L’art c’est l’or

24 janvier 2013

Ce texte a été publié il y a tout juste un an dans C4. ArcelorMittal s’apprête alors à fermer le dernier haut-fourneau de Seraing et met toute la région liégeois en émoi : l’avenir de milliers de familles risque gros dans ce qui ressemblait à l’épilogue dramatique d’une histoire millénaire. Même si à l’époque, la direction du groupe se voulait rassurante en affirmant que la fermeture du chaud correspondait à la meilleure stratégie de conservation du froid…

art_est_orLes prémisses

Il semblerait que nos métallos furent les également les premiers ferrailleurs de la préhistoire en sillonnant la région et installant leur bas-fourneau là où ils trouvaient du minerais et du bois. Il s’agissait d’un simple trou creusé dans le sol où étaient jetés combustible, minerais et fondant.

Vers l’an 1000, les premiers bas-fourneaux furent construits en brique et terre cuite et ne dépassaient guère un ou deux mètres. On leur flanquait à leur base un soufflet pour amener l’air. Leur rendement était meilleur mais le principe restait le même : les fondeurs obtenaient une masse pâteuse qu’ils martelaient pour éliminer les scories et souder les molécules de fer entre elles. [ref]Houbrechts G., Petit F., 2004. Evolution des techniques sidérurgiques pré-industrielles et aperçu des critères de localisation de la métallurgie en « Terre de Durbuy », Terre de Durbuy, 89, pp. 3-29.[/ref]

C’est également à cette période que les fondeurs s’installent le long des cours d’eau, sur le sillon Sambre et Meuse pour utiliser la force motrice de l’eau. Les moulins initiaux actionnaient des masses (makas, en liégeois) capable de marteler des loupes de fer de plusieurs centaines de kilos. Pour reprendre les termes poético-scientifiques de Robert Halleux : « On pourra désormais quasiment superposer la carte du développement industriel et celle du réseau hydrologique. Des ruisseaux de faible débit, mais de cours rapide, actionneront des roues de moulins. Cette invention romaine se réintroduit à partir du IXe siècle, se développe aux XIIe et XIIIe siècles. » [ref]Robert Halleux, Anne-Catherine Bernès, Luc Étienne, 1995 « L’évolution des sciences et des techniques en Wallonie »[/ref]

 

La méthode Wallonne et les boulets de canon

L’histoire de la métallurgie mosane et liégeoise en l’occurrence fait un bond technologique vers la fin du XIVe siècle. La soufflerie hydraulique augmente le rendement, la température et les fourneaux se font plus haut, précurseur des hauts-fourneaux. Il ne s’agit plus de marteler des loupes de fer, mais de recueillir de la fonte en fusion : La « méthode wallonne » est née. Les premiers hauts-fourneaux seront d’ailleurs construits au pays de Liège [ref]Plusieurs théories s’affrontent tout de même, relatant l’invention à la même époque en Chine, ou en Europe du nord en Westphalie, un peu plus tard [wikipedia].[/ref]. De plus, la région regorge de matières premières (houille et minerai). « Par sa coulabilité, la fonte se prête à être moulée en ustensiles de cuisine, taques de foyer, canons, boulets, tuyauteries et oeuvres d’art. C’est le bronze du pauvre. » [ref]Idem [2][/ref]

