Il y a quelques semaines, une grande enveloppe se retrouvait dans le courrier adressé à notre magazine, C4. Elle avait été glissée dans notre boîte aux lettres par son destinataire originel, Hubert B. – lecteur de notre périodique et vieil ami de la rédaction, qui n’hésite jamais à puiser dans son expérience et dans son savoir quand ceux-ci peuvent se frotter à l’histoire des luttes ouvrières ou des mouvements sociaux. L’enveloppe contenait un petit billet interrogatif, « Ceci pourrait-il intéresser les lecteurs de votre publication? », ainsi qu’un texte de plus de trois pages sobrement intitulé « octobre 2011 ». Ce dernier portait la signature de Jeannine Dubois – 84 ans, habitante de la ceinture ouvrière liégeoise.
À la lecture du document, nous découvrons un discours qui s’applique résolument à penser la situation critique de l’industrie locale et ses implications politiques. Le contexte présent s’y reconstruit en faisant appel à une histoire méconnue ou souvent passée sous silence. La voix qui porte cette parole se montre lucide et aiguisée. Elle ne faiblit jamais — et certainement pas au moment de conclure, en affrontant la question de sa légitimité : « vous me jugez trop grave, trop pessimiste, trop vieille, trop ignorante, trop naïve peut-être? Et femme par-dessus le marché! C’est vrai, de quoi je me mêle? J’avoue, je ne suis pas qualifiée pour exposer mes peurs, mes doutes, mes souhaits, mais je ne peux m’en empêcher. Je dois laisser ça aux experts. Il en pleut ».
Tout ce qui caractérise le travail de C4 pourrait bien se trouver dans les plis de cette petite aventure.
Le numéro zéro du magazine paraît en 1992, et nous préparons en ce moment-même les célébrations de notre vingtième anniversaire. Nous tirons quelques bilans, dressons l’une ou l’autre perspective. On se rappelle nos premiers pas. Il y a d’abord notre titre, « C4 ». Dès le début, il s’agissait du monde du chômage. La première rédaction de notre magazine projette d’explorer ce territoire, fruit d’un problème qui ne lui apparaît désormais plus comme ponctuel et bientôt résolu, mais comme un milieu à part entière où se dessinent des trajectoires de vie parfois chaotiques. Il s’agit de construire un dispositif médiatique capable de porter la parole de ceux qui gravitent dans ce qu’on n’appelle pas encore les banlieues du travail salarié [ref] L’expression de cette réalité sous ce nom-là a été mise au point par le « Collectif sans ticket » (CST) – voir http://cst.collectifs.net/Recherche-action-dans-la-Banlieue.[/ref] D’explorer des zones forcément marginales dans une société qui continue de se penser essentiellement autour de l’emploi même si celui-ci commence à se raréfier durablement.
Lieux de naissance : le Cirque Divers
Mais il faut aussi se souvenir du chaudron magique dans lequel notre projet rédactionnel a vu le jour. C4 va hériter de bien des choses du turbulent Cirque Divers, et notamment d’une méthode qu’il consacrera en ligne éditoriale : l’exploration du quotidien. Et, d’emblée, son application conduit à poser des questions aussi élémentaires que cocasses. Dans l’édito du premier numéro, on peut lire : «
Alors il n’y aurait plus uniquement des gens qui ont un travail et d’autres qui en attendent. Il y en aura dorénavant des qui travaillent et des qui ne travaillent pas,… dans un même monde?[ref]Edito, Antaki, C4, n°1, Mars 1993[/ref]»
De monde, il pourrait ne pas y en avoir un seul, mais plusieurs. Cette croyance, fondamentale, tant dans l’expérience du Cirque Divers que dans celle de C4, explique en partie pourquoi certains auront tendance à qualifier ces entreprises « d’alternatives » : elles ne cessent jamais de penser qu’il doit forcément exister d’autres mondes quelque part. Cette hypothèse d’une multiplicité d’univers implique souvent celle qui veut que les personnes les mieux habilitées à rendre compte d’une zone de la société, ça reste ceux qui l’habitent.
