L’avant-veille des legislatives de février dernier, Lorenzo Zamponi postait, sur le site Il Corsario, un texte aussi analytique qu’empreint d’une certaine inquiétude. Alors que d’influentes personnalités issues des mouvements sociaux italiens ont affirmé publiquement qu’elles voteraient Grillo, et ce pour différents motifs, ce journaliste, chercheur mais aussi militant, tente d’affronter le problème complexe et refoulé des rapports ambigus qu’entretiennent la gauche radicale et le Mouvement Cinque Stelle. Le tout sans s’empêcher de penser que quelque chose a forcément dû foirer quelque part pour qu’il se retrouve là, à devoir écrire des lignes sur Beppe Grillo à deux jours d’une élection nationale se tenant dans un contexte aussi décisif.
D’emblée Zamponi formule l’existence d’un triple nœud qu’il s’agira de défaire au lendemain des élections. Et le premier de ces écheveaux se trouverait, d’après lui, dans la manière dont les thèmes de l’altermondialisme – alors plus que finissant – se sont retrouvés à nourrir le blog de Beppe Grillo à ses débuts. À l’époque, en effet, on y parle de financiarisation de l’économie, privatisation des services et biens publics, OGM et pas encore de « renvoyer la caste à la maison ».
Tous ces thèmes sont un copié/collé de la gigantesque production intellectuelle des quatre années du cycle de luttes altermondialistes, mais, avec le temps et la disparition dans le débat public des subjectivités qui avaient animé ce mouvement et avec le replis que les partis de gauche effectuèrent du plan global vers le national, ceux-ci vont devenir toujours plus identifiés à Grillo et, à partir du V-Day de 2007, à son mouvement politique naissant.
Zamponi développe l’exemple de la lutte en faveur du retour de l’eau dans le secteur public – très lié au contexte des forums sociaux du tout début du siècle. Cette lutte, dès 2005, plus personne ne va lui accorder de place – ni dans les partis de gauche, ni dans les mouvements sociaux.
Tout un monde de réflexion, construit à partir des mouvements italiens et mondiaux, et du patrimoine commun du début des années 2000, est totalement abandonné, de la gauche parlementaire et des mouvements sociaux. Beppe Grillo n’a qu’à se baisser pour les ramasser, conquérant ainsi une crédibilité – notamment comme organe d’information capable de raconter des aspects de la réalité ignorés par une politique italienne provincialiste.
Le second nœud du problème daterait de la même époque mais se joue ailleurs, dans la manière dont le mouvement grilliste va réussir son implantation au niveau local. Un peu partout sur le territoire italien, des luttes environnementales ne cessent d’apparaître mais médias et politiques s’intéressent peu à celles-ci car elles ont lieu loin des grands centres urbains. L’ennui, comme le rappelle Zamponi, c’est qu’elles concernent la plupart des habitants du pays…
J’ai travaillé pendant trois ans comme chroniqueur local dans le Nord-est, il n’y avait pas une semaine durant laquelle les pages du journal pour lequel j’écrivais ainsi que les conseils communaux ou provinciaux ne s’occupaient pas, principalement, de débats sur l’installation d’un incinérateur, d’une décharge, d’une ligne à haute-tension, de modification du plan de secteur, de changement d’affectation d’une aire industrielle. Depuis la disparition des grands partis de masse, dans la grande plaine du Pô mais aussi désormais dans les régions méridionales, la seule question politique, dont des dizaines de millions d’Italiens font l’expérience immédiate, correspond à la bataille contre l’installation d’une centrale électrique à côté de l’école primaire, d’une voie rapide au milieu du village ou d’antennes 3G qui poussent partout comme des champignons.