Jusqu’au XVIeme siècle, tout le bassin mosan et ses confluents (Ourthe, Vestre) se développent et on exporte à gogo vers les Pays-Bas… jusqu’à la crise et les troubles religieux de 1566 [ref]Bruno Demoulin, « La Principauté de Liège de sa Renaissance à la Révolution » http://www.gedhs.ulg.ac.be/ebibliotheque/historique/demoulin.html[/ref]. La région rebondit cependant et sort de la crise grâce à de nouvelles inventions technologiques. L’ingéniosité liégeoise se révélera dans la construction de machines permettant l’évacuation de l’eau submergeant les mines (« Édit de conquête »[ref]Edit de la conquête : Embroglio juridique lié au brevet d’une machine permettant de pomper l’eau des mines. En gros les inventeurs et propriétaires de ces machines raflaient les mines inondées que les anciens propriétaires n’arrivaient plus à exploiter [wikipedia : http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89dit_de_Conqu%C3%AAte].[/ref], 1581-1582 ). Par ailleurs, l’ambiance « guerre civile » inter-religieuse donne des idées à certains puisque se développe fortement au début du XVIIe siècle l’industrie de l’armement et du clous et ça négocie ferme pour exporter dans toute l’Europe canons et fusils [ref]Idem [5][/ref]. C’est le développement du capitalisme, sous la houlette d’Ernest de Bavière, Prince-Evêque de Liège. L’homme crée des séminaires scientifiques, assure le développement des exploitations houillères et modernise l’industrie métallurgique. C’est également l’époque où le savoir-faire liégeois s’exporte, avec les techniciens eux-même. Un des exemples notoires est ce Louis de Geer, marchand de fer notable expatrié à Amsterdam qui s’en va développer la sidérurgie en Suède. S’ensuit une immigration de 5 à 10 000 ouvriers et techniciens wallons, dont il subsiste encore actuellement des patronymes suédois « bien de chez nous ». [ref]Les Wallons de Suède (en bref) in La Revue Toudi : http://www.larevuetoudi.org/fr/story/les-wallons-de-su%C3%A8de-en-bref[/ref]

 

De la coke à Cockerill…

1799 : C’est la première révolution industrielle. À Liège, on trouve des entreprises familiales fondées par des Orban (Grivegnée), des Lamarche (à Ougrée-Marihaye), des Behr et Dotées (Espérance-Longdoz), ou Puissant (Forges de la Providence), la société de Sclessin [ref]Cockerill-Sambre sur Wikipedia[/ref] qui prospèrent dans le secteur. C’est le capitalisme de l’arrière-arrière grand-papa… jusqu’à l’apparition de John Cockerill qui va dépoussiérer tout ça…

Fils d’ouvrier mécanique originaire du Lancashire en Angleterre, il est embarqué par son père William qui débarque alors dans la région liégeoise, à Verviers, avec un nouveau procédé mécanique pour filer la laine. Il s’installe alors avec sa famille au pied du Pont des Arches où il démarre un atelier de construction des machines. Nous sommes en 1807. La principauté de Liège est annexée à la France et la famille Cockerill. Quelques années plus tard, Napoléon est dégagé par Guillaume 1er des Pays-bas qui offre pour une bouchée de pain l’ancienne villa d’été du Prince-Evêque à Seraing où Cockerill fait construire une usine métallurgique.

Au XVIIIe, c’est la déforestation assurée partout où il y a un haut-fourneau, « l’ogre » engloutissant une quantité faramineuse de combustible pour produire la fonte, combustible qui de fait devient de plus en plus cher. L’Ardenne (bien moins fournie que maintenant) ressemble à un terrain de foot…

En 1821, John Cockerill règle le problème en construisant le premier haut-fourneau à coke à Seraing. De plus, la région liégeoise s’affranchit technologiquement de l’Angleterre en construisant des machines à vapeurs pour le continent, jusqu’à devenir la deuxième puissance industrielle mondiale, grâce à Cockerill, mais également grâce aux autres fonderies qui, dans l’émulation, inventent également de nouveaux procédés de fabrication. John Cockerill meurt en 1839 et la société anonyme Cockerill est créée quelques années plus tard.

En 1850, le complexe de Seraing/Liège est le plus grand pôle sidérurgique du monde avec 46 000 mètres carré de zone d’exploitation. On y construit différentes locomotives, chaudières, machines à tisser, ponts de bateau, etc. 4200 ouvriers y sont employés.

