Un de mes camarades me demande si je souhaite l’accompagner séance tenante à une cérémonie. Je comprends qu’elle est liée à une nouvelle victime des attaques de l’armée turque et répond par l’affirmative. Craindre le début d’une guerre a quelque chose de décidément bien paradoxal lorsque l’ennemi assassine de manière quotidienne.Il était 7h30, mercredi passé. Nous terminions notre petit-déjeuner de bonne heure, rapide, mais néanmoins copieux, par un moment de nettoyage, rangement et arrosage. Les ressources hydriques le permettaient, il ne fallait pas louper l’aubaine. La petite maison en béton dans laquelle nous résidons compte deux pièces de vie de 20m2, une petite cuisine et une petite salle de bain. Simple, basique comme dirait l’autre. Dernièrement, l’eau est devenue plus rare que l’électricité. Avec un peu de chance, nous en avons pendant une heure ou deux à l’aube puis xilas (terminé).
*
Depuis deux semaines, j’allie l’utile à l’agréable : assistant au lever du soleil en offrant à la végétation, qui égaie notre petit jardin, de quoi tenir le coup pour une journée de plus de fournaise. Un de mes camarades me demande si je souhaite l’accompagner séance tenante à une cérémonie. Je comprends qu’elle est liée à une nouvelle victime des attaques de l’armée turque et répond par l’affirmative. Craindre le début d’une guerre a quelque chose de décidément bien paradoxal lorsque l’ennemi assassine de manière quotidienne. Bien que ce ne soit pas comme dans les films et que les télés du monde n’en montrent rien, la guerre est bel et bien déjà là, chaque jour !
*
Nous nous rendons à l’hôpital de la ville. Une petite centaine de personnes y sont rassemblées. Je reconnais de nombreux visages. Parfois, il m’est difficile de savoir s’il s’agit de quelqu’un avec qui j’ai déjà parlé ou simplement une personne qui comme moi assiste aux enterrements devenus, dernièrement, monnaie courante. Cela me fait du coup hésiter sur le degré de confiance à prendre pour les saluer. Quoiqu’il en soit les échanges de regards ont, par moments, cette nuance et cette profondeur que même les mots auraient du mal à rendre : » Bonjour, nous nous recroisons, une fois de plus… heureux de te revoir… on aimerait que ce soit dans d’autres circonstances… mais, c’est important d’être là » semblent dire ces yeux que je sens désormais familiers.
*
Tout à coup, j’en croise une paire que je n’ai aucun mal à reconnaître. Djan, le fils du tenancier de la petite échoppe de quartier dont nous sommes de fidèles clients, est un visage qui fait désormais partie de mon quotidien. La conversation s’engage malgré mon kurde encore balbutiant. Il nous accompagne dans la haie d’honneur qui est faite au cercueil à sa sortie du bâtiment hospitalier. Dans le moment d’attente qui précédait, il m’explique que les bruits qu’on entend à l’intérieur sont ceux des pleurs de la famille. Il est à la fois respectueux du moment, mais extrêmement détendu et souriant. Je me demande à quel point son quotidien est bercé de ce genre de moments. À combien d’enterrements a-t-il assisté du haut de ses dix ans ? Quelle perception de la vie et de la mort a-t-il ? Fait-il de cauchemars comme j’en faisais à son âge, à la perspective d’une mort que je ne considérais que comme un néant angoissant, allant me réfugier dans le lit de mes parents qui tentaient tant bien que mal de me rassurer me disant qu’il n’y avait pas lieu de m’en inquiéter à mon âge ? De quoi a-t-il peur lui au moment de s’endormir ?
Je perds sa trace lorsque nous remontons dans les voitures pour prendre le départ. À mon grand étonnement, nous ne prenons pas la route du cimetière. » Nous allons jusqu’à la frontière irako-syrienne, nous allons remettre le corps à sa famille qui est du Başûr au Kurdistan irakien », m’explique-t-on. Une petite heure de route pour rejoindre le seul poste de frontière orientale qui permet, tant bien que mal, d’atténuer un peu l’étranglement de la révolution mis en place.
*
Erdogan a bâti, dès 2015, un mur qui s’étend désormais sur plus de 800km, annexant près d’une centaine de villages, détruisant des milliers d’oliviers et pistachiers, assassinant des agriculteurs travaillant leurs terres. Il s’agit du 3e plus long mur au monde et il ne compte pas s’arrêter là. Depuis 2021, un mur « anti-migrant » est construit à la frontière turco-iranienne pour empêcher l’arrivée d’Afghans fuyant les talibans. Il souhaite aussi en bâtir un à la frontière irakienne. Bagdad n’a rien trouvé de mieux que d’imiter Ankara. Depuis mars de cette année, l’Irak a démarré la construction d’un mur de 250km à sa frontière syrienne, soi-disant pour se protéger de Daesch. Israël a donné depuis longtemps le ton au Moyen-Orient, des murs se dressent partout !