Or, le seul qui va se mettre à parler la langue des activistes qui mènent ces luttes locales et territoriales, ne cherchez pas, c’est Beppe Grillo. Celui-ci ne rechignera pas à nommer, dans le débat public, les ennemis jurés de ces millions d’Italiens en colère : Gasparri et sa loi sur les télécommunications, les grands entrepreneurs soutenus par l’un ou l’autre bord politique. Ainsi, il pourra s’approprier tout un arsenal conceptuel et thématique, produit de la contre-expertise et des savoirs issus des luttes environnementales – quand les instances plus formelles des mouvements sociaux, elles, n’avaient jamais jugé bon de sortir de leurs préoccupations urbano-centrées pour accorder de l’importance à ce qui se passait ailleurs que dans les métropoles. Zamponi adopte un ton critique qui va en se durcissant :
On ne se rend compte qu’il se passe quelque chose que si on commence à lancer des pierres, comme dans le Val di Susa. Alors, là, oui, le combat territorial prend immédiatement une importance nationale pour tous, prompts qu’ils sont à venir se brancher sur la visibilité médiatique difficilement conquise par les No Tav durant ces dernières années. Mais la leçon qu’on en tire reste à l’image d’une myopie la plus totale : au lieu d’apprendre des No Tav et d’implanter des conflits territoriaux issus de laborieux travaux de construction d’un sens commun capable de transformer le rapport de force sur son territoire, tout le monde se donne rendez-vous dans le Val di Susa, une fois l’an, pour jeter des pierres. Et pendant ce temps-là, les No Tav, ainsi que les millions d’Italiens impliqués dans des luttes semblables partout dans le pays, font confiance à Grillo.
Ce qui amène Zamponi à envisager le troisième et dernier nœud, le plus complexe et le plus décisif à la fois : il s’agit des rapports entre mobilisation sociale et représentation politique.
C’est un thème qu’on traîne depuis au moins 68′, des kilos d’encre on été déversés dessus et il n’est sans doute pas possible de l’affronter si on ne l’assume pas comme une tension irrésolue entre deux pôles, à l’intérieur de laquelle un système complexe d’acteurs interconnectés trouve sa propre configuration (faite d’avancées, de replis, de coopérations vertueuses et de ruptures destructrices) en tentant de maintenir un cadre général de compatibilité réciproque construite dans un horizon commun et partagé – celui du changement de ce système socio-politique. C’était comme ça dans les années 70, c’était comme ça durant la crise du début 90, c’était comme ça durant les années du mouvement altermondialiste entre 2001 et 2004.
Ce cadre-là a volé en éclat entre 2006 et 2008 – notamment avec la désagrégation de Refondation Communiste qui avait tenté d’apporter, avec ses propres limites, des solutions innovantes à ce problème de communication. À partir de ce moment-là, le fameux slogan « personne ne nous représente » s’impose comme un des principaux mots d’ordre des mouvements sociaux. Zamponi ne pense pas que cela se soit fait à tord – il l’a d’ailleurs crié lui-même – mais il aurait sans doute fallu comprendre ce qui se cachait derrière cette affirmation d’irreprésentabilité, parce qu’on y retrouvait beaucoup de chose : la réduction de tout l’arc parlementaire à deux variations du thème néo-libéral (l’axe bipolaire Berlusconi-Veltroni), un certain dégoût de la logique de parti, le début du discours anti-caste prenant appuis sur la corruption, ce qu’on appelle de manière plus générique la crise de la représentation, de le simple colère.
À cette époque, on parle beaucoup de reconstruire la politique « par le bas », sur des bases plus démocratiques et participatives. Mais faute d’un outillage culturel adapté et sous l’influence d’un certain nihilisme, cette perspective ne débouchera sur la création d’aucune instance concrète. Et le mot d’ordre « personne ne nous représente » fera bientôt davantage écho aux campagnes de dénonciation des parlementaires sous enquêtes judiciaires qu’à une quelconque critique de la représentation. Pour Zamponi, il faut y voir le plus ténu et le plus ambigu des liens que les mouvements sociaux entretiennent avec le grillisme.
