Le 14 novembre dernier (#14N), L’Entonnoir couvrait les manifestations contre l’austérité au niveau européen. Quand nous nous sommes penchés sur le cas berlinois quelque chose nous a intrigués : la principale manifestation de la capitale se faisait en collaboration avec le camp de réfugiés de la porte de Brandebourg. Le camp de réfugiés de la porte de Brandebourg… ? Quel camp de réfugiés? En creusant un peu, on s’est rapidement rendus compte qu’on avait raté une grosse info. Pas juste l’histoire de quelques réfugiés isolés qui demandent leur régularisation. Celle d’un an de révolte contre la loi allemande. Les médias francophones n’en ont que très peu parlé. On a donc lu pour vous le Web germanophone.
Cette histoire débute dans la nuit du 29 janvier, à Würzburg, dans le Sud de l’Allemagne. Et plus précisément dans la « maison 305 », un centre pour demandeurs d’asiles.
« Il était en quête de liberté »
Mohammed R. y est alors résident depuis cinq mois. Ce père de famille était policier en Iran, jusqu’au jour où il a désobéi à ses supérieurs et subi pour cela la torture. Il a alors fui son pays, cherché l’asile en Allemagne et atterri à Würzburg.
L’homme de 29 ans a dû beaucoup changer depuis son arrivée début septembre, écrit le journal local. […] Au début, il riait, il dansait même. Mais dans les mois qui ont suivi, la situation dans le camp de réfugiés de Würzburg l’a déprimé. […] C’était à tel point qu’il a même fait une demande pour rentrer en Iran, en connaissance de cause. En sachant le danger qui pesait sur lui là-bas à cause du régime. (traduit de l’allemand)
Samedi 29 janvier, il s’enferme dans sa chambre. Après avoir forcé la porte, les services de sécurité découvrent que l’Iranien s’est pendu. La presse allemande précise qu’il n’a pas laissé de « lettre de suicidé ». Le lendemain, ses compagnons de la maison 305 trouvent les mots à sa place lorsqu’ils écrivent près d’un autel à sa mémoire : « Er war auf der Suche nach der Freiheit. Das ist das Ergebniss » (« Il était en quête de liberté. Voilà le résultat »).
Les conditions d’accueil allemandes des demandeurs d’asile
Le suicide de Mohammed R. est évidemment la conséquence d’un entrelacement de causes diverses, parmi lesquelles probablement certaines très personnelles. Mais il a été l’élément de trop venu surplomber un ras-le-bol déjà fort présent chez les demandeurs d’asile d’Allemagne. De nombreuses actions l’évoquent dans les mois suivants : manifestations, camps de réfugiés et même grèves de la faim. Les principales revendications y sont toujours les mêmes :
– Le traitement plus rapide des demandes d’asile
– L’abolition de l’interdiction du travail (das Arbeitsverbote)
Selon la loi allemande les réfugiés n’ont pas le droit de travailler au cours de leur première année sur le territoire. Une fois cette année écoulée, ils doivent trouver un employeur prêt à certifier qu’il désire les engager. Les immigrants transmettent alors cette preuve de leur « engageabilité » à l’État afin d’obtenir un permis de travail. Mais rien ne garantit qu’ils l’obtiendront. Un site de défense des réfugiés de Bavière affirme d’ailleurs qu’un réfugié peut ainsi déposer 30 certificats sans pour autant recevoir un seul permis de travail en retour.
– La fin de l’hébergement dans des centres collectifs
– La fin de la restriction des déplacements (die Residenzpflicht)
Les demandeurs d’asile et les réfugiés ayant reçu un permis de séjour de courte durée ne peuvent sortir de la circonscription dont fait partie le camp où ils résident ou l’office qui leur a délivré leur permis. S’ils ne respectent pas ce principe, ils risquent jusqu’à un an de prison. L’ Allemagne est le seul pays européen a avoir inscrit un tel principe dans sa loi.
