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Policiers, le fil à l’appât

La police dispose de techniques d’investigations particulières, comme l’infiltration, auxquelles elle recourt dans certains cas. Jusqu’ici, ces méthodes étaient surtout utilisées dans des affaires relevant de la criminalité. C’est pour cette raison qu’on n’en parlait pas beaucoup. Mais de plus en plus, la tentation est grande d’y recourir pour des délits mineurs, touchant à cette sphère de l’intimité sur laquelle police et justice ont relativement peu de prise.

26 septembre 2012

La police dispose de techniques d’investigations particulières, comme l’infiltration, auxquelles elle recourt dans certains cas. Jusqu’ici, ces méthodes étaient surtout utilisées dans des affaires relevant de la criminalité. C’est pour cette raison qu’on n’en parlait pas beaucoup. Mais de plus en plus, la tentation est grande d’y recourir pour des délits mineurs, touchant à cette sphère de l’intimité sur laquelle police et justice ont relativement peu de prise. Quitte à appâter le justiciable et provoquer l’infraction. La lutte contre les faits qualifiés d’« incivils », en cherchant à normaliser les comportements, banalisant des empiètements sans cesse plus grands sur les libertés civiles.

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L’idée de l’appât policier n’est pas neuve. Dans les années cinquante, des agents des douanes et accises poussaient la porte d’établissements censés ne pas débiter d’alcool. Ils commandaient une boisson alcoolisée et, sitôt servis, sortaient un pévé de leur portefeuille… La même technique était utilisée pour verbaliser le racolage et la prostitution. Les magistrats considéraient la preuve ramenée par les agents comme recevable, sauf si le justiciable arrivait à prouver que l’objet du délit avait été obtenu après insistance. Dans ce cas, la provocation policière était invoquée.

Appartement témoin d’un vol

Des leurres sont de plus en plus fréquemment utilisés par la police pour lutter contre le vol. Début 2011, la zone de police locale de Bruxelles Nord (Schaerbeek, Evere et Saint-Josse) annonçait lutter contre des vagues de cambriolages en recourant à cette technique, à savoir « l’appartement-appât » : un appartement bien visible était aménagé par les soins de policiers, qui y laissaient apparaître ce qui attire habituellement les cambrioleurs (matériel informatique, matériel hi-fi, objets de valeur, etc.), leur assurant ainsi un flagrant délit. Le projet avait essuyé des critiques, y compris du syndicat de la police, jugeant le coût disproportionné par rapports aux résultats espérés.

L’idée d’un logement piégé avait été soufflée aux policiers belges par leurs collègues hollandais, qui avaient testé l’idée dans plusieurs quartiers ciblés par les cambrioleurs, à Amsterdam, à La Haye ou encore Tilburg. A Amersfoort, toujours aux Pays-Bas, la police a mis en place il y a deux ans un dispositif pour lutter contre le vol de vélos, devenus un véritable fléau (900 vols déclarés en 2010, pour une ville d’à peine 145.000 habitants) : des bicyclettes équipées de système de géolocalisation, disséminées dans la ville afin de jouer, là encore, le rôle d’appât. Ces bicyclettes, cadenassées ou non, émettent un signal dès qu’elles sont déplacées. La police n’a plus alors qu’à tracer le vélo. Ainsi, les policiers ne sont plus mobilisés physiquement par la surveillance. La technique permet aussi aux policiers, qui trace les voleurs jusque chez eux, de mieux comprendre leur  comportement. [ref]Source : GRACQ, la Newsletter 72, février 2011[/ref]

Les voitures-appâts, elles, viendraient plutôt des Etats-Unis, où l’on vole, paraît-il, une voiture toutes les vingt-six secondes. De nombreuses municipalités recourent à ce stratagème qui brise la carrière des voleurs, momentanément du moins. Chez nous, les « voitures sous surveillance policière », comme on les appelle sobrement, sont revenues à partir de 2008, année où un quidam indélicat furieux d’avoir été piégé avait porté l’affaire devant les tribunaux. Plusieurs cas similaires atterrirent dans les prétoires et en 2010, la Cour de cassation statua. La police était autorisée à utiliser des véhicules-pièges pour intercepter les auteurs de vols, le principe de proportionnalité et de finalité devant cependant être respecté. Les appâts doivent « reproduire une situation quotidienne » pour ne pas constituer une provocation policière. En clair, une Porsche décapotable stationnée à Gilly, vitres baissées et contenant des bijoux nonchalamment étalés, n’entre pas dans cette définition.