En toile de fond de cette conception du monde, on reconnaîtra cette profonde lame de fond de mise à plat des hiérarchies en vigueur dans l’ordre du discours. Ce puissant mouvement, qui résonne fortement dans les années 70 et qui traverse résolument l’œuvre du Cirque Divers, replace l’expertise au niveau de l’expérience que tout un chacun peut mener à même son existence. Il tente de rendre à n’importe qui la possibilité de parler à partir de son point de vue et envisage la société comme le fruit d’un gigantesque travail de composition, jamais achevé et toujours circonstancié. Dans cette perspective, on pouvait assister, dans l’hétéroclite cabaret de la rue Roture, à ce qu’on nommait « la théâtralisation du quotidien » [ref]Une coiffeuse pouvant, par exemple, monter sur scène pour performer son travail quotidien – mettant son métier à distance, l’interprétant comme un rôle.[/ref].
Sur l’immense patchwork qui constitue la société, on pourrait aisément ajouter, simplement en la cousant, une chose à son contraire. En toute impunité logique, puisque tout cela fonctionne sur un régime de vérité décidément paradoxale. Quand à celui qui se chargera de cette opération, il n’a d’autre autorité à avoir que celle qui consiste à avoir un énoncé supplémentaire, singulier, à ajouter. Et la frontière qui sépare l’auteur de son public perd en étanchéité, quand elle ne vole pas tout bonnement en éclats.
Raconter les mouvements à l’ère post-idéologique
Pour mémoire toujours, la sortie du premier C4 a lieu l’année de la parution du « fameux » livre de Francis Fukuyama : « La fin de l’histoire et le dernier homme ». Les fragments du mur de Berlin n’ont même pas encore été tous dispersés que l’hypothèse d’un achèvement des luttes idéologiques se propage dans les médias (de masse). Théoriquement, nous devrions entrer dans l’ère du consensus qui se construirait autour de la démocratie libérale.
Ça a sans nul doute eu beaucoup moins d’écho auprès du grand public mais la ligne éditoriale de C4 va se construire dans ce même contexte « post-idéologique », sans pour autant croire qu’il signifierait l’avènement d’un âge mythique de l’unanimité – où le monde entier tomberait fondamentalement d’accord sur « les valeurs essentielles » et autres réponses à apporter aux questions de société. Bien au contraire, l’exploration du quotidien va considérer l’estompement des grands récits comme une opportunité offerte à des personnes jusqu’alors « non-autorisées » de construire de la pensée à travers leurs expériences de vie.
Ce que vont précisément tenter de faire de nombreux collectifs de luttes dites « minoritaires » qui fleurissent dans la seconde moitié des années 90. Á cette époque, des collectifs de « sans-emploi » se mettent à penser le chômage (Chômeurs pas chien). Des groupes d’usagers des transports publics élaborent des hypothèses concernant la mobilité (Collectif sans-ticket). Certains citoyens se réunissent dans le refus de se voir identifiés comme simples consommateurs pour formuler une contre-expertise sur les OGM (Collectif d’action GénÉthique).
Entre cette zone du mouvement altermondialiste et C4, des connections, voire des connivences, vont s’opérer. Mais ces liens ne fonctionnent pas sur un mode qu’on pourrait qualifier d’idéologique : ils témoignent plutôt d’une sorte de communauté méthodologique. Dans chacune des entreprises citées ci-dessus, on retrouve ce même problème — aux frontières du savoir, des médias et de la politique — de l’empowerment : c’est-à-dire de la réappropriation de la légitimité à élaborer une pensée et à l’énoncer. Or, C4 s’envisage et se construit à travers cette même perspective.
Et lorsqu’il s’agit de rendre compte d’un événement concernant ces mouvements sociaux « amis » – manifestations, actions directes, occupations – la danger qui guette n’a rien à voir avec ce manque d’objectivité censé tourmenter l’honnête agent médiatique. Le risque consiste plutôt à accoucher d’un récit « fini », contaminé par un manque de loyauté aux autres visions possibles, aux altérités narratives, un virus que Wu Ming 2 caractérise ainsi : « […]
Une narration qui ne fait pas son job et qui annule toute dimension conditionnelle masque l’hypothétique, cherche à bloquer par tous les moyens le désir de raconter autrement, de penser d’autres histoires possibles, d’autres vérités poétiques pour un ensemble de faits donnés [ref]Wu Ming 2, How to tell a revolution from everything else, http://www.wumingfoundation.com/WM2_UNC_talk_on_revolution.pdf [/ref]». Bref, ce que les rédacteurs de C4 devraient (toujours) craindre, c’est de pondre un article qui aurait pour effet de clore la discussion – quand il s’agit précisément de parvenir à la relancer.
