Cette histoire n’a pas commencé avec un homme qui se trouvait ce jour-là aux abords de la place Saint-Lambert, isolé entre plusieurs manifestations, et qui n’avait rien trouvé de mieux pour vivre que de revêtir l’uniforme de la police et d’attacher à sa taille l’arme que ses maîtres lui avait tendue. Elle n’a pas commencé non plus avec ce même homme battu sommairement, simplement parce qu’il portait cet uniforme, par une bande de très jeunes hommes en colère. A ce moment-là aux abords de la place, il y a les camions des forains et des brasseurs, ainsi que les dizaines de cortèges du monde de la culture qui convergent pour commémorer l’anniversaire du premier confinement suite à la crise sanitaire liée au Covid 19, et contester les mesures prises depuis un an en demandant leur rééquilibrage. Il y a aussi des centaines de manifestants anti-racistes majoritairement des jeunes Noir.es.
Cette histoire n’a pas non plus commencé lorsque qu’une semaine plutôt, toujours place Saint-Lambert, une dame qui descendait d’un bus pour se rendre à son travail d’aide-soignante a eu la mauvaise idée de porter secours à une personne qui avait perdu connaissance et qui pour ce faire s’est retrouvée prise dans l’engrenage humiliant des injonctions à obtempérer de la police et a fini plaquée au sol, face contre terre, menottée les mains dans le dos et emmenée manu militari au commissariat. Cette dame a continué à engranger les malchances. Elle s’est vue poursuivie pour outrages et rébellion à agent et traitée de « furie » par les services de Police et dans la presse qui relayait sans sourciller. Le terme furie n’est pas employé au hasard, il qualifie aujourd’hui une femme très méchante et très emportée ainsi que le comportement impétueux d’un animal sauvage. Comment pouvait-on mieux structurer le racisme et le sexisme dans notre société qu’en qualifiant cette femme d’origine congolaise ainsi ? La police liégeoise fait très bien le travail qui lui est demandé. Avez-vous entendu le bourgmestre de Liège ou le ministre de l’intérieur s’indigner de cela ? Non, ils préféreront toujours le déni.
Mais l’arrestation de la dame a été filmée et a commencé à circuler sur les réseaux sociaux ce qui a profondément scandalisé bon nombre de liégeois·es et révolté les membres de sa communauté qui savent très bien que cette humiliation et cette violence n’a malheureusement commencé ni place Saint-Lambert, ni ce jour-là. Pour l’aider à se relever mais aussi pour conjurer le sort qui sera aussi réservé à leurs enfants, la famille et ses proches ont eu l’idée d’organiser une manifestation pour réclamer justice et vérité devant le Palais qui en porte le nom et qui donne justement sur la place. Un palais ça ne bouge pas d’un iota sauf en cas de tremblement de terre. Et ce jour-là, place Saint-Lambert, une secousse résultant de la libération brusque d’énergie accumulée par les contraintes exercées sur les corps a fracassé l’ordre établi. Tout a bougé et bien plus profondément que l’on ne croit.
Lorsque les escadrons des forces de Police et l’autopompe sont intervenus pour venger leur collègue qui venait de se faire agresser. ( Je ne sais pas si on peut vraiment dire d’un type qui porte une arme qu’il se fait agresser en toute innocence. Mais bon, je reconnais que mon imaginaire a tellement été construit dans ce sens, que je n’arrive pas vraiment à m’en défaire), ils se sont retrouvés coincés entre plusieurs manifestations et face à une foule de jeunes survoltée, pas du tout disposée à s’en laisser conter. Ce fut la débandade des forces de police et la première grande déroute des politiques autoritaires du confinement mises en place par les autorités belge depuis un an – politiques consistant en l’intensification du contrôle colonial et hygiéniste d’une partie de la population et à l’extension de ce type de contrôle à d’autres parties de la population. Pendant un temps difficile à déterminer, tant celui-ci a semblé flotter, disons plus d’une heure, le temps que les forces de l’ordre se réorganisent et soient renforcées, le centre de Liège a été repris aux autorités de la S.A Belgique.
