Lorsqu’on évoque l’Espagne, trois clichés viennent en tête : la paella, le flamenco et la corrida. Étant espagnole, ces trois « traditions » poursuivent partout les Espagnols, y compris en Belgique, même si en réalité aucune d’entre elles ne leur plaît. Toutefois, ce rituel continu de références à cette culture d’origine questionne sur la connaissance des usages et coutumes typiques de ce pays, en particulier la tauromachie. Au-delà de tous les arguments qui pourraient inciter à défendre ou à condamner les corridas, demeure cette figure si importante pour la tauromachie, et d’une certaine manière pour l’imaginaire espagnol : le torero. Le monde du matador se déploie entre rêves de triomphe et peur d’une fin tragique. Rencontre avec Emilio de Justo, vingt-huit ans.
Dès son enfance, Emilio de Justo baigne dans la tauromachie. Sa région natale, l’Extremadure, a vu naître et grandir de nombreux toreros renommés, et la réputation de la bravoure des taureaux qui pâturent dans ces prés n’est plus à faire. Les fêtes de villages tournent quasiment toutes autour des corridas et des mises au Toril. Cet univers tauromachique va d’emblée fasciner l’apprenti matador : « Quand j’étais petit, je percevais le monde du taureau comme une sorte de contrée mystérieuse. Je voyais les toreros comme des héros, comme des personnes surdouées, car pour se planter devant un taureau il faut avoir du courage et un savoir-faire impressionnant » se remémore Emilio.
Au fil du temps, la fascination se mue en passion. À quinze ans, Emilio décide de dédier sa vie à la tauromachie. Ses débuts sont difficiles, sa famille et ses amis n’étant pas d’accord avec son choix. « Au début, personne ne voulait que je devienne torero. Je comprends que voir son fils risquer sa vie au quotidien n’est pas du goût d’une mère et d’un père. Je reconnais que c’était un coup dur pour ma famille… Cependant, il m’ont toujours soutenu malgré tout ». Ses proches finiront eux aussi par comprendre et par accepter son amour pour la cape rouge. Sa vie d’adolescent va basculer : « fiestas » et sorties entre amis se réduisent au profit de dures journées d’entraînement, de voyages, de corridas… « Se consacrer à ce métier exige un grand dévouement. Si on veut vraiment devenir matador, on doit se préparer psychologiquement à accepter la nécessité de se priver de beaucoup de choses pour vivre de son métier. Finalement on n’a pas une vie normale d’ados – le regret du bullfighter – mais tout effort a sa récompense : triompher dans l’arène, voyager, connaître tout un monde que je n’aurais jamais connu sinon… ». À vingt-huit ans, ce jeune torero a déjà parcouru des centaines de places, en Amérique du Sud et en Espagne, ce qui lui a permis de connaître d’autres cultures. Il le doit au monde de la tauromachie, envers qui il érouve beaucoup de gratitude : « C’est beau de pouvoir dire que je suis torero, et qu’en prime, je peux me vanter de me réjouir de pratiquer mon métier, car être matador me permet de connaître d’autres pays, d’autres traditions et d’autres manières de vivre. »
Toutefois, dans cette profession-là aussi, tout ce qui brille n’est pas de l’or — la peur et l’incertitude accompagnent les toreros partout où ils vont. Ils évitent d’y penser trop souvent, mais l’idée de mourir encorné par un taureau n’est jamais bien loin – ce qui implique une autre façon de voir la vie. « Nous vivons avec cette tension et cette incertitude tout le temps, car notre vie est continuellement en danger. Dans d’autres professions, plus communes, on n’expose pas ainsi sa vie : il y a davantage de tranquillité. Mais, avec le temps, on assimile cette dimension, ça devient une routine : on sait qu’un taureau peut faire basculer d’un coup notre existence ». La peur dont il est question ici ne se limite pas à la crainte de la mort ou des blessures : il s’agit aussi de celle du fiasco ou de l’infortune lors d’une corrida. Emilio le confirme : « Je crains plus l’échec que le taureau, je redoute que les choses ne finissent pas comme je l’avais prévu, ou de rater une importante corrida ».
