Accompagné par de doux rayons de soleil, nous débutons notre parcours dans une des communes les plus métissées de la capitale. Une des moins connues aussi, très peu à l’honneur dans les guides et les médias, voir pas du tout. A l’origine, Molenbeek est le nom flamand du cours d’eau qui traverse les lieux. Il deviendra aux environs de l’an 985 celui d’un village agricole baigné par le ruisseau. Encore aujourd’hui, cette commune arbore fièrement les souvenirs d’une grandeur passée (18e et 19e siècle). Durant la Révolution industrielle, le canal de Charleroi s’ouvre à la navigation, stimulant les activités manufacturières et commerciales de la commune.
Deux cents ans plus tard, la commune abrite près de 89 000 habitants et a des allures de petite cité méditerranéenne. Souvent dénigrée, à la réputation mauvaise, Molenbeek est avant tout victime des préjugés. Esteban Rubio, libraire depuis vingt ans de la rue d’Enghien ne déménagerait pour rien au monde. « {C’est une commune vivante, chaleureuse avec l’esprit du sud. Ici, Il y a toutes les nationalités et je n’ai jamais eu de problèmes avec les gens. C’est comme une paëlla, la cohabitation se passe très bien.} » Moustafa Ben Aim, natif de Molenbeek, confirme les propos de son ami espagnol. « {Ici, cela vit à partir du soir. Il faut venir un jour de plein soleil. Vous verrez les gens vivre dehors. Les gens sont plus sociables, il y a plus d’entraide.} » Même si Moustafa caresse parfois le désir de s’installer à la campagne, il ne pourrait en réalité probablement jamais quitter son fief natal. Il communique volontiers sur les aspects positifs de la vie locale : « {Les mardis, vous avez le marché Place de la Duchesse et tous les jeudis vous avez un plus grand marché Place Saint-Jean Baptiste sur la Place communale.} » Cet agent de la STIB connaît sa commune comme sa poche. Et il parle de l’émergence du nouveau quartier près de la Gare l’Ouest (mieux reliée à la ville par les transports publics depuis peu) comme d’un élément positif pour tout le quartier.
C’est la rue des Quatre-Vents qui guide nos pas vers le cœur et l’âme de Molenbeek. La rue de l’Eléphant offre un petit havre de paix avec le Parc de la Fonderie, jouxtant à quelques pas de là, le Musée de la Fonderie rue Ransfort, vestige de l’âge industriel. En tournant le coin, la petite rue de la Colonne abrite dans son écrin le « Café de la Rue », un des premiers lieux culturels de la commune. On y organise depuis 1981 des « dîners-spectacles » de qualité. C’est la chanson française qui est le fil rouge de la programmation mais aussi le blues et le jazz. Des professionnels de la chanson française comme Claude Semal, Yolande Moreau, Bruno Coppens, Gilles Servaes, ont déjà honoré de leur présence ce bar. Marie-Noëlle Doutreligne est aux commandes de la maison depuis vingt-huit ans. Elle fait parie de ces passionnées pour qui art rime avec engagement. « Le Café de la Rue a évolué au milieu d’un véritable bouillon de culture. » nous dit-elle. A côté de ce tableau positif, il y a tout de même quelques ombres, selon l’intéressée. « La convivialité existe bien à Molenbeek mais la commune ressemble à s’y méprendre depuis quelques années à un ghetto et même à un ghetto marocain. Vous imaginez bien qu’en tant que femme, tenancière d’un bar où l’on vend de l’alcool, cela ne doit pas plaire à tout le monde. Certains voient cela d’un mauvais œil et souhaiteraient racheter l’endroit. » Pour ce qui est de la sécurité, c’est clair que « ce n’est pas Chicago où l’on risque d’être trucidé à chaque coin de rue », surenchérit-elle, mais les jeunes filles doivent rester vigilantes. Il est vrai qu’au détour de certaines rues on ressent parfois cette impression de ghetto où la tolérance à l’égard de la gente féminine n’est pas toujours garantie. Là où les bars et terrasses sont réservés de facto aux hommes. Là où les regards sur le « visiteur » deviennent très visibles. Signe aussi d’un sentiment d’appartenance au quartier, à « sa » rue.
