Billy Elliot, un working class hero pour la classe ouvrière déboussolée?

Qu’est-ce qu’il peut bien rester aujourd’hui de l’identité ouvrière? Evidente jusqu’à la fin des 30 glorieuses, on a prophétisé sa dissolution dans la classe moyenne (« à l’américaine »), jusqu’à ce que d’autres voix affirment que ce prétendu embourgeoisement généralisé n’était que la façade d’une précarisation des travailleurs. En tout cas, les repères sont brouillés, les cartes périmées et l’ambiance balkanique…

26 octobre 2010

Dans le film qui porte son nom, Billy Elliot est un gamin britannique d’une douzaine d’années au beau milieu d’une période trouble : son père et son frère sont mineurs et Margaret Thatcher premier ministre. Dans ce contexte politique quelque peu mortifère, Billy continue de vivre. Par exemple, il fait de la boxe – parce qu’il est supposé être un dur à cuire qui aime la castagne, comme tous les gosses de prolos. Sauf que lui, il va vite préférer les cours de danse des filles, dans la salle à côté de celle où se trouvent les rings…
D’où, gros problèmes : un petit de mineurs, ça ne se trémousse pas devant un miroir en chaussons et collants. Question d’identité!

Faut comprendre le père et le frère du petit gars (qui l’ont très mauvaise) : leur communauté s’en prend plein la tronche, leur avenir professionnel sent le sapin… et le petit dernier décide de faire des trucs de filles. Tout fout le camp! De l’autre côté, Billy doit avoir pigé que d’une certaine façon, tout est toujours en train de foutre le camp – les goûts, les styles, les organisations politiques, les usines, les mines, les clubs de foot, les familles… Il va inventer l’improbable figure du petit prolo danseur classique. Que son père finira par diffuser dans la communauté. Une brèche est ouverte dans l’identité de l’ouvrier rugueux « qui ne fait pas des trucs de nanas ».

Ça se recombine…

On se doute que Billy Elliot ne connaît pas le bouquin de Maurizio Lazzarato intitulé Puissance de l’invention – la psychologie économique de Gabriel Tarde contre l’économie politique. Mais ses aventures font penser à certains passages de ce livre. C’est que Tarde a développé une conception de la société moderne toute en flux d’invention et d’imitation, recombinaisons constantes des désirs et des croyances sous l’effet changeant de l’attention et de la mémoire. Il pense l’individu sur le modèle de la société, le moi et son identité n’étant guère plus qu’une façade derrière laquelle on trouve un chantier permanent où s’opère l’influence constante et changeante des « pairs ».

Autrement raconté, le petit Billy n’est pas le produit de la représentation que sa communauté se fait de sa propre identité – son style et sa manière d’être vont se construire en passant par-dessous l’image figée du fils de prolo bagarreur qui aime filer des beignes. Billy recombine ses désirs et ses croyances en imitant l’attrait des petites filles pour la danse classique. L’identité des goûts et des désirs de la classe ouvrière apparaît comme un vernis – que ni le père, ni le frère ne parviennent à empêcher de se craqueler. En-dessous de la surface, ça bifurque, ça expérimente, ça mute dans tous les sens – parce qu’il faut aussi savoir qu’une de ses principales alliances, Billy va la passer avec un petit copain homo.

Ça se délite…

Alors bien sûr, l’identité ouvrière, c’est un peu plus qu’un leurre. Il y a quelque chose de bien réel : un style qui commence à se cristalliser dès la fin du XIXème siècle et se poursuivra autour d’événements (le Front Populaire ou les grèves de 60), d’expériences (la résistance anti-fasciste), de grandes figures hégémoniques (les métallos, les mineurs), de récits (les films de Renoir, les romans de Zola), jusqu’à sa dislocation aux alentours de années 70. Et évidemment, la crise identitaire qui s’ensuit, ce n’est pas que du pipeau – du vague à l’âme prolétarienne. Seulement, cette identité ouvrière, il se pourrait bien qu’elle ait l’épaisseur d’un mythe – ce qui n’est pas rien ! – et quand une fiction de ce type se révèle n’être plus suffisamment opérante, on peut aussi bien en changer.

C’est un peu ce qu’on pourrait retenir de l’accouplement fugace de Billy Elliot et de Gabriel Tarde : en-dessous de l’identité de façade, ça n’a jamais cessé de bouger. Des micro-crises identitaires, le prolétariat en a connu toute le temps, un peu partout, à n’importe quel propos. Et pas que sous la pression des méchants réacs’ : l’attrait de Billy pour la danse classique n’est pas causé par la politique néo-conservatrice de la Dame de Fer. Bref, on n’en finit jamais de perdre son identité, c’est parfois un peu dramatique, mais pas de quoi en faire toute une tragédie!

