Connexions, tout un art (martial).

9 octobre 2012

Autant le dire franchement, depuis son lancement, début septembre, Connexions, l’émission « totalement interactive » de La Première, m’horripile. J’ai d’abord cru à un problème personnel – la rentrée exige la reprise d’un rythme plus soutenu, les petits déjeuners deviennent plus tendus, l’humeur vire assez vite au maussade et Pascal Claude intervient juste avant que j’aie pris mon premier café de la journée – mais non, autour de moi, un choeur plutôt unanime s’élève : ça passe du « oulala, le nouveau truc de la RTB : insupportable! » au « t’as entendu ce matin, là, ça y est, je pense qu’on a touché le fond ». Pour ne pas rester dans l’énervement et éviter le procès d’intention, hasardons ici une hypothèse : s’appuyer sur les réseaux numériques pour produire un contenu mass-médiatique analogique[ref]Bernard Stiegler propose de distinguer médias analogiques et numériques. Il s’y réfère notamment dans un texte intitulé « les médias analogiques ont engendré un nouveau populisme. L’usage de cette distinction permettait sans doute d’aider à comprendre un peu mieux ce qu’il y a d’agaçant, pour pas mal de monde, dans un dispositif tel que Connexions. » [/ref]  tient au mieux de l’accomplissement d’une expérience casse-gueule et au pire d’une grosse arnaque.

Avec tout ça en tête mais pas forcément dans le bon ordre, on peut imaginer ma réaction quand, il y a une dizaine de jours, en regardant ma Timeline [ref]L’ensemble de tweets postés par les twittos que j’ai choisi de suivre et rangés du plus récent au plus ancien constitue ma Timeline. Si je parle de la Timeline en général cela réfère à l’ensemble des tweets publiés sur Twitter [/ref], je capte ce message :

 

Est-ce vraiment la peine de faire discuter tout le monde pendant des heures (au travers des réseaux sociaux) pour finir par devoir écouter un énième monologue du plus mainstream des économistes belges? Pourquoi mettre en scène un grand débat « citoyen » quand on sait qu’en guise de conclusion l’expert préféré des médias locaux expliquera pourquoi et comment « il n’y a pas d’alternative » à l’austérité? Et puis enfin et surtout, s’il s’agit de donner « une nouvelle dimension au débat citoyen » :  

 

 

C’est vrai ça! Pourquoi toujours lui? Avec son ton d’huissier qui-comprend-bien-mais-ne-fait-que-suivre-la-procédure, le professeur De Callataÿ fait partie de ce petit groupe d’économistes qui squattent les médias (de notre bonne communauté française)  pour y défendre de manière quasi inconditionnelle les politiques d’austérité et d’ajustement structurel – qu’ils considèrent comme la seule voie de sortie de la crise des dettes publiques qui frappe l’Europe. Et, il y a pas mal de monde (notamment sur les réseaux) qui ne comprend pas pourquoi ils monopolisent à ce point le débat en la matière. D’abord, il faudrait le rappeler un peu plus souvent, la pluralité voire carrément l’antagonisme dans la discussion n’ont jamais risqué de faire du tort au débat démocratique. Ensuite, on ne peut pas dire que la valeur des théories défendues par ces économistes orthodoxes n’aie pas été sérieusement revue à la baisse suite à la crise actuelle.

 

C’est un peu à tout cela que je pensais en envoyant ce tweet, un brin rageur (avouons-le) :

 

