2012, l’année de la vérité et du courage politique. L’État croule sous sa dette, il va devoir changer son mode de vie dispendieux. Autant se faire une raison. Nos représentants redoublent de pédagogie pour nous l’expliquer : il convient, impérativement, de serrer les boulons aujourd’hui si nous voulons espérer retrouver une saine prospérité demain. L’austérité (et les réformes), There Is No Alternative.
Voilà ce que j’entendais dans le « Mise au point » de rentrée que j’écoutais en tentant d’écrire ce texte. Et soudain, Etienne de Callatay. La commission vient de rappeler à l’ordre la Belgique qui a misé sur un taux de croissance trop ambitieux (0,8%) pour établir son budget. Le chief economist de la Banque Degroof va nous expliquer la situation. D’instinct, je sens que quelque chose va avoir lieu :
« On ne peut pas reprocher au gouvernement belge d’avoir pris comme hypothèse un scénario qui ne tenait pas compte des effets de l’austérité sur la croissance à court terme. […] Maintenant, il ne faut pas se demander qui a raison, qui a tort, mais passer à l’étape suivante. Et l’étape suivante c’est : prendre des mesures [ndlr : d’austérité] complémentaires, nécessaires pour assurer la sérénité de nos systèmes sociaux ». [Question sans intérêt des journalistes] «L’Europe, notamment via la BCE, sent qu’il y a un momentum pour imposer d’avantage d’austérité, de réformes institutionnelles, et que c’est maintenant qu’on tient le bon bout, que c’est aujourd’hui qu’en Belgique, en Italie et dans d’autres pays, il y a un espoir pour que les choses changent. Qu’il ne faut pas relâcher la pression tout de suite mais bien poursuivre sur la voie du changement ».
Sur le plateau, personne ne dit rien – les cerveaux frappés par le paradoxe. Pourtant, il l’a bien dit, et clairement : l’austérité provoque la récession – le « à court terme » masque mal le fait que la Grèce n’en sorte pas depuis presque deux ans de cure. Ensuite, il l’explique tellement bien et en latin, pour flasher encore plus l’auditoire : l’instant est propice pour fourguer aux populations européennes les plans d’ajustement structurels refusés depuis des décennies.
J’aurais bien aimé entendre l’analyste économique nous expliquer en quoi consistait précisément ce fameux « momentum ». Mais Olivier Maroy ne lui a pas demandé. Alors, pour comprendre en quoi consistent ces circonstances si particulières, il me faudra chercher la réponse ailleurs. Dans des milieux un peu plus hérétiques que ceux fréquentés par les experts convoqués dans « Mise au point ».
Ce momentum, nommons-le « gouvernement par la dette ». Ou comment aux termes de quatre décennies de politiques néolibérales – compression maximale des salaires, politiques fiscales favorables aux plus fortunés, privatisation (notamment celle du financement public), dérégulation de la finance –, le gouffre de la dette publique ressemble à un trou noir. Et cette situation catastrophique-là confère précisément au projet qui l’a engendrée toute la légitimité nécessaire à l’intensification de son application. « L’échec des politiques néolibérales est l’occasion, pour le bloc de pouvoir constitué par l’économie de la dette, de tirer profit de la situation de crise dans laquelle il a plongé le monde entier. » [Lazzarato].
Le momentum, , tient de l’exceptionnel : la faillite abyssale d’un projet politique le consacre comme seule voie possible! On comprend mieux la nomination d’un ancien directeur de la Lehman Brothers (dont la chute avait entraîné le tremblement de terre financier de 2008) comme ministre de l’économie de l’Espagne (dont l’effondrement pourrait bien entraîner l’implosion de la zone euro). Le néolibéralisme joue de l’oxymore : il est validé précisément parce qu’il ne fonctionne pas! Du coup : « la distinction entre les cyniques et les imbéciles est de plus en plus difficile à faire » [Lordon].
Ok, mais les peuples dans tout ça ? Et bien, parlons-en : ce qui se casse la figure devant nos yeux ébahis n’est pas tant le capitalisme (financier) que son corollaire démocratique. L’individualisme propriétaire est définitivement passé de vie à trépas avec les Subprimes, et l’effet de percolation (le principe qui voudrait que l’enrichissement d’une minorité profite à l’ensemble – par ruissellement vers le bas) a été reporté à son statut de fable pour employé du mois. D’ailleurs, Étienne de Callatay et ses co-religionnaires pourraient se laisser plus souvent aller à dire ce qu’ils pensent vraiment. Pourquoi faire de la communication? En Grèce et en Italie, il n’y a même plus d’élections à gagner, plus la peine de convaincre le peuple.
