Wu Ming : « Grillo pousse sur les ruines du mouvement »

5 mars 2013

La stratégie de Grillo est diversive. Elle sert a pousser l’« indignation », si célébrée dans les acampadas espagnoles et dans les occupy américains loin des places italiennes. Plus la crise devient féroce plus les scories de ressentiment sont dirigées dans un format pratique, celui du blog du Chef des Cinq Etoiles qui titille le justicialisme jacobin contre la « casta » et ses masques. Selon Wu Ming, le collectif de cinq écrivains auteurs de L’oeil de Carafa (en tant que Luther Blisset), 54 et Altai, le mouvement 5 étoiles a encadré les énergies potentielles d’une révolte contre l’austérité dans une cage discursive qui tient de la parodie du conflit politique, en le laissant administrer par une « organisation sectaire-entreprenariale » (Casaleggio & Cie) et par la conduite symbolique de Beppe Grillo. Selon Wu Ming le radicalisme des 5 étoiles « gère le manque de mouvements radicaux en Italie». La thèse, expliquée avec détermination dans un article sur le site de Internazionale, a été enrichie sur Giap, l’influent blog de Wu Ming, en interrompant le silence ébahi des mouvements qui ont traversé les derniers dix ans, de Gênes aux campagnes sur les biens communs.

 

Cette interview a été réalisée par Roberto Ciccarelli. Elle est parue dans le quotidien « il manifesto ».

 

 

Roberto Ciccarelli : Vous dites que Grillo n’est pas un incendiaire mais un pompier, parce qu’il pratique l’occupation systématique de l’espace discursif des mouvements : le No-Tav, l’eau comme bien commun, l’école et l’université, le revenu. Et il le replace dans un cadre que vous définissez de « droite ». Pouvez-vous expliquer ce que cela signifie?

Wu Ming : La naissance du « grillismo » est une conséquence de la crise des mouvements altermondialistes du début du siècle. Comme le fleuve se desséchait, le « grillisme » commençait à couler dans l’ancien lit. Au début, les liquides étaient encore mélangés et cela a empêché de voir ce qui bougeait dans le mélange, en plus d’atténuer certaines mauvaises odeurs. Ensuite, la tumultueuse hausse du M5S est devenue à son tour une cause – ou au moins une cause concomitante importante – de l’absence de mouvements radicaux en Italie, due à la « capture » systématique des revendications des luttes territoriales, surtout les plus « photogéniques ». Il n’est pas de lutte « civique » dont le M5S ne se soit approprié les mérites, en se décrivant comme le seul protagoniste. Thèmes, revendications et mots d’ordre ont été cooptés et re-declinés en un discours brouillon et classiquement « ni-ni », c’est-à-dire qui se présente en tant que au-delà de la droite et au-delà de la gauche. Il s’agit d’un discours qui accumule toujours plus de contradictions, parce qu’il fait co-exister l’ultra-libéralisme et la défense des biens communs, la rhétorique de la démocratie directe et « grillocentrique principe du chef », le soutien aux No Tav [ref] Le mouvement No Tav s’oppose depuis plus de 20 ans a « grand projet inutile » de construction d’une voie ferrée à haute vitesse entre Turin et Lyon[/ref] (fortement enraciné dans le Val di Susa, près de Turin) qui firent de la désobéissance civile et un juridisme à bon marché qui confond l’éthique avec absence de condamnations. Ce dernier aspect apparaît comme évident depuis le premier V Day[ref] pour Vaffanculo Day, littéralement, le « jour où vous allez vous faire foutre ». Il s’agit de grandes journées de protestations et de mobilisations populaires imaginées et promues par Beppe Grillo. La première eut lieu le 8 septembre 2007 et visait la corruption et la décadence de la classe politique italienne, la seconde fut organisée le 25 avril 2008 et avait pour thème la liberté de l’information – avec récolte de signature en faveur de la tenue d’un référendum pour statuer sur la suppression des aides publiques à la presse et celle de l’ordre des journalistes [/ref], quand Grillo sur la scène comparaît Daniele Farina du Leoncavallo (ndlr : centre social historique de Milan) à des gens suspectés d’avoir des liens avec la mafia, seulement parce qu’il avait aussi des « condamnations ». Tout ça sent déjà fort la droite, mais c’est surtout le récit de L’Italie fait par Grillo qui est de droite.

R.C. : C’est quoi le récit de Grillo?

WM : Il y a un « Peuple honnête » (conçu sans division intérieure, pas de classes, pas d’intérêts opposés) et il y a une « Caste corrompue » décrite en tant qu’externe au « Peuple ». Pour résoudre les problèmes de l’Italie il faut élire « les gens honnêtes » qui ne vont pas prendre des « décisions de droite » ou des «décisions de gauche »: ils vont prendre des décisions « justes ». En cela, la rhétorique du « grillisme » est similaire à celle du tant haï gouvernement Monti : les questions sont techniques, pas politiques. C’est un cadre de pensée simpliste et consolateur, qui élimine les contradictions, ne touche pas aux causes de la crise et offre des ennemis faciles à reconnaître.

R.C. : Mais pourquoi le M5S aujourd’hui obtient une approbation aussi énorme auprès de gens de gauche et des activistes de mouvements précédents ?

