Et sinon, le futur ?

3 avril 2013

Quelle meilleure façon d’éviter une « fin » que de la prédire? Faute de machine à explorer le temps (pour l’instant ?), tentons de prévoir les futurs possibles! Une idée un peu folle? Elle séduit, de Monsieur tout-le-monde à l’homme de pouvoir. 

Sans gris-gris ni encens à outrance, Julia vit dans un appartement « comme les autres ». C’est ce que ses clients lui disent. « Pas besoin de babioles d’arnaqueurs, mon jeu de tarot et un pendule suffisent » affirme-t-elle. Ouvrière depuis vingt-cinq ans, elle tire aussi les cartes à des proches et des inconnus. Riant, elle parle de son succès : « Les gens ont beaucoup de questions dans la tête, vous savez ». Les plus fréquentes ? Celles qui touchent à l’amour, à la fortune « et bien sûr au bonheur tout court. Il s’agit presque toujours de questions personnelles, c’est rare qu’on me demande si la paix dans le monde va arriver » s’amuse-t-elle.

Qu’importe si Julia a un réel pouvoir de divination : son succès montre l’intérêt permanent de l’homme pour le futur. Qu’on fantasme à propos de colonisation interplanétaire, qu’on pense à notre retraite ou qu’on branche un réveil, on se projette toujours dans l’avenir. Pas étonnant, d’ailleurs : on nous incite à le faire très tôt, avec la fameuse question « qu’est ce que tu veux faire quand tu seras grand ? ».

De la littérature (Philippe K. Dick, Bernard Werber dont l’arbre des possibles a été replanté sur internet [ref] Infos : Prospective 2100 asbl : 2100.org [/ref], …) au cinéma (Retour vers le Futur, Dark City,…) en passant par la télévision (Futurama, Dr Who…), l’avenir est le terrain de jeu idéal des esprits créatifs : tout y reste à faire. D’autres préfèrent y voir un objet de science, comme les futurologues et prospectivistes. Ils utilisent la statistique, les algorithmes, l’Histoire (celle avec un grand H, cette fois) et tout ce qui peut les rapprocher du tant courtisé adjectif « scientifique ». Leur objectif? Anticiper le futur tout en rejetant l’option, trop peu crédible, de la « prédiction ».

Le Français Thierry Gaudin (expert auprès de l’OCDE, des Nations Unies et de la Commission Européenne, rien que ça) a initié une des tendances actuelles. Dans ses livres « 2100, Récit du prochain siècle » et « 2100, Odyssée de l’espèce », il décrit 13 « programmes » pour l’avenir. Ceux-ci sont également relayés par une asbl créée pour « promouvoir la prospective auprès des décideurs ». Tous considèrent qu’en 2020 nous entrerons dans la société de l’enseignement, où la violence est telle que « le marché des blindages, des serrures et des caméras de protection n’a jamais été aussi florissant ». Là, « les esprits sont mis au carré par des logiciels d’entraînement mental. Les tests de conditionnement sont rendus obligatoires, en préalable même à des gestes du quotidien, tels des retraits bancaires ». Si ce scénario, qui semble révéler les mêmes inquiétudes chez Gaudin que chez Georges Orwell, ne vous plaît pas, il faudra attendre la société de la création, dès 2060. A cette époque, « l’ habitat maritime offrira une qualité de vie accrue », prévoit le programme « Habiter les mers ». Au menu pour 2060-2100, citons encore « Industrialiser l’espace », « Système judiciaire mondial » et « Humanisme industriel », où l’ entreprise devient « la forme de socialisation de l’avenir, succédant aux formes anciennes, le village et la tribu ». Mais les analystes du futur visent parfois un temps plus proche, notamment lorsqu’ils servent des entreprises, ou des Etats.

David Forest relate même, dans la revue « Quaderni », le danger d’utiliser « des recherches sur le futur comme arme idéologique inféodée à un pouvoir gouvernemental ». Que penser alors du projet lancé en 2003 par la CIA et un noyau d’experts dont Ged Davis (Shell) afin d’anticiper 2020 ? Quatre scénarios en résultent. Tous incluent le mythe de la globalisation. On nous promet même une conséquence attrayante : un revenu moyen par habitant 50 % plus élevé. Mais attention, d’après la CIA, la globalisation ne mine en rien pas l’hégémonie américaine. D’après le scénario « Pax americana », les U.S.A continueront de peser fortement sur l’ordre mondial. Le rapport précise qu’« aucun pays n’a l’air proche de pouvoir rivaliser avec la puissance militaire américaine d’ici 2020 » et que, parallèlement, « la dispersion rapide des technologies mortelles biologiques et autres augmente le risque qu’un individu non affilié à un groupe terroriste soit capable de répandre la mort ». Selon la CIA, les raisons de paniquer sont donc nombreuses ! Mais l’ennemi le plus cité reste l’islam : nous lisons ainsi que l’Europe et la Russie ont un grand avenir économique… à condition qu’elles durcissent leur système social pour compenser l’immigration musulmane massive. Selon le rapport, le terrorisme va aussi se renforcer, grâce au succès de l’Islam. Un « cycle de la peur » semblable à la « société de l’enseignement » [Gaudin] est annoncé. Mais ici, le scénario est valorisé pour la sécurité qu’il permet. La CIA fournit un exemple : des SMS échangés par des dealers d’armes en 2020.

– Ça va être difficile.

– De t’en procurer?

– Non de le bouger, trop d’yeux sur moi.

– Tu rigoles, tu vis dans un des pays les plus pauvres.

– À qui le dis-tu! Dubaï était un pays civilisé, mais c’est devenu impossible d’y opérer.

Il est ardu d’évaluer la valeur des thèses évoquées. Elles semblent nous en apprendre plus sur le présent où elles sont ancrées que sur l’avenir qu’elles entendent prédire. Elles nous parlent, notamment, des peurs très contemporaines qui animent leurs auteurs. Mais la manière dont ces analystes de l’avenir pensent influencer le regard de leurs lecteurs : leurs prophéties auraient des propriétés auto-réalisatrices — même s’ils affirment ne donner « que » plusieurs pistes hypothétiques à la croisée desquelles la réalité future se trouverait… Et quand le rapport est destiné à des instances politiques, la prospective, qui se veut « science du futur », ne fait pas que donner des informations sur le présent : elle l’influence également.

 

Mélodie Mertz

 

Rapport CIA: foia.cia.gov/2020/2020.pdf ( ) arbredespossibles.com

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