Chaque soir de corrida, Emilio et d’autres toreros se confrontent à leurs peurs en se dressant devant un animal fier et brave. Certains d’entre eux s’en remettent à Dieu, tandis que d’autres s’accrochent à leur foi en eux-mêmes pour réussir à affronter cette bête qui pourrait mettre un terme à leur carrière ou à leur existence. Mais qui pourrait tout aussi bien leur apporter la gloire et la sortie «par la porte grande». Rêves et cauchemars s’affrontent ainsi toujours dans une sorte de grande loterie : la gloire ou la douleur. « J’ai faits des cauchemars dans lesquels je prends un coup de corne fatal ou dans lesquels je rate une bonne opportunité, mais j’ai fait davantage de jolis rêves sur l’univers de la tauromachie ». Et du songe à la réalité, il n’y a parfois qu’un pas : Emilio a déjà été encorné, mais toujours « légerement ». Il a aussi ressenti la frustration d’une opportunité perdue dans l’arène espagnole la plus réputée, Las Ventas. Une grande défaite que n’a pas tempéré ses rêves de sortir triomphalement un jour de cette mythique arène madrilène.
Il nous livre sa potion magique : « concentration, préparation et sacrifice ». Ces trois éléments accaparent tout son existence — au point de ne pas pouvoir consacrer tout le temps qu’il voudrait à sa famille et à ses amis. Et même aux femmes – à la différence de cette réputation de coureur de jupons que traînent les toreros. « Je pense qu’il y a beaucoup de légende là-derrière : le torero constitue un véritable symbole de l’Espagnol, qu’il représente comme un « macho »… mais je pense que la vie du matador est submergée par son métier. Et il n’y a pas de quoi lui attribuer cette réputation de tombeur ». Bien au contraire, c’est même difficile pour les bullfighter de trouver une femme qui accepte son métier et qui l’appuie dans sa lutte quotidienne. « Il faut pouvoir dénicher la perle, celle qui non seulement puisse comprendre ta façon de vivre, mais qui te respecte et valorise tes efforts, tes sacrifices. La personne qui est à tes côtés doit savoir que c’est un métier difficile et dangereux, mais que tu t’amuses et que tu es heureux grâce à ce métier: elle doit pouvoir s’en réjouir elle aussi. C’est ardu à comprendre et à respecter, mais c’est aussi basique dans une relation ».
Respect et compréhension, les bases de la vie en couple selon Emilio. Des principes qui valent aussi lorsqu’on l’interroge sur les rapports conflictuels que la pratique de la corrida implique en termes de droits des animaux : « Je peux comprendre ceux qui n’aiment pas les corridas, tout le mouvement anti-taurin, je les respecte. Cependant je pense qu’ils ne devraient pas imposer leur vision des choses, qui vise à provoquer la disparition de la tauromachie. Aujourd’hui, la question de la tauromachie est très politisée, il y a une pression énorme derrière l’abolition des corridas, à Barcelone notamment. En Catalogne, il y a beaucoup d’aficionados, et on leur ôte la liberté de pouvoir participer à une tradition qu’ils aiment ».
Derrière cette possible politisation de la question tauromachique en Espagne, la question de la souffrance de l’animal semble évidente… « Je ne sais pas si le taureau souffre ou pas : je ne suis pas un taureau, je ne saurais vous le dire. Mais, comme tout être vivant, il ressent la douleur. Cependant, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une maltraitance. Les toreros aiment la nature, les animaux et surtout le taureau, puisqu’il nous donne tout ce qu’on a. Je ne suis pas capable de me voir comme quelqu’un de maltraitant. Le problème réside dans le rapport qu’on entretient actuellement avec la mort : on n’est plus habitués au sang. Or, le taureau va finir par mourir, que ce soit dans l’arène ou dans un abattoir. Au moins, dans l’arène, il a une chance de survivre. S’il démontre sa bravoure, il sera gracié » conclut Emilio.
Malgré ces temps difficiles pour la tauromachie, Emilio a les idées bien claires : « Si je renaissais, je serait encore une fois torero ».
Marta Luceño Moreno