WM : Si Grillo et Casaleggio[ref] Gianroberto Casaleggio est un entrepreneur milanais spécialisé dans le secteur de l’e-business. Il est le co-fondateur du mouvement 5 stelle (avec B. Grillo) dont il est considéré comme le « guru »  [/ref] ont réussi à faire ça, c’est parce que les mouvements n’ont pas su trouver des solutions à la crise qui les a frappés il y a une dizaine d’années, il n’y a pas eu de travail de réorganisation et le cycle de luttes qui se sont succédées n’ont pas enraciné un sens commun. Grillo personnifie la faillite des mouvements, c’est surtout sur cet aspect que l’on doit s’interroger. Le fait que beaucoup de personnes de gauche, et parfois de gauche radicale (et carrément des protagonistes des précédents cycles de luttes) ont choisi Grillo « parce qu’il n’y a rien d’autre » est compréhensible, ce n’est pas à eux qu’on s’en prend, mais nous sommes convaincus que le M5S est une fausse solution, et le « il n’y a rien d’autre » une conséquence de la « capture » dont on parlait : si à tout mouvement est superposée la figure de Grillo, il est inévitable d’avoir l’impression qu’il est le seul qui bouge. Nous devons rompre le charme et, en même temps, nous devons commencer un difficile travail de reconstruction.

R.C. : Vous évoquiez les No Tav. Le 23 mars, tous les parlementaires du M5S iront manifester dans le Val di Suza dont le TAV, un signal fort, le mouvement s’approprie les revendications de la vallée. Et ça pourrait se répéter par rapport à d’autres mouvements. Comment ce choix d’entretenir des rapports organiques à un mouvement réel peut-il être compatible avec le cadre conceptuel de droite du M5S ?

WM : Ce sont eux qui devraient expliquer comment ils font pour concilier soutien à un mouvement qui ne craint pas de recourir à l’illégalité et à pratiquer l’usage de la force avec une conception de « l’honnêteté » qui se limite au casier judiciaire « vierge ». Ça aussi c’est une contradiction que l’activisme frénétique et voyant cherche à occulter : on court dans tous les sens pour n’affronter vraiment aucun problème de fond.

R.C. : Pouvez-vous donner un exemple de « problème de fond » qu’ils ne veulent pas affronter ?

WM : Le « revenu de citoyenneté » : ils en parlent en permanence, et c’était déjà un vieux vice du mouvement « antagoniste », surtout d’un certain post-opéraïsme [ref]Si on considère que la revue Multitudes peu être cataloguée de post-opéraïsme, alors on peut penser qu’ils savent de quoi ils parlent quand ils rangent tout ceci derrière ce terme[/ref] un peu… « flower power ». Mais qu’est-ce qu’on entend par « revenu de citoyenneté » ? La question se divise ultérieurement en deux : qu’est-ce qu’on entend par « revenu » ? C’est le chômage ? C’est un salaire minimum ? C’est 1000 euros par personne ? Et puis, on les trouve en taxant les riches ou en abolissant les pensions et en coupant tous les salaire publics ? L’ultralibéral Casaleggio pousse sans doute vers la seconde hypothèse, mais est-ce qu’ils sont tous d’accord entre eux ? Et puis qu’est-ce qu’on entend par « citoyenneté » ? Est-ce qu’il s’agit du principe universel né avec la Révolution Française ou est-ce qu’on parle de sa déclinaison nationaliste de droite ? C’est le droit du sol ou le droit du sang ? Mon voisin de palier à la peau noire, dont les enfants vont à l’école avec les miens, il en est exclu ou pas ? À en juger par certaines sorties racistes de plusieurs membres du M5S et de Grillo lui-même, nous pensons qu’il n’est pas inclus dans le dispositif, et que le « revenu de citoyenneté » sera distribué selon des critères chauvins.

R.C. : « Supporter » la révolte des bases du mouvement contre la direction du M5S, c’est fondamental. Mais de quelles bases parlons-nous, dans le M5S, il y a le précaire et l’indépendant, mais aussi le petit entrepreneur en crise et le pensionné ?

WM : À ce propos, il y a une équivoque. Par « supporter la révolte dans le M5S » nous entendons espérer que les contradictions deviennent aiguës et explosent. Ceci ne doit pas être confondu avec un discours bien-pensant sur la « base » qui est « bonne » : dans la base il y a pas mal de fascistes et de personnes qui jusqu’à hier s’emballaient en faveur de Bossi ou de Berlusconi, il y a aussi le gars du M5S de Pontedera qui a diffusé un communiqué horriblement raciste, il y a ce grilliste sarde qui a comparé le mariage gay à la zoophilie… La « base » n’est pas « bonne », ça aussi ce serait penser avec un cadre conceptuel[ref] Wu Ming utilise plus précisément le terme de frame qu’ils empruntent aux travaux de linguistique cognitive de George Lakoff. Selon les hypothèses constructivistes de ce dernier, la gauche se distingue, notamment, de la droite par l’usage d’un cadre conceptuel différent. Et ce cadre conceptuel est déterminant pour penser la réalité, l’action ou encore l’organisation : on ne pourrait pas mener une politique de gauche en fonctionnant avec des frame de droite. [/ref] de droite et faire entrer subrepticement le discours du « Peuple » contre la « Caste » – là où, en l’occurrence, la caste ce serait Grillo et Casaleggio. Non, nous nous espérons la rupture verticale et horizontale, et sur des questions concrètes. Il s’agira de batailles spécifiques qui mettront les grillistes « de gauche » devant des choix qui ne pourront pas être évités.

R.C. : Pensez-vous que Grillo acceptera la proposition de « gouverner » pour que ça ne finisse pas « comme en Grèce » ?

WM : Casaleggio, qui dévore sans doute des manuels de marketing dans le genre Prosperer dans le chaos de Tom Peters, est en train de s’interroger pour savoir comment conserver l’image du M5S comme un « grand désorganisateur » même dans un moment comme celui-ci, où il faudra bien prendre quelques décisions conrètes, et à toute décision concrète devra être sacrifié quelque chose (ou quelqu’un). De toute façon, peu importe la voie qu’ils prendront, les contradictions dont on a parlé ne pourront pas rester longtemps occultées.

(Traduction Claudia Vago et Greg Pascon)

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