L’exil d’un général

Le 11 septembre 1973, un coup d’Etat met fin à l’Etat de droit au Chili. Ainsi se termine l’histoire des 1000 jours du chemin vers le socialisme. Ainsi débute une dictature militaire dirigée par Augusto Pinochet qui du-rera 17 ans.

2 novembre 2009

Pour tenter de connaître les processus internes qui ont traversé le pays à partir du coup d’Etat militaire, il est nécessaire de comprendre les caractéristiques de la dictature et son impact dans la vie sociale, politique et culturelle chilienne. Luz Muñoz Rebolledo raconte.

En mars 1974, la dictature militaire publie sa déclaration de principe, dans laquelle il est déclaré : « {Les forces armées et de l’ordre ne fixent aucun terme à leur gestion du gouvernement, puisque la tâche de reconstruire moralement, institutionnellement et matériellement le pays requiert une action profonde et prolongée. En définitive, il est impératif de changer la mentalité des Chiliens} ». [[« Comité de Défense des Droits du Peuple, CODEPU: Etat, Personne et Pouvoir », p. 31. Santiago du Chili, novembre 1989.]]

L’action violente exercée par la dictature pour arriver à ses fins – exécutions, torture, disparitions forcées et expulsions du pays, auxquelles s’ajoute la marginalisation sociale, culturelle, juridique et politique subie par la majorité de la population – correspond à ce qui est reconnu internationalement comme du terrorisme d’Etat.

Parallèlement à la violence exercée par l’Etat dictatorial sur la population, le Chili connaît un autre processus : la mise en place du modèle néolibéral, comme l’explique très justement Naomi Klein dans son livre « La stratégie du choc » [[Naomi KLEIN. « La stratégie du choc. Montée d’un capitalisme du désastre. » Arles: Acte Sud, 2008; 590 pages.]]. L’instauration de la dictature est le moment propice pour un changement radical de l’économie.

Je suis une enfant de la dictature, j’y ai grandi, j’ai appris de l’intérieur ce qu’était la peur, la souffrance, mais aussi la lutte. Ce n’est qu’en 2007, quand je suis partie à Genève pour poursuivre mes études, que j’ai pu connaître réellement les histoires de ceux qui avaient dû partir.
C’est dans cette ville que j’ai rencontré pour la première fois ces enfants de l’exil, aujourd’hui adultes, qui avaient comme moi 3, 4, ou 5 ans quand leurs parents avaient dû fuir la mort¸ et qui pour certains, avaient vécu directement l’expulsion du pays.

A partir de ce moment, j’ai commencé à m’intéresser à ces histoires, individuelles et familiales, et que j’ai senti la nécessité de les collecter.
Selon ce que je perçois des Chiliens d’aujourd’hui, nous avons un sérieux problème avec notre mémoire, et en ce sens, le travail de la dictature et de ses complices a porté ses fruits. Ils ont effacé les preuves, ils ont opéré un lavage des cerveaux, et ils ont ouvert la porte au système néolibéral. Le résultat est une société qui se consume dans la consommation, qui n’arrive pas à parler du passé et qui pense qu’il vaut mieux tourner la page.

J’arrive à Liège le 9 août 2009. Je découvre cette ville pour la première fois. J’emporte avec moi une caméra vidéo, un trépied et un micro pour interviewer le général. Un ami belge m’attend et m’accueille chez lui.

Mon but est de rencontrer Sergio Poblete, le général Poblete. La rencontre se passe chez lui, comme prévu. Je suis un peu nerveuse, c’est la première fois que je rencontre quelqu’un qui a fait partie des Forces Armées du Chili. C’est un général, mais avec une différence essentielle : il était l’un des généraux loyaux, un des rares qui n’ont pas trahi le gouvernement constitutionnel du Président Salvador Allende.

Le premier contact a été aimable, nous nous sommes regardés en tentant de nous reconnaître à travers des traits qui pouvaient être communs. Il m’a appelée “compañera” (camarade), et ce geste, ce mot presque perdu, m’a libéré.

