui, je suis sans doute une grande naïve) ?
Pour ce faire, évitez si possible de prendre exemple sur l’association PETA (Pour une Éthique dans le Traitement des Animaux) qui, trois jours après la publication du spot Gillette, a tenté une cascade pour le moins périlleuse en ressortant un spot de 2012 dans lequel l’ONG tentait elle aussi de défier la masculinité « traditionnelle ». Le résultat est particulièrement embarrassant :
PETA on Twitter
Traditional » masculinity is DEAD. The secret to male sexual stamina is veggies. ? https://t.co/51DUsqzyO3
Cette vidéo est d’autant plus gênante que le message l’accompagnant affirme dans une même phrase que la masculinité « traditionnelle » est morte et que le secret de la performance sexuelle masculine est de manger des légumes. Or, qu’y a-t-il de plus traditionnel, comme vision de la masculinité, que de résumer les hommes à leurs parties génitales – fussent-elles en forme de carotte – et de jouer à celui qui a la plus grosse ? Et cette mise en scène, on en parle ? Avec ses belles tronches de pervers qui se succèdent sur les paroles « Give it ! I want it, I take it, I’ve got it ! (Donne-le ! Je le veux, je le prends, je l’ai !) » minaudées à l’envi sur un rythme technoïde, PETA a voulu verser dans le second degré sans jamais y parvenir. En l’occurrence, l’ONG tentait ici, sans grand succès, de mettre en images le fait que la consommation accrue de viande augmente les risques de crise cardiaque, de cancer ou d’impuissance. Mais la question demeure : pourquoi Diable vouloir recourir à de telles représentations pour promouvoir le lifestyle végan ?
Et mon cul, c’est du poulet ?
Ce n’est pourtant pas la première fois que l’organisation a recours au penis shaming pour promouvoir le véganisme : en 2016, elle affirmait de façon parfaitement mensongère que la taille du pénis est inversement proportionnelle à la consommation de poulet (!). Déjà à l’époque, PETA s’était caché derrière un soi-disant second degré pour justifier le droit de dire n’importe quoi, en rappelant néanmoins que leur « mission est de transmettre le message des droits des animaux à un maximum de gens – cela inclut ceux qui veulent que le pénis de leur enfant soit gros » (je ne l’invente pas : c’est ce que Mimi Bekhechi, alors directrice de PETA, déclara au journal Metro suite à cette campagne). Accessoirement, le fait que l’étude sur les phtalates citée par l’ONG ne mentionne pas spécifiquement le poulet ni même la viande en général est sans doute un détail…
On pourrait évidemment arguer que toute publicité est bonne à prendre, même la mauvaise, mais en voulant surfer sur le buzz de Gillette, PETA s’est tiré une balle dans le pied, car cela n’a plu ni aux hommes, ni aux femmes, ni même aux végans.