D’ailleurs, pendant que sa communauté se fait la cavalerie envoyée par Thatcher, Billy ne fait pas des claquettes : il la soutient, tente de l’aider à fuir et baisse la tête, vaincu, quand on la tabasse : évidemment! Il nous montre qu’au moment même où s’opère la destruction de ce qui constitue aussi son univers, une recombinaison est déjà à l’oeuvre, ailleurs (dans la salle de danse et dans les désirs d’un petit garçon). Les flics chargé de haine cerne son frère (un grand défenseur de l’identité ouvrière, celui-là) mais ils ne prêtent aucune attention au petit danseur qui observe la scène quand pourtant lui aussi se rebelle contre un ordre établi – en désirant l’improbable, l’inouï. Billy Elliot, improbable Working Class Hero…


Ça se transforme…

Tout ça, c’est bien beau, mais faudrait oser suivre le petit Billy jusqu’au bout – où on s’aperçoit que tout ça n’est qu’un conte (et de fée, en plus).

Billy devient danseur pro. On peut supposer que les valeurs qui sont celles de la classe ouvrière (abnégation, courage, volonté, sens du travail bien fait,…) l’ont aidé à surmonter toutes les difficultés inhérentes à une formation de petit rat de l’opéra. Du coup, on devine déjà les rires sardoniques : qu’est-ce qu’il reste quand on dissout la classe ouvrière? Une énorme classe moyenne, des gosses de prolos qui veulent s’embourgeoiser : devenir artistes, intellos, profs, journalistes ou organisateurs d’événements. Des cohortes de bobos! On vous l’avait bien dit…
La théorie de la « moyennisation » de la société est bien connue (et surtout bien relayée…). On ne va pas féliciter les scénaristes des aventures de Billy Elliot d’avoir trébuchés dans leur fin en lui faisant un écho de plus. C’est toujours la même fable foireuse : le prolétaire quitte la mine et devient un winner du star system. Sauf que depuis que le show bizz a quitté les marges de l’économie [[voir « Hors des sentiers battus » in C4, Mars 2009, http://c4.certaine-gaite.org/spip.php?article1451]], ce modèle pue un peu l’arnaque. Une éthique narrative digne de ce nom aurait impliqué l’écriture d’un Billy Elliot 2, qui raconterait son parcours chaotique d’intermittent du spectacle courant le cacheton dans l’espoir d’obtenir son statut d’artiste, plus souvent payé par l’assurance chômage que par les organisateurs de spectacles, même quand il bosse. Et on aurait ajouté le personnage du petit voisin de Billy (celui qui habitait dans le coron d’à côté) qui a brillamment réussi des études d’ingénieur – puis s’est farci trois ans de stages en entreprise payés des cacahuètes avant de bosser comme intérimaire.

Ça ressasse…

Dans les discours, la thèse de la « moyennisation » de la société joue souvent les corollaires du problème de la crise identitaire de la classe ouvrière. On aurait pourtant tout à parier que Billy n’est pas devenu un artiste bobo londonien dans le vent. Ça nous aiderait à capter que la dislocation des deux grands groupes qui polarisaient le monde du travail jusque dans les années 70 (les cadres et les ouvriers) n’ont peut-être pas produit cette grosse classe moyenne à l’américaine – qu’on ne voit pas toujours très clairement en-dehors des magazines lifestyle ou du cinéma.

L’hypothèse d’une classe moyenne qui représenterait 80% de la société, tout comme le problème de la crise identitaire de la classe ouvrière, ne nous aident pas beaucoup pour penser le monde du travail fragmenté d’aujourd’hui. Ce serait même plutôt le contraire… Or, le salariat multipolaire du XXIème siècle ne semble pas en avoir fini avec la division du travail sous prétexte qu’il serait rentré dans l’économie de la connaissance et de l’information, post-fordiste ou en réseau.

Non seulement, il y a toujours des mecs qui décident et d’autres qui exécutent, mais en plus, il se peut fort bien que les seconds soient titulaires de deux licences universitaires, et parlent quatre langues vivantes et deux mortes. Alors on peut pleurer (comme Billy Elliot) la lente disparition des grandes communautés comme celle l’acier, par exemple – parce que c’est triste, évidemment! – mais il ne faudrait pas que ça détourne un maximum d’attention du problème de la recomposition de classes laborieuses. On peut quand même faire ces deux choses en même temps! Non?
La grosse tragédie, c’est peut-être bien que les danseurs comme Billy n’ont toujours pas d’outils politiques adaptés à leur réalité professionnelle souvent des plus précaires, qu’ils n’ont aucune connexion politique avec les web designers ou les animateurs de voyages organisés. Et qu’on n’a toujours pas commencé le travail de construction de nouvelles formes de synthèses capables de passer par-delà les vieux clivages (genre manuel VS intellectuel) et les antiques dissensions (ouvrier VS cadre), sans pour autant ignorer les traces qu’elles continuent de laisser dans les esprits. Tout occupés qu’on est à ressasser infiniment nos troubles identitaires.

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