Malgré tout, un peu plus loin, Shelby, d’origine mauricienne, prend le temps de confier qu’elle se sent bien à Molenbeek. « {J’habite près de Ribaucourt et avec mes copines, on n’a pas de souci à se faire. Tous nos voisins ont des enfants de la même génération que nous. Les seuls problèmes que l’on peut avoir, c’est avec les saoulards.} ». Pour la jeune fille, Anderlecht qui est la commune voisine, est plus calme. Entre Matonge, le quartier africain d’Ixelles, et Molenbeek, le choix est difficile. Dans les deux communes, on retrouve l’agitation urbaine qui décline toutes les couleurs des diversités culturelles. « {C’est génial de trouver toutes ces nationalités. C’est le monde en miniature.} » Baba Kemar Shever, d’origine turque, fait partie de ce décor coloré. Voilà déjà cinquante ans qu’il vit en Belgique. Quand on lui parle de toutes les nationalités qui vivent sur le sol molenbeekois, il paraît surpris tant pour lui la question ne se pose pas. Molenbeek serait-elle devenue par la force des choses une terre d’accueil pour toutes les cultures du monde?
La ballade continue et prend les airs orientaux du Maghreb au fur et à mesure que l’on se rapproche des alentours de la Place Communale près du métro Comte de Flandre. Bouillon humain. En quelques enjambées, on est tombé d’un petit village du Sud à une cacophonie des humeurs. Celles de Marseille, Tanger, Casablanca. Les étals des boulangeries attirent les fidèles chalands. On pourrait se croire au bled à la sauce belge. Ophélia Van Campenhout, artiste et web designer, avoue s’être très vite acclimatée à cette ambiance atypique. Elle habite juste à la sortie du métro et se sent en sécurité dans ce quartier en pleine expansion. Il faut dire que de l’autre côté du canal commence la superbe rue Antoine Dansaert, lieu de prestige de la haute couture belge (flamande) et des bars branchés de la ville comme le Walvis. « {Je vis dans un immeuble qui vient d’être rénové. Le quartier est en train de muer tout en gardant un véritable esprit de village multiculturel. C’est vrai que c’est un peu agité par les jours de beaux temps, mais à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, vous pouvez faire vos courses. La vie, quoi !} »
Un peu plus loin, l’agitation pullule sur la Chaussée de Gand, grande rue commerçante du quartier. Les magasins en tous genres s’entremêlent dans les méandres des quartiers historiques et populaires de Molenbeek! Petite évasion furtive en passant par l’impasse des Combattants, cité modèle où les anciens logements ouvriers ont fait place à de charmantes maisons colorées. Un air de bohème où le temps ne semble pas avoir pris une seule ride. Un peu plus haut, Marie Manouvrier partage volontiers ses souvenirs. Cela fait plus de quarante ans qu’elle habite la commune. « {J’ai passé ma vie entre le Boulevard du Jubilé et la rue Sergijsels. J’y ai passé mes meilleures années. J’allais danser chaque vendredi dans les cafés du coin. Du bal musette à Charles Aznavour, tout se chantait et se dansait.} » A quatre-vingt cinq ans, elle a du mal à se déplacer mais avoue pouvoir toujours compter sur l’amabilité des voisins. « {Dans mon immeuble, je suis la seule belge-belge. Y a de tout ici : des Grecs, Ukrainiens, Roumains, Marocains, Polonais, etc. Chacun se laisse vivre paisiblement.} »
Pour la coordinatrice adjointe de la Maison des cultures et de la cohésion sociale, Lindsey Laroche, la fête de fin d’année des ateliers est le rendez-vous privilégié des rencontres multiculturelles avec les voisins. Depuis trois ans, la Fête de la musique couronne toutes les activités du centre. Cette année, c’est entre autre le chanteur colombien Yuri Buenaventura qui a enivré le public de ses rythmes latino. Molenbeek aurait-elle gagné le pari de l’intégration réussie ? Ce qui est sûr c’est que la commune tant décriée par certains reste un bel exemple de productions de liens multiculturels.
On se laisse encore glisser sur quelques pas de danse avant de refermer ce périple dans la cité molenbeekoise. On entend au loin les sons de « Bruxelles-les-Bains», la plage de Bruxelles. Mais ça c’est une autre histoire.
Fabio Pompetti