Les médias : Do It Yourself!
Le malaise des grandes idéologies offrirait donc des opportunités à saisir. Et C4 envisagerait de ne pas les manquer. À ce propos, nous voudrions noter qu’il y a quelque chose de comique dans la fatuité avec laquelle les tenants du néo-libéralisme victorieux (à l’image de Francis Fukuyama) s’arrogent le mérite de la perte d’influence des systèmes spéculatifs globaux au tournant des années 90. Ils oublient là, et avec une facilité déconcertante, l’impact du travail de sape diffus mené en la matière par des initiatives dont C4 pourrait se revendiquer. Nous pensons notamment à la prolifération de fanzines dans les brèches ouvertes par 68 ou à travers le punk, mais aussi à des expériences telles que celle menée par le groupe Medvedkine, plus ou moins à la même époque, lequel produit des films à partir du travail de ceux qui ne sont pas censés savoir (ni pouvoir) faire du cinéma.
C4 n’aura de cesse de se positionner à ce singulier carrefour constitué par le croisement du mot d’ordre « Do It Yourself » et des mouvements moléculaires – qui secouent sans cesse les institutions sociales juste en-dessous de leur stabilité apparente, grouillant en-deça des normes établies. La ferme intention de notre magazine reste celle d’implanter un dispositif médiatique précisément à cet endroit-là. Rien d’étonnant, d’ailleurs, à ce qu’une partie significative des « cadres » de l’actuelle rédaction aie gravité, autour des années 2000, autour de la mouvance Indymedia – dont le slogan déclare : « ne haïssez par les médias, soyez les médias ».
En d’autres termes, il y a au moins deux manières de voir les choses. L’une, qu’on pourra qualifier d’autoritaire, en ce sens qu’elle se base sur les énoncés des ayant-droit (à la parole), envisage le savoir comme constitué : les experts le possèdent, en tirent leur légitimité, et la tâche des médias, professionnels, réside dans la transmission de leur science aux publics. Le problème se conçoit dans la communication et la citoyenneté s’envisage comme une affaire d’instruction. Mais il existe une autre perspective, qu’on pourrait se risquer à qualifier « d’alternative », selon laquelle la connaissance se construit dans l’expérience située, singulière. Celles et ceux qui les mènent élaborent une pensée minoritaire qu’il s’agit de réussir à énoncer à ses pairs. Le problème médiatique devient alors celui de l’expression et le débat démocratique nécessite que les gens pensent – c’est une affaire d’empowerment.
À C4, la rédaction s’entraîne à voir les choses de la seconde manière. Certes, nous sommes dans ce que le manifeste du Cirque Divers appelait déjà « une période de creux de la vague ». Pourtant, nous persistons à croire que pour sortir de cette impasse, il est inutile de servir des solutions prêtes-à-porter à des lecteurs présumés passifs et qu’il s’agit plutôt de s’appliquer à construire des dispositifs narratifs exprimant des expériences de « plus-value subjective ». L’année de notre naissance, dans « Chaosmose », Felix Guattari écrivait : « Nos sociétés sont aujourd’hui le dos au mur et elles devront pour leur survie développer davantage la recherche, l’invention et la création. Autant de dimensions qui impliquent une prise en compte des techniques de rupture et de suture proprement esthétiques. Quelques chose se détache et se met à travailler à son propre compte autant qu’au vôtre si vous êtes en mesure de vous « agglomérer » à un tel processus » [ref]Félix Guattari, « Chaosmose », Galilée, 1992, p. 183[/ref].
Et cela nous parle infiniment plus que ces histoires de « fin de l’histoire ».
Re-faire le monde en le racontant.
Notre travail tente de privilégier la narration à l’information : la seconde suppose un reliquat de rapport hiérarchique entre rédacteurs et lecteurs, le premier n’implique qu’un différentiel de position dans le champ social, d’expérience de vie. L’essoufflement des grands systèmes de pensée (religions, idéologies), le morcellement des anciennes communautés productives, les signes de décomposition de la famille, les épidémies de crise d’identité et/ou d’autorité — nombreuses et infinies — semblent être les causes d’une société qui se caractérise par sa fragmentation. Et bien soit : essayons de rester « D’une certaine gaieté [ref]C’est précisément le nom de l’asbl qui a poursuivi le travail du Cirque Divers « disparu » en 1999 et qui édite actuellement le magasine C4.[/ref]» pour accomplir le travail de remembrement, de suture qui s’impose.