Je citais Frédéric Lordon parce que je venais (juste) de tomber sur un texte qu’il avait à peine publié[ref]Il s’intitule « en sortir » et vaut la peine d’être lu – en réponse aux propos incontestés qui guident les politiques comme si elles étaient l’application d’une connaissance de la nature. Cependant, j’ai sans doute aussi cité le nom de Frederic Lordon parce que je sais qu’il refuse de « passer dans les médias » sans que certaines conditions bien précises soient rencontrées. Et donc il ne passe que très, très rarement, à des endroits extrêmement précis[/ref]  mais j’aurais pu en citer d’autres. Dans tous les cas, je voulais exprimer mon raz-le-bol de devoir entendre, sur ce sujet, autant de débats tués dans l’oeuf – où De Callataÿ ou un de ses clones prennent des positions clairement politiques sans que personne n’écoute véritablement ce qu’ils disent et encore moins n’osent commencer à essayer de le contredire[ref]Pour une analyse détaillée de ce type de dynamique, voir la cas du premier Mise au Point de l’année 2012 – tel que développé dans l’article « Perspective zéro remboursement ». Un texte que Pascal Claude n’a pas lu ou dont il se fout – visiblement.[/ref]. Ce matin-là, une nouvelle fois, j’avais un peu l’impression qu’on se moquait de moi – d’autant que cette fois-ci, en plus on le faisait en « s’appuyant sur les réseaux sociaux ». Je suis peut-être un peu susceptible sur certains sujets… mais en même temps, certaines interventions frisaient le canular : alors que je me refais une tartine au sirop de Liège, un gars (qui vit en Grèce) commence son intervention (par téléphone) pour dire que les médias exagèrent complètement la gravité de la situation pour la population et la finit en expliquant qu’un tiers de cette même population est dans la misère la totale – et personne ne dit rien – un autre affirme que les Grecs exagèrent et que trop de solidarité tue la solidarité – et personne ne dit rien…  

Si j’assiste à une parodie, ça doit forcément être un coup des Yes Men – minimum.  

Sauf que, soudain, toutes mes certitudes s’effondrent quand j’entends Paul Jorion[ref]Paul Jorion a acquis une notoriété certaine « grâce » à la crise des subprimes et ce dans la mesure où il aura été un des rares à l’avoir prévue dans un livre intitulé Vers la crise du capitalisme américain ? Sa popularité en tant qu’expert des questions financières, en rupture avec les discours des analystes orthodoxes, va notamment se renforcer au travers du développement de son blog dont la réputation sur la toile n’est plus à faire. Bref, on pourrait presque le décrire comme l’exact opposé d’Etienne De Callataÿ (farouche orthodoxe dont la légitimité médiatique est presque essentiellement analogique).[/ref] prendre la parole que lui donne Pascal Claude – avec un petit ton satisfait dans la voix que j’identifie, sans doute de manière égocentrique, à sa conscience d’avoir donné un fameux contre-pied capable de calmer tous les râleurs hurlant au grand complot médiatique (dans leur voiture ou devant leur bol de céréales). Un des « incontournables » hétérodoxes a la parole et on ne pourra plus dire que ce débat est ridicule. Comme prévu, Paul Jorion parle (par téléphone) vite et de manière décidée pour expliquer que la seule solution, pour la Grèce mais aussi pour l’Espagne et pour toute l’Europe, ce sera forcément le défaut – qui prendra la forme d’une dévaluation. Il a fini son bref discours, je suis un peu coincé entre la satisfaction d’avoir entendu un truc un peu cohérent dans le poste et celle de ne plus pouvoir continuer à râler contre le complexe médiatico-financier belge voire mondial quand Pascal Claude intervient – en bon modérateur qu’il est – et dit ceci :   « Paul Jorion, on va laisser réagir Etienne De Callataÿ : est-ce que ce sont là des propositions intéressantes et réalistes? » Wouaw! Y aurait pas comme un parti pris flagrant de la part de celui qui mène les débats? J’ai de sérieux doute mais je suis peut-être trop prompt à la critique, le cerveau tatoué par un délire conspirationniste? M’enfin quand-même : Paul Jorion n’a pas pu répondre! Y a pas magouille et compagnie là? En tout cas,  je suis assis dans ma cuisine avec une boule d’énervement dans le ventre, incapable de finir ma tartine ou mon café. Quand soudain je me rappelle le principe de Connexions : « donner une nouvelle dimension au débat citoyen en s’appuyant sur les réseaux sociaux ». J’envoie illico ce tweet à Paul Jorion (en utilisant le compte de l’entonnoir) :

