Aujourd’hui professeur émérite, Jean-Marie Klinkenberg a longtemps enseigné à l’université de Liège les sciences du langage, la sémiotique et la rhétorique. Ses travaux, seul ou avec l’équipe interdisciplinaire connue sous le nom de «Groupe µ », ont profondément renouvelé l’intelligence de ces domaines.
Son dernier ouvrage « Voir faire, faire voir» aborde le langage de la peinture, et propose en quelque sorte une méthodologie du regard et de la transmission. Une transmission qui s’opère aussi à un niveau personnel puisque Jean-Marie Klinkenberg a été confronté dès l’enfance à la question de la vision par les liens privilégiés avec les arts plastiques légués par son héritage familial.
J’ai toujours trouvé difficile de me présenter en quelques mots. En réalité j’ai toujours été un touche-à-tout. Mon père me disait d’ailleurs lorsque j’étais petit : « Tu ne seras jamais qu’un grand faiseur de petites choses… » Je me suis intéressé à l’art, aux sciences… et choisir a toujours été un de mes drames. Cependant, du point de vue institutionnel, voilà : je suis un professeur de l’université de Liège tout fraîchement retraité, et je pratique essentiellement les sciences du langages.
Il existe différentes formes de langages. La discipline que l’on appelle la linguistique s’intéresse à un type de langage particulièrement important dans la mesure où il joue un rôle essentiel dans les rapports sociaux : le langage verbal. Elle s’occupe des langues en général, pas seulement du zambézien, du flamand ou du letton en particulier, mais aussi de voir ce qu’il y a de commun à toutes les langues, et de montrer comment elles fonctionnent.
La sémiotique est quant elle une discipline qui s’occupe de tous les types de langages, c’est-à-dire tous ceux qui sont fondés sur des signes. Car, à côté du langage verbal, il existe des quantités d’autres manières de communiquer : le langage visuel, le langage du corps, le langage des fleurs, le code de la route, tous ceux que les cultures mettent à notre disposition pour nous permettre d’entrer en relation et d’agir sur le monde. Et chacun de ces langages a ses propres règles, parfois aussi complexes que celles de la langue. La sémiotique n’a donc pas d’objet propre, mais elle constitue une grille d’analyse particulière. Elle approche ces phénomènes en posant une question qui fait son originalité : qu’ont-ils de commun ? Et ce qu’il y a de commun entre eux, c’est le sens. Il s’agit donc de se poser la question : pourquoi y a-t-il du sens plutôt que rien? Comment le sens naît-il en nous, et comment donnons-nous le sens aux choses ?
Langage de la peinture
En ce qui concerne les images visuelles, elles peuvent être approchées par l’esthétique, la sociologie, ou l’histoire de l’art, mais aussi être considérées comme des objets sémiotiques. Entre les graffitis des pissotières, les tableaux de maîtres, les feux rouges et les calligrammes de la poésie contemporaine, il y a quelque chose de commun, qui est de dire quelque chose sur le monde, par le biais de la vision.
Voir faire, faire voir est un petit livre où je parle du langage visuel, et plus particulièrement du langage des artistes. Pour l’anecdote, ce livre est en fait un recueil de petits textes que j’avais écrits sur différents artistes (pour certains, c’étaient même des travaux de commande). Je les ai réunis, je me suis rendu compte qu’il y avait une sorte de fil conducteur qui courait dans tous ces textes, et j’en ai tiré une espèce de petite méthodologie : comment peut-on voir, et, une fois que l’on a vu, comment faire voir aux autres ce que l’on a vu ? Car, plutôt que d’écrire de la poésie à partir de tableaux, comme le fait souvent la critique d’art, j’ai essayé de traiter l’art plastique comme un langage, et surtout d’en voir l’efficacité. De décrire et d’expliquer comment telle technique, telle couleur, forme ou texture, tel tracé pouvait constituer un message visuel produisant telle impression, suscitant tel effet.
Héritage visuel
Je viens d’une famille qui a toujours vécu dans certaine proximité avec l’art. Mes frères et sœurs – nous sommes cinq – sont tous sans doute plus proches que moi de l’artisanat, et donc du faire qu’il y a dans la peinture. Mon père était peintre : il gagnait sa vie en peignant des façades, des salons, mais son rêve était d’être artiste peintre. Il l’était d’ailleurs, en pastel, en aquarelle, et surtout par l’invention d’une espèce de technique que l’on peut appeler la peinture sur verre. Par ailleurs, le professeur de dessin de mon père, le Verviétois Maurice Pirenne, trop souvent injustement réduit à la formule de peintre intimiste, était un ami de mon père, qui passait le voir tous les dimanches, en compagnie d’ailleurs d’un autre Verviétois connu, André Blavier.