Voilà ce qui caractérise ce momentum, clairement politique, dont l’Union Européenne entend tirer parti : 99% des débiteurs ont perdu leur voix au profit de leurs créanciers – les 1% qui les tiennent bien en laisse. Et oui, avant de souscrire un crédit, il faut réfléchir – comprendre dans quoi on s’engage. On se voit accorder du temps et des moyens – mais il faudra les consacrer à rembourser. On loupe une échéance, les créanciers se demandent ce qu’on fabrique. Les retards de paiement s’accumulent, on perd son crédit – et là, une seule solution pour le récupérer : obéir aux usuriers. Bref, fallait pas faire des dettes – qu’elles soient individuelles ou publiques.
Sauf que toute cette affaire de public, les experts aussi orthodoxes que médiatiques s’obstinent d’autant plus à la réduire à une vulgaire affaire de gestion inconséquente qu’elle cache une grossière légèreté politique (je me répète mais, en la matière, on ne le fera jamais assez). Les État ont dérégulé la finance privée et lui ont confié les clés du crédit – mais en continuant de s’en porter garants. Les banquiers ont su saisir cette opportunité pour faire ce qu’ils savent faire le mieux depuis des siècles : des bulles.
Les subprimes s’inscrivent au cœur d’une architecture financière complexe qui a permis à pas mal d’acteurs du secteur de se faire des montagnes de blé. Dans ce genre de jeu, il « suffit » de passer la patate chaude à son voisin au bon moment – et l’argent coule à flots. Mais le crack succède toujours au boom. Et quand la bulle immobilière US explose, le problème, c’est que des patates, il y en avait dans tous les comptes – et que beaucoup les avaient confondues avec de l’argent. Pour ne pas que tout le système s’écroule, les États ont dû changer les patates en vraie thune.
Les banques et leurs actionnaires avaient joué et ils avaient même déjà gagné beaucoup – ils aurait pu acter leurs pertes. Les États auraient pu, appliquer la méthode que Frédéric Lordon propose aujourd’hui [ref] « sauver les banques jusqu’à quand », Frédéric Lordon – http://bit.ly/uZyI6a[/ref] : profiter du momentum racheter les banques à leur valeur réelle : zéro euro. Mais les banques n’aiment pas perdre et, force est de constater qu’elles connaissent pas mal de gens haut placés du côté des États. Ces derniers ont préféré se porter garants, convertissant en argent des titres – dont certains n’étaient pourtant rien de plus que de vulgaires bouts de papier, reconnaissances de dette vouées à ne jamais être remboursées. Et sans condition, s’il vous plaît – logique, quand on accepte de changer les stupides coupons de quelqu’un en vrais billets de banque, le rapport de force que ça implique montre clairement qui dicte les conditions.
On peut blâmer les « banksters », mais il faudrait reconnaître que les élites politiques ont joué les gogos – ou les parfaits oligarques. Pour boucher les trous des comptes de la finance privée, ils ont bossé jour et nuit – et même le week-end. Les banques centrales (dont la BCE) ont imprimé de la monnaie et les États ont dû emprunter des camions de pépettes sur les marchés. Emprunter quoi? Le fric déjà gagné par les financiers avec lequel il s’agissait maintenant de remettre à flot les institutions – pour qu’ils puissent poursuivre leur business. Ah oui, ils ont prêté, mais… avec intérêts – ils ne sont pas fous, eux !
En un mot : l’arnaque. Le CADTM et ATTAC plaident pour la mise sur pied de comités d’audit citoyens de la dette publique – avec une idée derrière la tête : en répudier une partie en la qualifiant d’odieuse (selon la terminologie en vigueur dans la jurisprudence internationale). D’autres prononcent carrément le parole taboue : défaut.
L’anthropologue David Graeber nous raconte qu’il y a plus de cinq mille ans, en Mésopotamie, les riches avaient déjà mis au point un système de crédit à la consommation pour les agriculteurs. Ceux-ci promettaient de rembourser avec une part de leurs récoltes. Mais lorsqu’elle étaient mauvaises, les débiteurs tombaient dans la spirale de la dette et devaient mettre en gage leur troupeau, voire leur famille. Le crédit générait l’esclavage.
Immanquablement, le pouvoir des créanciers atteignait toujours des niveaux tels qu’il mettait en danger l’ordre social – puisque celui-ci avait réduit beaucoup trop de monde à l’état d’esclave. Les gouvernants de l’époque remettaient alors les compteurs à zéro – et les esclaves retrouvaient la liberté. Dans toutes les civilisations successives, on s’est méfié du crédit et on a perpétré cette pratique de l’effacement des tablettes. Visiblement, il n’y aurait guère que nos élites actuelles pour ignorer qu’une société où 1% de la population réduit en esclavage les 99% restants présente de sérieux risques d’instabilité.
Du coup, en 2012, pas sûr qu’il faille vraiment la payer, cette fichue dette publique.