La foule bigarrée, des milliers de personnes, essentiellement des jeunes, s’est mise à persévérer dans son existence propre. Celles rassemblées autour d’un Sound System, rue Léopold, au nord de la place, continuaient à danser parce qu’elles en avaient vraiment besoin. Tandis qu’à l’opposé les jeunes congolais·es, rejoint·es par des jeunes précaires du coin se sont mis·es à tenir avec dignité la nouvelle démarcation qui tient les forces de l’humiliation et de la soumission à distance. Quelques personnes se sont excitées au passage sur les vitrines de certaines enseignes internationales afin de récupérer quelques fétiches fabriqués à partir du pillage des ressources de la terre et de la force d’une main d’œuvre quasi esclave. Au centre, après des discours de plus en plus lyriques les gens de la culture liégeoise ont fini par s’applaudir, sans doute orgueilleux du spectacle qu’ils avaient contribué à construire.
Au moment du séisme, une libération soudaine de contraintes s’est produite, faisant remonter des profondeurs de la terre des milliers de possibles enfouis, et qui là maintenant pour un certain temps resteront en suspension dans l’air de la ville et permettront peut-être de former un nouvel alliage. On ne sait pas où et quand les histoires commencent. On peut juste saisir l’occasion de les faire advenir.
Pour marquer ainsi l’esprit rebelle qui règne sur cette place, on pourrait revenir sur les anciennes déflagrations comme celle de l’assassinat de Saint-Lambert au 8ème siècle et de la fondation de la ville qui allait suivre cet événement pour souligner l’éternel retour de la tragédie, ou alors du jour où l’endroit est devenu une place parce que les liégeois·es ont brûlé la cathédrale qui se trouvait là lors de la révolution de 1794. On pourrait aussi raconter comment Léopold 2, roi de la S.A CongoBelge, en a fait un ensemble plus haussmannien en modifiant fortement les alentours, pour expliquer les aléas de la vie moderne par l’urbanisme. Ou plus récemment, comment les architectes urbanistes de la S.A BelgiqueAutomobiles y ont projeté un point de départ autoroutier, y ont construit un trou sur toute sa longueur, qui au final restera comme ça à vif durant presque trente ans. Des années 70 aux années 90, c’est-à-dire le temps qu’il aura fallu pour ensevelir définitivement les foules ouvrières liégeoises bien trop turbulentes et remplacer « le petit commerce local » par les grandes enseignes internationales.
Mais ici, il s’agit de tout autre chose. Il faut produire une histoire qui nous libère en même temps du racisme et des mesures sanitaires dont nous ne sommes qu’une variable d’ajustement. L’une ne viendra pas sans l’autre. Cultiver l’impuissance dans laquelle nous enferme notre manque de réaction face au racisme ne peut nous être utile que si nous voulons continuer à espérer un retour au Business as usual après un an de pandémie, feindre de ne pas voir comment la police aime trop palper les jeunes corps après les avoir placés au mur, jambes écartées, mains attachées dans le dos pour leur apprendre la soumission, approuver le récit médiatique qui nous présente les monstres et les virus comme quelque chose d’exogène pour mieux nous préparer à la S.A. BelgiqueBigPharma, « solutions logistiques et sécurisées ».
On peut par contre profiter des événements de ce samedi 13 mars 2021 pour rompre la continuité coloniale et fragmenter le récit national-médiatique belgicain, faire des liens inattendus, se décentrer en relisant l’histoire de l’exploitation des mines et de la main d’œuvre liégeoise du point de vue congolais. Voir dans celui-ci une expertise pour comprendre pourquoi aujourd’hui, ils ont décidé de confiner indéfiniment nos cultures tout en continuant à faire tourner leurs entreprises et leur commerce, à bétonner la terre et saturer l’espace aérien. Il nous faut produire ensemble cet alliage qui nous permettra de nous immuniser contre leur violence.