La formation universitaire que j’ai reçue, qui est une formation critique — qui se veut critique au point parfois de sombrer ou de se magnifier jusqu’au paradoxe—, cette formation critique amène une objectivation, une compréhension, une explication. D’une certaine manière, ma démarche est une façon d’objectiver l’héritage que m’a laissé mon père.
Transmission, évolution
A propos de mon père, j’ai un regard à la fois proche et distancié. C’est toute l’histoire de la transmission entre générations ! D’une part, je sais tout ce que je dois à l’éducation que j’ai reçue — une curiosité qui n’a jamais été brimée, une certaine forme de liberté d’esprit, le besoin de justice —, mais, en même temps, les générations sont faites pour que l’une prenne appui sur la génération antérieure pour faire quelque chose de différent. Et je suis très différent de mon père ; mes croyances ne sont pas les siennes, ou plutôt mes incroyances ne sont pas ce qu’étaient ses croyances. Je sais ce que je dois au passé, mais je ne suis pas dans le droit fil. Une transmission est toujours en même temps une trahison ! A propos de son œuvre, disons que je vois mieux comment les choses sont faites, et je vois mieux pourquoi telle chose produit tel effet, c’est certain ; cela, c’est la part d’objectivation. Par exemple, je trouve qu’il était particulièrement remarquable dans l’aquarelle, parce que je sais comment on fait de l’aquarelle, et quel est le challenge qu’il y a dans une aquarelle. Il n’empêche que l’aquarelle en général, c’est un art qui produit souvent du mièvre. C’est un effet qui est presque co-naturel à la technique. Et alors, il y a des aquarelles de mon père que je trouve techniquement très forte, mais mièvres, voilà ! Ses peintures sur verre, quant à elles, sont le résultat d’un travail qui est souvent très inventif, parce qu’il y a une grande partie qui est souvent laissée au hasard. Il y avait de l’écriture automatique chez les surréalistes, il y a de la peinture automatique à la base de la peinture sur verre, et mon père en tirait des choses… eh bien quelque part, ça passe ou ça casse ! C’est sans doute dans ses peintures sur verre que se trouvent ses œuvres les plus créatives et les plus réussies, et par contre il y a certains résultats qui, je trouve, sont des chromos.
Cependant, à la fin, pour qu’une démarche soit complète, il devrait toujours y avoir une transmission. Et, en l’occurrence, on peut dire qu’elle s’inscrit au cœur de mes préoccupations. La deuxième partie de mon livre lui est consacrée, dans la mesure où le voir faire ne s’accomplit véritablement que dans le partage du plaisir reçu, plaisir de voir, plaisir de comprendre. On dit souvent aux universitaires : « Vos analyses, cela dessèche, il vaut mieux rester avec l’émotion inconnue, la première impression, ne pas savoir d’où cela vient… ». Moi, je prétends le contraire. Je prétends que comprendre ne dessèche pas, mais nourrit, et que quand je sais d’où vient mon émotion, et pourquoi j’ai ressenti cela devant tel tableau, le fait de savoir pourquoi augmente mon plaisir. Cela superpose un plaisir d’un certain type au premier, qui ne disparaît pas et qui s’en trouve peut-être magnifié. Ensuite, s’il s’agit d’abord de s’exercer à regarder, pour essayer de tirer d’un spectacle visuel tout le suc possible, le nec plus ultra c’est quand même quand on parvient à expliquer ça aux autres. Après le voir faire, le « je regarde comment il a fait, comment c’est fait », j’offre aux autres la démarche qui a été la mienne, et le moyen de connaître le plaisir qui a été le mien. En mettant en valeur un regard, une méthode qui est partageable. Si elle n’était pas partageable, on regarderait des trucs, on fermerait sa gueule et on n’en parlerait jamais. C’est aussi cela que permet l’objectivation.
L’objectivation est-elle dans le sens de la gidouille, ou inversement ? Il faudrait savoir si la gidouille est lévogyre ou dextrogyre… Est-elle centripète ou centrifuge ? On n’a jamais dit que la gidouille avait un sens ! En tout cas, pour moi elle est centrifuge, c’est une manière de s’étendre, d’échapper au centre. On s’étend dans le monde, et en même temps on étend les objets de sa curiosité. Et les partager va dans le même sens. La transmission est une forme d’extension, mais en faisant cela on essaie en même temps de trouver en soi l’unité que l’on doit bien avoir quelque part, mais qui n’apparaît pas nécessairement, unité que personnellement je n’ai jamais connue moi-même. Pourtant, il n’empêche que c’est sans doute à travers cette transmission qu’on peut la trouver. Cela va de pair… En fils !
Propos recueillis par Antaki. Transcription et montage Florence Keymeulen.