 

Grandeur et décadence

La fin du XIXe siècle voit naître l’apparition des moteurs au gaz de pétrole, puis électriques, détrônant les machines à vapeur. La SA John Cockerill se lance dans la construction de chaudières et de centrales électriques produites par des groupes électrogènes fonctionnant au gaz. Avant le démantèlement par les Allemands lors de la Première guerre mondiale, l’usine compte 10 600 ouvriers. [ref]Cockerill-Sambre sur Wikipedia[/ref]

Alors que la sidérurgie liégeoise innove et rebondit, crise après crise et ce depuis le Xe siècle, elle loupe pour ainsi dire la troisième révolution industrielle. « Un nouveau système technique se met en place avec le nucléaire, l’informatique, les plastiques et les nouveaux matériaux. Il n’y a plus d’avancée technologique majeure sans recherche scientifique. (…) Les sidérurgistes wallons, fiers de leur pouvoir et de leurs traditions, ont méconnu l’ampleur de la mutation, à la différence des périodes précédentes. Ils se sont modernisés un peu au hasard, dans une concurrence fratricide. » [ref]Carrozzo Serge, Le Soir : Histoire Cockerill, deux siècles d’existence d’une entreprise qui s’est coulée dans le bassin liégeois. Une histoire trempée dans l’acier (13 nov 2002)[/ref].

Durant les années 50, 60 et 70, histoire de rester concurrentiel sur le marché mondial, c’est le slogan « Grandir ou mourir » qui prévaut. Les différents groupes de la cité fusionnent (Ougrée-Marihaye, Espérance-Longdoz, Forges de la Providence) pour former la société Cockerill. Dans les années 80, Albert Frère fusionne le groupe avec les sociétés du sillon Sambre et Meuse pour créer Cockerill-Sambre. Le groupe est nationalisé et passe à la Région Wallonne en 1981. Cockerill Sambre regroupe plus ou moins 200 sociétés et couvre ainsi une gamme étendue d’activités et de produits. Aux 34 000 travailleurs du groupe, s’ajoutent 41 000 emplois indirects.

Le français Jean Gantois dirige le groupe dans les années 90… fait de la restructuration, achète par ci par là des usines à travers le monde et dégraisse en région liégeoise. Cockerill-Sambre reste tout de même la troisième entreprise du pays avec 25 000 travailleurs. Il recherche des « alliances stratégiques » (sic) en Europe et ouvre le capital du groupe, alors détenu quasi exclusivement par la Région Wallonne.

Le 9 février 1999, Usinor offre de racheter les parts du gouvernement wallon, à savoir 53,77%, pour 26 milliards de francs belges. Usinor possède alors 78,8% des parts et la Région Wallonne garde une minorité de blocage de 25%. [ref]Informations sociales Cockerill-Sambre : http://www.sodia.org/vf/arcelor/belgique/socbel.htm[/ref]

Puis c’est l’accélération des fusions acquisitions, Usinor est à son tour racheté par le nouveau groupe européen Arcelor, issu de la fusion de Aceralia (Espagne), Arbed (Luxembourg) et Usinor (France). L’agglomérat devient le premier producteur mondial d’acier. En 2003, il est question de fermer les deux derniers Haut-fourneaux de Seraing. Cela fait un bail que les « analystes » prédisent la mort des hauts-fourneaux qui ne sont pas installés près des ports maritimes. Ce qui aurait permis la bonne tenue du groupe dans la jungle capitaliste globalisée serait, selon R. Halleux son caractère « standalone », maîtrisant toute la chaîne de production, ainsi que les réseaux fluviaux performant assurant l’arrivée des matières premières [ref]Christian Laporte, La libre Belgique : «Robert Halleux :  La sidérurgie liégeoise était un modèle industriel en Europe ». (14 novembre 2011)[/ref]. Tuer le chaud en privilégiant le froid, serait-ce à terme la mort de l’industrie du métal à Liège ? … Et comme le ridicule ne tue pas, Arcelor est à son tour englobé en 2006 par le géant indien Mittal steel, qui devient à son tour premier producteur mondial d’acier avec Arcelor-Mittal. Aujourd’hui, il reste un haut-fourneau et quelque 3 000 travailleurs autour menacés de fermeture dans les prochains mois et mettant un terme à 6 siècles de coulées continues dans la région liégeoise.

 

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