500km à pieds, ça use, ça use…
Quelle meilleure manière de protester contre cette dernière règle que de la bafouer ouvertement? C’est le choix fait par des réfugiés de Würzburg, rapidement rejoints par ceux des Länder (États fédérés) voisins : le 8 septembre ils se mettent en route pour Berlin, où ils comptent bien faire entendre leurs voix. Là où ça devient impressionnant, c’est quand on se penche sur le trajet effectué (l’itinéraire google maps révèle environ 480 kilomètres) … et qu’on apprend qu’il a été parcouru à pieds!
Dans cette vidéo : les demandeurs d'asile de Würzburg démontent leur camp de protestation puis commencent leur longue marche vers Berlin (à partir +/- de 3:15). On peut les entendre scander "Kein Mensch ist illegal" ("Aucun homme n'est illéga"l). La presse a relaté la présence d'entre 50 et 70 personnes lors de ce premier jour de marche.
Un deuxième trajet est prévu en bus. Beaucoup plus long, il vise à rassembler un maximum de demandeurs d’asiles entre Würzburg et Berlin. Avec le même objectif, The Voice (l’asbl allemande qui défend les réfugiés, pas l’émission qui vous casse les oreilles) fait circuler un appel au rassemblement – approximativement – traduit de l’allemand vers plusieurs langues, dont le français (ou, au choix, le kurde, le russe, l’ arabe, le farsi, le somali, l’anglais et l’espagnol).
Ils arrivent à Berlin le 6 octobre (reportage photo sur flickr, reportage au jt de das Erste , rassemblement des deux itinéraires et arrivée à Berlin, filmés par The Voice) et y organise leur première manifestation le 13 octobre (reportage photo sur le site des manifestants, reportage au jt de das Erste, reportage au jt de la RBB).
Le camp de la porte de Brandebourg
[pullquote]Quand les demandeurs d’asile plantent leur tente devant la porte de Brandebourg, la presse allemande couvre largement le sujet. Toujours rien en Belgique.[/pullquote]
La grande tente ne reste pas en place longtemps : la police l’a évacuée le 24 octobre. Quelques jours plus tard ce sont les couvertures, matelas isothermes et autres accessoires qui évoquent trop directement la manifestation de longue durée qui sont confisqués. [Notons qu’à ce moment les francophones commencent à s’intéresser au sujet mais on parle ici de La Croix ou de réseaux d’information alternatifs, toujours rien en Belgique]. Entre les touristes japonnais et les faux officiers URSS qu’il faut payer pour photographier à cet ancien emplacement du mur de Berlin, fleurissent alors rapidement les parapluies des réfugiés : ça, c’est autorisé.
Agrémentés de messages politiques et de revendications pacifistes, ces parapluies deviennent eux-même des outils de protestation et donnent lieu à un mouvement artistique : l’ Umbrella peace art. D’abord centralisé devant la porte Brandebourg, ce mouvement se propage ensuite à d’autres places berlinoises (voir à ce sujet cette vidéo (vous pouvez vous passer du son) et ce documentaire) puis à d’autres villes, comme le constate le créateur de ce blog consacré à la documentation des actions d’Umbrella peace art. Ces parapluies, d’abord seuls outils de protection tolérés pour les manifestants, deviennent les symboles d’une protestation.
Plus de trois semaines après leur installation, les manifestants n’ont toujours pas été reçus par leurs représentants politiques. La protestation est alors poussée un cran plus loin : en plus de se geler les fesses sur le sol glacé d’une ville pour laquelle ils ont marché pendant presque 500km, les demandeurs d’asiles font désormais grève de la faim.
La réponse ne se fait pas attendre (il faut dire que tout ça devait faire beaucoup à encaisser pour les bureaux de comm’ de l’État) :
- Le maire du quartier où les réfugiés sont installés rencontre leurs représentants et leur accorde le droit de rester jusqu’au 5 novembre. Il s’engage également à diminuer la présence policière, à autoriser trois tables et quatre chaises (pour la communication avec le public) et à fournir un « Wärmebus ».