Aux Etats-Unis, durant la guerre du Vietnam, des militants purent ainsi faire jouer la provocation pour échapper aux lourdes condamnations qu’ils risquaient. Le procès des « Vingt-Huit de Camden » est resté célèbre[ref]Un documentaire d’ Anthony Giacchino, « The Camden 28 », réalisé en 2006, relate leur histoire.[/ref]. En 1971, un groupe de militants de la « gauche catholique », qui avait volé des documents militaires, les fameux carnets que les opposants à la guerre brûlaient publiquement, furent facilement arrêtés : ils avaient été complètement infiltré par le FBI, qui facilita même le vol. Leurs avocats firent jouer la provocation, tournant le procès en tribune contre la guerre du Vietnam. Ils furent tous acquittés.

Ne plus siffler

Les autorités publiques sont aujourd’hui tentées d’utiliser des leurres non pour des crimes, mais pour des faits relevant de l’incivilité. A Malines, siffler les filles en rue sera peut-être bientôt interdit. Le bourgmestre Bart Somers (VLD) s’est en tous cas fendu d’une proposition pour le moins insolite, censée lutter contre le harcèlement dont sont victimes les femmes, singulièrement en été, lorsque les tenues raccourcissent. [ref]« Knack », 16 juni 2012 ; « De Standaard », 18 juni 2012.[/ref] Il souhaite en effet mettre en rue des femmes policiers qui serviraient d’appât (« lokdames »). Il déclare, dans son nouveau livre, vouloir infliger des sanctions administratives communales aux contrevenants. Le bruit autour du film de Sofie Peeters [ref]Cette étudiante en journalisme flamande a réalisé un travail de fin d’études sur le quartier qu’elle habitait, la place Annessens, à Bruxelles, où les jeunes femmes essuient quotidiennement insultes et harcèlements en rue, majoritairement du fait de jeunes « allochtones » désoeuvrés. Son travail a été diffusé un peu partout, sur la VRT et sur la RTBF (« dans « Questions à la Une », début septembre), suscitant de nombreux commentaires, jusque dans les pays voisins.[/ref] donnera ensuite un éclairage plus cru sur ce problème. Il importe de ne pas traiter ce harcèlement et ces insultes avec un haussement d’épaules blasés. Mais la méthode interpelle. Est-ce vraiment à coups de règlements qu’on lutte contre la vulgarité des dragueurs à la lourde ? Et où passe la limite ? Un loucheur affecté d’un tic nerveux à l’oeil qui a demandé l’heure à une jeune femme devra-t-il fournir un certificat médical au tribunal pour protester de son innocence… ? Sans compter le grotesque consommé du procédé : la police pourra-t-elle compter sur son seul effectif, ou devra-t-elle engager des mannequins et les attifer de manière sexy ? Enfin, la police malinoise n’a-t-elle vraiment rien d’autre à faire ? A moins qu’il soit plus rentable pour la ville de courir derrière quelques siffleurs de jambes que derrière des criminels endurcis.

La police hollandaise pousse un cran plus loin. A Leyde, un adolescent de treize ans a été utilisé pour coincer un pédophile. Le garçon est entré en contact avec le suspect via un « chat » gay et devait lui proposer un rapport sexuel rémunéré. Le pédophile présumé a été appréhendé, mais son avocat a fait valoir qu’il ne pouvait être question de pédophilie, puisque le garçonnet virtuel en question était en réalité… un policier. Le Tribunal de La Haye a donc décidé sa remise en liberté et la technique de l’adolescent-appât (« lokpuber »), déclarée illégale. Du coup, un parlementaire du VVD, le parti conservateur-libéral de Mark Rutte, l’actuel chef du gouvernement néerlandais, veut légaliser la technique et que la police puisse coincer des pédophiles en se faisant passer pour des mineurs[ref]« Leidsch Dagblad », 25 september 2012.[/ref].

A l’été 2011, la Loterie nationale belge avait envoyé des adolescents, bien réels ceux-là, vérifier que les libraires respectent les limitations en matière de vente de jeux de loterie aux mineurs[ref]« Le Soir », 25 août 2011.[/ref]. La mesure avait suscité un tollé. L’auditorat du travail avait condamné cette pratique. Mais il y a fort à parier que leurres et appâts policiers sont appelés à se multiplier, surtout dans les domaines où les techniques classiques laissent les policiers démunis, petits vols ou délits, relations interpersonnelles, « civilité », moeurs…, provoquant bien des tensions entre légitime traque aux comportements répréhensibles et respect des libertés civiles.

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