Sergio Poblete Garces, est né le 18 novembre 1918 à Santiago du Chili. Il réside à Genève avec sa famille de 1924 à 1939. Son père y représentait le Gouvernement chilien auprès des organismes internationaux. En 1939, il rentre au pays, où il suit des études universitaires à l’école de Droit de l’Université du Chili. En1942, il entre à l’Ecole des Officiers de l’Armée de l’ Air. En 1943, il devient boursier de l’Université de Yale, New Haven, aux Etats-Unis.
Pendant sa carrière militaire, il a occupé diverses fonctions. Il a notamment été directeur des Etudes à l’Ecole des Mécaniciens, directeur de l’Ecole des Officiers de la FACH (Force Aérienne du Chili), et responsable de la Mission Aérienne du Chili à Washington D.C. En 1969, il accède au grade de Général de la République. En 1970, il est nommé par le Président Salvador Allende président du « Conseil des Fabrications et Investigations Scientifiques et Technologiques des Forces Armées ».

En janvier 1973, en accord avec le Président de la République, il quitte ses fonctions à la FACH pour assumer d’autres responsabilités dans le secteur économique de l’Etat, et est nommé Secrétaire d’ Etat de l’Industrie Lourde de la “Corporacion de Fomento de la Producción” (Corporation de Développement de la Production).

Apres le coup d’Etat du 11 septembre 1973, il reçoit l’ordre militaire de se présenter au Ministère de la Défense, ordre auquel il n’obéit pas. Il passe sept jours dans la clandestinité, puis décide d’appeler le général Osvaldo Latorre et de se rendre, pensant protéger ses deux fils qui étaient officiers des Forces Armées. Il est arrêté le 18 septembre 1973 et emmené dans les bureaux du général Augusto Lutz, où il est interrogé une première fois. Il est ensuite transféré dans l’enceinte de l’Ecole de l’Aviation. Il y reçoit la visite du colonel Gerardo Lopez Angulo, ancien condisciple qui l’insulte et lui promet qu’il ne va pas s’en tirer… Il sera ensuite amené au régiment de l’Artillerie Antiaérienne, puis atterrit finalement à l’Académie de la Guerre Aérienne (AGA). Partout il subit les mêmes vexations, les mêmes tortures physiques et psychologiques que tant d’autres prisonniers politiques à travers tout le pays.

Il se souvient d’un moment qu’il raconte. Après une longue séance de torture où il subit ce qu’on appelait le grill électrique (des décharges électriques appliquées particulièrement sur les dents, les parties génitales et les endroits sensibles du corps), on le jette du haut d’un escalier et on le traîne dans une pièce où se trouve le général Gustavo Leigth. Celui-ci l’observe pendant un long moment en silence. Leight est un ancien compagnon d’armes, ils ont même été voisins. Là, il n’était plus qu’un membre de la Junte militaire qui avait dirigé le coup d’Etat. Il est ensuite transféré à la prison où il partage une cellule avec plusieurs autres détenus, dont le général Bachelet.

Il a eu la vie sauve grâce à l’intervention personnelle du Premier Ministre belge de l’époque, Théo Lefèvre, du Roi Baudouin et de la Reine Fabiola qui ont écrit à plusieurs reprises pour exiger sa libération. Le parti socialiste belge a également entrepris des démarches pour obtenir sa libération.
Il sera libéré et expulsé à la fin de l’année 1975. Le jour même de sa sortie de prison, il prend l’avion pour la Belgique, seul. Sa famille ne le rejoindra que quelques mois plus tard. Il est accueilli à Liège, où l’Université l’invite à donner quelques cours et décide de s’y établir.

En 1977, un décret « suprême », signé de la main de Pinochet, le prive de sa nationalité chilienne, conséquence de son incessant travail de dénonciation des crimes commis par le régime militaire chilien. Il devient alors un des nombreux activistes de la lutte pour les droits humains et le rétablissement de la démocratie au Chili.

Il travaille sur le passé, mais s’intéresse aussi au présent, mène une réflexion sur les programmes qui devraient être intégrés à la formation des militaires, comme le respect de l’autre, les droits humains, l’humilité…

Il a aujourd’hui 91 ans et une lucidité et une mémoire stupéfiantes. J’ai parcouru à ses côtés tout un pan de l’histoire du Chili.
Comme le général Poblete, il y a 36 ans, de nombreux Chiliens ont eu la vie sauve grâce à la solidarité des gouvernements démocratiques de plusieurs pays d’Amérique latine et d’Europe.

Aujourd’hui, la réalité européenne est différente. Rares sont ceux qui y obtiennent l’asile. La raison économique l’a emporté sur les raisons humanitaires.

Traduction de Laurence Vanpaeschen.

 

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