Michel Antaki (Beyrouth 10.02.1946 – Liège 14.06.2019)
Il faudra encore
inventer les moyens
de ne pas être entendu
El Noyau
poète extra net
À ce moment là, il se tenait généralement debout ou il marchait, faisant mine de retourner vers son bureau où de se diriger vers la porte de sortie, se roulant sans doute une clope. Ce n’était qu’une diversion, car soudain, il opérait un demi-tour pour faire face à celles et ceux qui étaient resté.e.s assis.e.s autour de la table (s’il y en avait une, ce qui n’était pas toujours le cas) et, alors qu’un sourire de satisfaction malicieux lui barrait le visage, il prononçait cette sentence : « Bonne réunion, hein ? C’était une bonne réunion ! ».
Il est fort probable que cette réunion n’aie eu aucun ordre du jour. Il est même très possible qu’elle n’aie même pas été prévue et que certain.e.s se soient retrouvé.e.s à y participer par hasard, parce qu’en passant au bureau, il et elles avaient contribué à provoquer une discussion. Il est d’ailleurs carrément certain que cette réunion aie donné lieu à une série de digressions plus improbables les unes que les autres et qu’aucun PV ne soit parvenu à décrire avec succès l’amplitude des zigzags générés par les échanges de propos – ce qui n’enlève rien à l’immense talent de la personne qui avait réussi à prendre des notes…
Bref, cette réunion dont on vous parle ressemble au pire cauchemar de l’ingénieur en action sociale ou de la formatrice en animation de groupe. Et pourtant, aujourd’hui encore, on a aucun doute sur le fait qu’en affirmant qu’il s’agissait d’une bonne réunion, Antaki avait parfaitement évalué la situation.
Ah oui, parce que le gars qui se tient debout en faisant une évaluation de la situation, c’est évidemment le Grand Jardinier du Paradoxe et du Mensonge Universel. Aujourd’hui, quelques jours après lui avoir « rendu un dernier hommage », selon la formule consacrée, on repense encore à ces moments-là et on ressent fortement l’envie d’expliquer pourquoi, tant qu’il y aura des réunions à D’une Certaine Gaieté, on ne cessera jamais de rendre hommage à Antaki. Et, si celui-ci avait une œuvre [ref] Rappelons ici qu’El Noyau n’hésitait pas à balancer un péremptoire « artiste toi-même » dans ses célèbres Ejaculations Précoces et qu’Antaki ne concevait pas son travail comme celui d’un artiste. [/ref], il nous semble qu’elle pourrait se caractériser comme celle d’un génial producteur d’une immense série de réunions parfois aussi bordéliques que foisonnantes.
À l’heure où il est de bon ton de se plaindre de la démultiplication et de l’improductivité des réunions, considérées comme le grand maux du travail collectif, il faut se rappeler de l’influence qu’aura eu sur plusieurs réseaux et générations ce fameux « Bonne réunion !? ». Il faut se remémorer qu’Antaki pouvait le lancer après plus de deux heures de discussion durant lesquelles il avait maintenu la tension élevée à coup de « C4 est un journal d’opinions avec -S » ou encore du classique « On n’affirme pas, on frappe aux portes, on pose des questions » (en « toquant » nerveusement sur la table ou sur une étagère, pour joindre le geste à la parole) ; durant lesquelles il avait interrompu plusieurs débuts de discussions dont il pressentait sans doute qu’elles n’allaient pas nous permettre de trouver une idée dont il pourrait affirmer qu’elle était « gééniââle ! » [ref] « Gééniââle ! » sera alors répété au moins 3 fois en baisant le volume [/ref] (et qu’on allait « être le premier à faire ça »), ce qu’il faisait en utilisant sont imparable « Mais là, vous êtes en train de faire le débat avant qu’il aie lieu ». Il nous faut nous rappeler qu’Antaki trouvait toujours le moyen efficace de s’adapter à la situation pour parvenir à organiser, animer et puis reconnaître des « bonnes réunions » – c’est à dire de réunir plein de gens pour les faire penser ensemble (et ce pendant des dizaines d’années). De ce point de vue, on peut dire que c’est très logiquement que le Cirque Divers d’abord, puis D’une Certaine Gaieté, aient été reconnus comme organismes d’Éducation Permanente…
Si Antaki carburait autant à la « bonne réunion », c’est peut-être parce qu’il s’ingéniait à la confondre avec un brainstorming – et qu’il s’agissait sans nul doute pour lui du meilleur climat pour faire surgir une idée « géééniâââle ». Il ne faudrait évidement pas comprendre que le Sultan de Bouillon maîtrisait la situation, bien au contraire : il s’agissait au contraire de provoquer ce qu’il faut de chaos pour faire en sorte qu’émerge ce qu’on cherche sans le connaître préalablement. Le brainstorming était le climat préféré d’Antaki, celui dans lequel on pouvait mesurer l’importance des impulsions qu’il parvenait à donner à une action collective. Faire penser en groupe et tout le reste, « c’est des détails » (comme il le disait souvent quand un.e malheureux.se chargé.e de prod’ émettait une réserve sur les possibilités de réalisation du projet).
Antaki savait honorer le pouvoir du brainstorming dont la puissance émane du collectif. Il l’honorait parce que c’est de là que viennent les « bonnes réunions ». Et que ce sont elles qui produisent les idées « géééniâââles ». Le voilà, l’héritage qui a été légué à D’une Certaine Gaieté. Il est simple à comprendre, facile à résumer, mais il est très exigeant lorsqu’on envisage de faire quelque chose avec. Parce qu’il ne saurait être question d’appliquer ni une méthode ni un ensemble de techniques d’animation. Il s’agit d’adopter un état d’esprit et de savoir évaluer une discussion de l’intérieur. C’est donc bien une question de valeurs, et ce sont celles qu’Anataki a transmis à D’une Certaine Gaieté.