Encore une fois, il y a au moins deux façons de voir les choses. D’aucuns estimeront que nous avons impérativement besoin de modèles pour nous ré-unifier. D’autres, dont nous sommes, pensent qu’il convient de produire des récits capables de composer une société conçue comme un patchwork. Refaire (sans cesse) le monde en le racontant (tel le programme du collectif d’écrivains italiens Wu Ming [ref]Sur la manière dont ce collectif conçoit le problème de la narration, voir : http://www.wumingfoundation.com/italiano/rassegna/WM_interview_Politique_BE.htm[/ref]. Dans cette perspective, « D’une Certaine Gaieté », l’asbl éditrice du magazine C4, développe depuis 2007 un projet d’atelier-média – l’exploration du quotidien expérimentée en presse écrite se voit transposée à une démarche audiovisuelle. Un projet intitulé « dire son regard » – en sachant que si on s’inscrit dans une telle démarche, c’est toujours pour croiser celle de son voisin.
Peut-être, après tout, pourrait-on reconnaître l’essence de la méthode de C4 dans l’un des procédés de maillage social les plus fondamentaux : la conversation de pair à pair. Le conseil de rédaction, véritable cœur de la production éditoriale, aura toujours été maintenu ouvert à la contingence des rencontres. En 20 ans d’expérience, 94 numéros auront été produits pas 1112 rédacteurs. Notre magazine se produit via un réseau volontairement ouvert – d’où son caractère inégal et paradoxal, parfaitement assumé.
L’exploration du quotidien, professée par C4 et les ateliers-média « dire son regard », fonctionne sur une modalité qu’on prête volontiers aux expériences de travail en P2P menée au travers du développement du World Wide Web. Médiactivisme et openpublishing, wikipedia et les logiciels libres, blogosphère – autant de pratiques qui s’appuient sur une organisation réticulaire et court-circuitent les frontières entre producteurs et consommateurs. Pourtant, jusqu’ici, ce territoire n’avait été que très peu investi par le volet éditorial de l’asbl D’une Certaine Gaieté.
À l’occasion des 20 ans de C4, nous lancerons sur le web un portail multimédia et notre aventure éditoriale se déploiera désormais aussi dans une dimension télématique. Au-delà de la sempiternelle injonction selon laquelle « il faut être présent sur Internet », nous avons la conviction que là se situe aujourd’hui la ligne de front sur laquelle nous désirons nous poster pour travailler. Les signes ne trompent pas : autour du web va se jouer un bagarre décisive – entre ceux qui visent à en prendre le contrôle, à le pacifier, à le civiliser, et ceux qui l’ont développé comme un joyeux bazar et tenteront de maintenir ouvert le potentiel d’empowerment qu’il implique. Bien plus, même : davantage qu’un conflit entre « ayant-droit » et pirates, il pourrait s’agir d’une lutte entre les autorités (privées et publiques) qui sifflent la fin de la récréation et des hordes de barbares qui ne peuvent s’empêcher de se mêler, pathologiquement, de ce qui ne les regarde pas.
Dans un petit texte écrit en 1990 et qui circule sur la toile comme un spectre qui hante l’intelligence collective des médiactivistes, Felix Guattari se faisait un brin poétique pour lancer (en guise de conclusion): « Les nouvelles technologies sécrètent, dans le même mouvement, de l’efficience et de la folie. Le pouvoir grandissant de l’enginerie logicielle ne débouche pas nécessairement sur celui de Big Brother. Il est beaucoup plus fissuré qu’il n’y paraît. Il peut exploser comme un pare-brise sous l’impact de pratiques moléculaires alternatives. [ref]Felix Guattari 1990. Texte inédit d’octobre 1990, publié dans la revue Chimères, numéro 28, printemps-été 1996. Disponible ici : http://multitudes.samizdat.net/Vers-une-ere-postmedia[/ref] »
Deux décennies plus tard, l’écologie institutionnelle des réseaux numériques reste à construire – et nous ne voudrions surtout pas manquer cette occasion.
Magazine C4