Cela permet à celui qui le bâtit de donner un message clair sans pour autant s’abstenir de le franchir allégrement pour des exactions diverses ou des annexions pures et simples de territoires. Il faut croire que les régimes étatiques s’imitent en ce qu’ils ont de pire. Il faut dire que le peuple kurde, comme d’autres minorités de la région, a connu son lot d’atrocités au service de nationalismes génocidaires. Entre Ankara, Bagdad, Damas et Téhéran difficiles de savoir à qui attribuer la palme de l’horreur.
*
Nous sommes le 3 août 2022, une preuve de plus que l’histoire humaine repasse ses plats les plus amers : cette date est celle d’un autre génocide, plus récent, celui des yézidis par Daesch. En matière d’atrocités subies, ce peuple a une aussi tragique qu’une longue expérience. Ce massacre est le 74e que ces populations kurdophones ont subi au long de leur histoire (1) https://kurdistan-au-feminin.fr/2020/08/03/dafrin-a-shengal-les-yezidis-menaces-dextermination/ . Ils ont été commis par les Ottomans, qui en ont massacré 300 000 lors du génocide arménien de 1915-1916, mais aussi, notamment lors du XIXe, par des Kurdes convertis à l’Islam, ne leur pardonnant pas de rester attachées à une spiritualité particulière, qualifiée d’adoration du diable. Il y a 8 ans, l’État islamique démarrait une série de crimes contre les yézidis du Shengal. Quelque 5 000 assassinats, plus de 10 000 femmes et enfants kidnappés, près d’un demi-million de réfugiés. Le tout devant l’indifférence du gouvernement irakien et la trahison de celui de Barzani, les abandonnant aux mains des djihadistes. Seuls les YPG-YPJ leur sont venus en aide. Avant de partir vers la frontière, à l’entrée de l’hôpital de Derik, devant le cercueil d’un kurde irakien, des mères de martyrs évoquent, avec tout le poids de cette histoire, cette date anniversaire et la mémoire des victimes yézidies.
*
Arrivés au poste frontière de Semalka, avec un serpentin de dizaines de véhicules, nous dépassons ceux qui attendent au bord de la route pour essayer de se rendre de l’autre côté du Tigre. Le cercueil d’Hîwa Baran est porté par huit camarades sur une esplanade en bordure de fleuve qui sépare les deux pays. J’apprends qu’il est né le même jour que mon petit frère, un 20 février. Originaire de Soulimaniye, une des principales villes kurdes irakiennes proches de la frontière iranienne, il avait rejoint la résistance au Rojava au sein des Forces démocratiques syriennes (FDS) depuis quelques années. Il est mort à la suite d’un bombardement de l’armée turque début juillet à proximité de la ville occupée de Gire Spî. Il avait 20 ans. Voir son père accueillir la dépouille de son fils, s’effondrer en pleurs, bras grands ouverts vers le ciel puis se coucher pour embrasser longuement le cercueil m’a très profondément ému. Je tentais, tant bien que mal, de contrôler mon émotion me demandant depuis quand les parents n’avaient pas revu leur fils, ce qu’iels pensaient de son choix de vie, du sens de la lutte de leur peuple et de leur conception de l’avenir.
Des personnes ont pris la parole pour évoquer la mémoire du camarade, soulignant que la résistance n’a pas de frontières. Les discours ont été régulièrement ponctués de slogans par l’assistance. Le cercueil a été placé dans une ambulance. Nous nous sommes répartis pour une dernière haie d’honneur sur les premiers mètres du pont traversant le fleuve. Sous les cris de « Sehid Namirin » nous avons dit adieu au corps d’un jeune homme ayant décidé, à peine adulte, de risquer sa vie pour défendre des idéaux. Vivant dans la seule région kurde dont l’autonomie politique est reconnue, il aurait pu choisir d’y rester, d’y rechercher les faveurs d’un régime adepte des compromissions. Il a préféré rejoindre le pays voisin convaincu que seule une révolution basée sur de réels principes démocratiques, sur l’égalité de genre et l’écologie, peut constituer un authentique espoir, convaincu qu’il nous faut dépasser le paradigme des États-nations afin de bâtir un avenir harmonieux pour les différents peuples du Moyen-Orient. À peine adulte il avait fait siens les mots d’un autre révolutionnaire, assassiné il y a un peu plus de cent ans, mais dont des dizaines de milliers de personnes font encore vivre l’héritage dans un autre continent que le sien : Plutôt mourir debout que vivre à genoux (Emiliano Zapata).
*
Je repars avec un groupe de jeunes venus pour accompagner cet ultime hommage. Ils me disent ne pas connaître personnellement Heval Hîwa, mais tenaient à être présent.e.s : « Aujourd’hui c’est lui, demain cela pourrait être un d’entre nous ». Une d’entre elles repasse en revue les clichés pris lors de cette matinée. Je lui explique écrire des textes pour tenter de susciter dans notre petite Belgique davantage d’intérêt et de connaissance sur la réalité ici. Ayant perdu mon photographe compatriote (rentré au pays), je lui demande s’il serait possible d’illustrer mes lignes de ses photos. Son prénom signifie »nouvelle » en kurde… il est des gens qui prétendent que le hasard n’existe pas…


