L’automne commence mal. La souris de mon portable (achetée aux dernières soldes) fait des siennes, ma copine se bat avec ses bas nylon qui filent, la tondeuse a rendu l’âme à cause d’une pièce en plastic dans le moteur, ma belle-mère me tricote un pull aux nouvelles (horribles) couleurs tendance de cet hiver, à la télé passent des documentaires sur la stérilisation artificielle des légumes et sur l’exploitation infantile par l’armée des mines de coltan au Congo… pas de doute : nous voici plongés au cœur de l’obsolescence programmée !
Dans les années 20, se disant qu’« un objet qui ne s’use pas est une perte pour les industries », les grands producteurs réagissent aux nouveaux brevets portant sur l’augmentation de la durée de vie des ampoules à incandescence. Ils forment le cartel de Phoebus [ref] fr.wikipedia.org/wiki/Cartel_de_Phoebus [/ref] visant à restreindre leur durée de vie : une ampoule n’éclairera dorénavant pas plus de 1000 heures, sous peine d’amendes infligées par le groupement des fabricants ! Sans concurrence et à qualité égale, les prix pouvaient dès lors monter.
Une tactique de marketing industriel quasi mystique
« Notre économie surproductive […] exige que nous érigions la consommation au rang de mode de vie, que nous convertissions l’achat et l’utilisation de biens au rang de rituel, que nous cherchions notre satisfaction spirituelle, égotique, dans la consommation… Il nous faut des objets consommés, consumés, remplacés et jetés à un rythme toujours plus rapide. » [ref] V. Lebow, spécialiste de la distribution, 1955 (cité en fr : owni.fr/2011/05/01/obsolescence-programmee-comment-les-entreprises-entretiennent-le-cycle-du-jetable/) [/ref]
Le terme « obsolescence programmée » apparaît en 1932 et se définit comme le fait, pour les fabricants de biens de consommation, d’utiliser différentes techniques (dont le niveau de légalité varie selon le pays) afin de limiter volontairement la durée de vie de ces objets, en les rendant inutilisables ou simplement « dépassés ».
Afin que le consommateur remplace ledit produit chez le même fabricant, cette pratique implique une position dominante sur le marché, voire le monopole — afin d’éviter la concurrence de produits de meilleure qualité et à la durée de vie plus longue — et un camouflage de la limitation volontaire de la longévité du bien à l’acheteur.
Comment alimenter un marché saturé ? Tel est le défi des industriels confrontés au besoin de vendre des produits à des consommateurs déjà équipés. Trois possibilités s’offrent à eux. Primo, utiliser la technologie pour fabriquer des produits moins robustes, moins fiables, et non réparables. Secondo, employer le design pour vieillir et dévaloriser prématurément un objet dans la représentation du public-cible. Tertio, s’appuyer sur la législation pour qu’elle produise de nouvelles lois imposant une « mise aux normes ».
Le renouvellement perpétuel
Certains détracteurs de l’obsolescence programmée accusent le libre-arbitre du consommateur qui, en somme, choisirait de lui-même des produits moins chers et moins durables par goût de la variété et de la nouveauté. Au contraire, selon B. Stevens, designer industriel, il faut « inculquer à l’acheteur le désir de posséder quelque chose d’un peu plus récent, d’un peu meilleur et un peu plus tôt que ce qui est nécessaire »[ref] Cité en fr : fr.wikipedia.org/wiki/Obsolescence_programm%C3%A9e#Expression [/ref]. A l’heure où le « dernier cri » est devenu pour certains un impératif, se pose la question du rôle de la publicité et du marketing dans le changement de nos habitudes de consommation et de nos envies de nouveauté. La simple annonce de la sortie imminente d’un nouveau modèle attise les désirs impatients…
La privatisation du progrès… au service du public ?
La logique qui sous-tend cet étrange « courant de pensée » repose sur un axiome fondamental : le remplacement rapide de la technologie serait essentiel au progrès. Dès lors, il conviendrait d’accepter, de revendiquer même, la privatisation de celui-ci — puisque, comme le rappelle un autre axiome, c’est en visant son propre intérêt que l’humain assurera du même coup celui de tout le monde (avec l’aide de la « main invisible »). Nous assistons ainsi à une prise d’otage des consommateurs, obligés d’acquérir de nouveaux appareils à des fins de compatibilité. De ce point de vue, la valeur et l’utilité d’une innovation ne se posent plus : Elles sont tout bonnement imposées par des intérêts privés soumis aux lois du marché.