Ô merveille de la nouvelle dimension du débat citoyen (qui s’appuie sur les réseaux sociaux) : ce dernier me répond assez rapidement :

Pas de doute, il y a matière à interview : je demande à Paul Jorion s’il accepte de répondre aux questions de l’entonnoir, il répond oui, je lui propose une conférence via skype, il accepte. Et le lendemain, il nous raconte comment il s’est retrouvé piégé dans le dispositif un peu limite de Connexions :

 

Comment Paul Jorion arrive dans Connexions by entonnoir

 

Et il ajoute qu’il ne faut pas pour autant généraliser ce qui c’est produit lors de l’émission du 27 septembre à l’ensemble des médias analogique mainstream :

Où Jorion confirme qu’il s’agit bien d’un cas limite by entonnoir

 

 

Ce Connexions du 27 septembre aurait pu faire un magnifique sujet pour une leçon de pragmatique du langage (à insérer dans un beau cours de déontologie journalistique). Par une brève phrase, bien insérée, Pascal Claude (re)produit l’autorité incontestable d’Etienne De Callataÿ en plaçant celui-ci en tiers objectif : il n’a pas un avis parmi d’autre, il commente les avis des autres. Par l’acte performatif de l’animateur, le chief economist de la banque De Groof (gestionnaire d’avenir) se voit conférer l’immense compétence de juger de ce qui est « réaliste » (ou pas) et de ce qui est « intéressant » (ou pas).

 

On pourrait même penser qu’une partie de l’enjeu de l’émission se trouve là, dans la tentative de consolider une position dominante (celle du discours économique orthodoxe) actuellement en difficulté. Paul Jorion explique :

 

La raison (moins) dominante by entonnoir
En toile de fond à toute cette affaire, on reconnaît cette croyance quasi mystique (qu’elle soit feinte ou bien réelle) en l’existence d’un discours neutre – empreint de la seule vérité. Paul Jorion nous aide à démonter cette position :

sur la prétendue neutralité axiologique by entonnoir

 

 

Il ne faudrait sans doute plus confondre science économique et économie politique : quand la première formule a comme projet de construire un discours qui rend compte des faits (économiques) comme s’il s’agissait de choses (naturelles), la seconde produit des analyses intégrant les rapports de forces en présence. Paul Jorion, lui, ne confond pas :

 

Economie politique by entonnoir

 

 

Mais dans ce cas, pourquoi continuer à répondre aux  sollicitations de ceux qui refusent d’exiger que certains discours soient situés – voire qui créent le dispositif, comme celui de ce Connexions du 27 septembre, propre à masquer  la position occupée par certaines thèses dans un champ de force politique?

occupation du terrain médiatique by entonnoir

 

 

Porter une parole dissidente parce qu’il y aura toujours une oreille pour la recueillir – et que le cerveau auquel celle-ci est reliée pourrait être en train de changer d’avis ou de reconstruire une carte mentale avec laquelle comprendre ce qui se passe. Et, donc, pour ce faire, aller sur des terrains parfois hostile. Mais y aller décidé à utiliser tout un arsenal :

 

de l’usage des arts martiaux dans les médias en période pré-révolutionnaire by entonnoir

 

De ce point de vue, écouter la radio n’est guère différent de parler à la radio : qu’on se trouve du côté de la réception ou de l’émission, mieux vaut envisager le problème en termes d’arts martiaux. Par exemple, quand Pascal Claude prétend que Connexions donne « une nouvelle dimension au débat citoyen en s’appuyant sur les réseaux sociaux », on peut tenter de le prendre au mot – et faire fuir le dispositif qu’il met sur pied bien au-delà du cadre établi par l’équipe de la matinale de la RTBF.

CQFD.

 

 

 

Lire aussi

Hélène Molinari

- 5 mars 2017

joel napolillo

- 11 février 2021

- 22 janvier 2019