- Littéralement « bus de chaleur », le « Wärmebus » est mis à disposition des manifestants le 6 novembre. Il leur permet de s’abriter la nuit et quand le froid devient insoutenable. Notons tout de même qu’entre pannes et remorquage par la police, ce bus sera, l’air de rien, déplacé de quelques centaines de mètres, dans une avenue un peu moins photographiée par les touristes.
- Maria Böhmer (déléguée du gouvernement fédéral pour les Migrations, les Réfugiés et l’Intégration) et Dilek Kilat (sénatrice berlinoise au Travail, aux Femmes et à l’Intégration) reçoivent des représentants des demandeurs d’asile et leurs promettent de travailler sur leurs requêtes (1er novembre).
Satisfaits de ces premiers pas faits dans leur sens, les manifestants interrompent leur grève de la faim. Mais ce n’est que pour mieux la reprendre le 16 novembre. Extrait de leur communiqué de presse à ce sujet (traduit de l’allemand) :
Apparemment le gouvernement fédéral ne voit l’intérêt des discussions que lors d’une grève de la faim. Par conséquent, à partir de ce jour, nous reprenons la grève de la faim interrompue le 1er novembre 2012. La réponse du gouvernement fédéral, le 07/11/2012, à la fraction minoritaire de la gauche au Bundestag [ndlr: qui l’a interrogée sur la collaboration avec les manifestants] était: « La grève de la faim, elle a été annulée dans la soirée du 01 Novembre 2012. Du point de vue du gouvernement fédéral, il n’y a pas besoin d’une nouvelle discussion ». […] Nous devons donc supposer que l’examen des faits et les engagements de madame Böhmer ne montraient pas une véritable intention mais une façade, et n’ont eu pour but que la fin de la grève de la faim.
Les quartiers d’hiver de la protestation
Début décembre, les manifestants ont mis un terme à leur grève, affirmant vouloir reprendre des forces pour continuer leur protestation ailleurs. Ailleurs, c’est dans une ancienne école du quartier de Kreuzberg. Depuis la mi-novembre, déjà, une portion des réfugiés (et de leurs sympathisants) avaient pris possession de ce lieu désaffecté pour le transformer en centre social occupé. Les derniers campeurs de la porte de Brandebourg les ont rejoints le 10 décembre. Ils insistent sur le fait que cela ne révèle pas la fin de leur mouvement, au contraire. La situation politique ne s’étant pas améliorée, ils estiment que leur passage dans leurs « quartiers d’hiver » n’est qu’une étape supplémentaire de la protestation.
Le district dont fait partie l’école squattée a donné son autorisation officielle aux réfugiés pour qu’ils restent dans le bâtiment jusqu’en mars 2013, soulignant qu’il ne faisait pas un temps à camper dehors. S’ils n’y dorment plus, les manifestants continuent cependant de mener des actions d’informations du public à la porte de Brandebourg.
Ceci n’est qu’un résumé berlino-centré des actions menées depuis maintenant un an en Allemagne. Et même dans la capitale on pourrait encore multiplier les illustrations (manifestations devant les ambassade iranienne et nigérienne, sapin renversé pour interpeller les touristes, etc). Pourtant, trouver un résumé, ne serait-ce que de ces grandes lignes, dans les médias belges est un défi : leur silence est inversement proportionnel à l’ampleur de la protestation en Allemagne. La raison nous échappe encore : barrière de la langue? Privilège donné au rôle européen de l’Allemagne? Quoiqu’il en soit,vous avez maintenant rattrapé votre retard sur 2012.
Et pour aller plus loin :
Le site global des manifestants allemands: en anglais (version réduite) et en allemand. La section médias de ce site est une mine d'or si vous cherchez des vidéos des actions menées en Allemagne.
Le site du camp berlinois : mélange d'anglais et d'allemand
Le site de l'asbl The Voice : en français, en allemand. Le site est actuellement en maintenance.
Sites des réfugiés d'autres villes allemandes : Düsseldorf (all), Passau (mélange d'anglais et d'allemand), Würzburg (all), Aub (anglais), Regensburg (all), Bamberg (anglais), Nuremberg (anglais et allemand), Francfort et son Land (all).