Sans prendre en compte le côté moral des brevets sur le vivant, les OGM sont un parfait exemple de la soumission à ce « progrès » puisqu’une société contraint à l’achat annuel de graines stériles.
« C’est bon pour l’économie et l’emploi »
Sur le même principe que l’adage « une bonne guerre relance l’économie », il y a une acceptation populaire du fait qu’un objet cassé et à remplacer favoriserait l’emploi. Afin de briser ce mythe, l’économiste Frédéric Bastiat écrit en 1850 « le sophisme de la vitre cassée » [ref] « Ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas ». bastiat.org/fr/cqovecqonvp.html#vitre_cassee [/ref] : il est absurde de penser qu’une vitre brisée serait plus profitable à l’économie qu’une non-cassée. Certes, il faudra que son propriétaire s’en achète une nouvelle, mais l’argent qu’il dépensera ainsi aurait pu être utilisé pour acquérir autre chose et posséder alors deux fois plus d’objets. Mais cet économiste réfléchit en termes d’usages. Un siècle et demi plus tard, nous savons bien que lorsqu’on tente d’augmenter le PIB ou de doper la croissance, on se moque de l’usage qu’on pourra faire des biens consommés à cet effet. Et pas que de ça, d’ailleurs…
L’obsolescence programmée de nos objets nous incite à les mettre facilement (ou obligatoirement) au rebut. Ils deviennent ainsi les déchets entassés d’une production galopante.
Parallèlement, l’évolution technologique sert d’argument écologique et d’incitateur au remplacement d’équipements non défectueux par d’autres ayant une consommation énergétique plus basse ou un impact néfaste sur l’environnement inférieur. Mais l’impact énergétique d’un appareil ne se limite pas à la consommation qu’on en fait [ref] Idem [/ref] : il convient également de prendre en compte son « coût » écologique de fabrication. Or, les équipements sophistiqués qui nous promettent des économies d’énergie voient leur durée de vie se réduire – notamment parce qu’ils sont de moins en moins réparables.
La durée d’utilisation d’un produit intervient dans son impact écologique. Ainsi, un équipement d’une durée de vie optimale de 7 à 8 ans aura un impact écologique calculé sur sa consommation énergétique, alors que si son remplacement a lieu au bout de 3 ou 4 ans ans, sa phase de fabrication sera considérée comme la plus “impactante” sur l’environnement [ref] Selon une étude du Bureau européen de l’environnement de 2009, citée dans le rapport des Amis de la Terre « L‘obsolescence programmée, symbole de la société du gaspillage» 2010 : www.amisdelaterre.org/IMG/pdf/RAPPORT_OP_BDEF_2_.pdf [/ref].
Connaître les conditions environnementales, sociales et éthiques de l’extraction de certaines matières premières nous amènerait sans doute à regarder les choses d’un œil different. L’exemple de l’extraction à main nue du coltan [ref] http://www.sante-environnement.be/spip.php?article469 [/ref], minerai radioactif, par des enfants, sous le contrôle de groupes armés, au cœur de la guerre au Congo, nous ferait peut-être renoncer au renouvellement de notre portable… ou obligerait peut-etre les industriels à recourir à d’autres pratiques…
Au delà des discours prophétiques sur la numérisation et l’innovation technologique comme solution miracle à tout les maux, les objets high tech qu’il nous faudrait balancer comme des mouchoirs jetables incorporent de la matière [ref] Voir notamment cet excellent texte de Wu Ming 1 : http://www.article11.info/spip/Fetichisme-de-la-marchandise. [/ref]. La manière dont ils sont conçus et produits implique des problèmes fondamentaux : « […] les financiers, chefs d’entreprise et de grandes banques, ne sont que des consommateurs à une autre échelle. Et, à cette échelle-là, on ne parle plus d’obsolescence programmée, mais de crises systémiques. Des crises qui, nous dit-on, sont nécessaires, elles aussi, à maintenir ce sacro-saint système. »[ref] owni.fr/2011/05/01/obsolescence-programmee-comment-les-entreprises-entretiennent-le-cycle-du-jetable/ [/ref] Mais jusqu’à quand?
Greg Robert