Y-a-t-il une différence entre le « qu’ils s’en aillent tous » de la contestation argentine de 2001 et celui du V-Day de Beppe Grillo ? Certainement. Et c’est un vieux truc de l’establishment que de coller l’étiquette de « populiste » ou de « antipolitique » à n’importe quelle contestation du système politique, dans le but de la délégitimer. Ce qui ne veut pas dire pour autant que des phénomènes distincts n’agissent pas dans un discours commun, que le poisson de la mobilisation sociale et celui du plebicitarisme grilliste n’ont pas nagé dans le même bain, que les instances organisées et politisées des mouvements n’ont pas joué avec cynisme et opportunisme de cette ambiguïté et cette équivoque pendant des années, en faisant semblant de ne pas voir ce qui se passait autour d’eux.
Pour illustrer ce rapport pour le moins troublé d’ambivalence, Zamponi explique comment Grillo opère dans le Val di Suza. Une fois qu’il arrive sur place, il commence immédiatement par critiquer Legambiente. Cette démarche, il faut la remettre dans un contexte de dé-légitimation de tout ce que la société peut avoir d’instances un tant soit peu structurées ou organisées. Une remise en questions qui a de sérieux fondements – là n’est pas le problème. Il est davantage dans ce qu’on oppose à ces organes : la pureté des gens et des lambda – qui ont accès à cette vérité que révèle le bon sens conçu comme toujours univoque. Parce qu’il n’y a pas d’intérêts opposés ou de points de vue contradictoires dans la société – et il suffirait de se débarrasser une bonne fois pour toute des élites (corrompues) pour que s’imposent, dans toute leur évidence, les solutions très simples aux principaux problèmes du monde actuel.
Ce discours est-il vraiment étranger au mouvement de ces dernières années ? Pouvons-nous sincèrement affirmer de ne pas avoir joué, notamment au travers de notre prétendue transversalité, avec ambiguïté sur ces points ? De ne pas avoir alimenté l’idée qu’une fois enclenchée la révolte, il existait des solutions simples et à porté de main – tant et si bien que toutes tentatives d’élaborer des propositions alternatives se voyaient taxées de « réformistes » – comme si le contexte conflictuel n’était pas constitutif d’une mobilisation sociale qui refuse de se limiter à l’évocation d’une rédemption messianique ?
La critique de la représentation s’imposait. Mais selon Zamponi, les mouvements sociaux italiens ne sont guère allés au-delà et ils ont échoué à intégrer les luttes spécifiques dans une perspective de changement global. Une situation qui débouche sur un modèle de lobbying à l’américaine : mouvements sociaux et parti passent des alliances autour de point précis et peu importe le fait qu’ils n’aient, par ailleurs, aucune affinité en ce qui concerne une vision politique plus large. Manque cruellement ce que Zamponi appelle « un sujet général » et il serait temps de s’en soucier.
Si nous ne commençons pas, en tant que mouvements, à affronter le problème de savoir comment on peut construire un sujet général, peu importe qu’il s’appelle parti ou pas, avec lequel établir un canal de discussion qui ne consiste pas à prendre la mesure de la pureté du conflit particulier mais celle de la capacité réelle de construire un changement, nous n’irons nulle part.
En conclusion, Zamponi tente de calmer les craintes de ceux qui voient en Grillo l’expression d’une menace fasciste en même tant qu’il voudrait refroidir les ardeurs de ceux qui proposent de ranger les suffrages qu’il récoltera bientôt massivement du côté de l’anti-austérité et de la rupture démocratique avec le gouvernement de technocrates de Mario Monti. Le problème, il le construit différemment et pense qu’il serait grand temps de ne pas le laisser davantage de côté. Il s’agit de trouver une solution capable d’envisager l’intégration de ce fameux « sujet général » – sans quoi les batailles telles que celles menées par les No Tav et les luttes politiques pour le changement dans le pays s’opposeront systématiquement. À la grande satisfaction de tout ceux qui ne veulent voir triompher ni l’une, ni l’autre.