Le goût des ruines

3 avril 2013

« Omnia cadunt » (« tout s’effondre ») seraient les derniers mots du célèbre érudit brabançon Juste-Lipse. Sans doute le plus célèbre citoyen d’Overijse était-il imprégné de cette longue tradition humaniste, inaugurée à la Renaissance, qui consistait à méditer sur le passé grandiose de l’Empire romain en se baladant entre ses décombres. « Qui donc ne sera instruit et charmé de façon extraordinaire par ces vieilles colonnes, ces temples, théâtres, arcs de triomphe, tombeaux et pierres ? » Cette propédeutique des ruines fera florès pour plusieurs siècles dans les arts et les lettres. Tout homme a un secret attrait pour les ruines qui, selon Chateaubriand, « jettent une grande moralité au milieu des scènes de la nature ». Mais notre époque, férue d’histoire, de restauration, d’utilité, d’« optimalisation », ne les aime guère.

En latin, le mot « ruina » désigne l’action de s’écrouler. La « ruine des corps » insiste sur le déclin biologique de l’homme. La tonalité affective de l’âge classique, malgré les « lumières de la raison », était à la mélancolie et à la « méditation sur la dernière demeure des défunts », pour emprunter un titre d’une célèbre poésie des tombeaux. Le peintre de cette époque Hubert Robert était tellement sensible à la poésie des ruines qu’il se complaisait à représenter des monuments encore debout sous la forme de vestiges, comme dans sa fameuse « vue imaginaire » du Louvre. Notre époque, à l’inverse, semble prise d’une frénésie de restauration. La saturation du territoire fait qu’il ne restera bientôt plus rien de ces monuments à demi abandonnés, de ces belles bâtisses défraîchies ou de ces jardins envahis par les mauvaises herbes qui faisaient naguère encore le plaisir de flâner. A Budapest, dans la vieille ville, des bars et même des hôtels en ruines sont la nouvelle attraction de la branchitude bohème, dûment répertoriées dans les guides touristiques. Bientôt sans doute des architectes réhabiliteront les lieux pour les mettre en conformité avec les standards de la vie rurbaine. A moins qu’un pieux mécène ne transforme les vestiges en éco-musée, lui ôtant ainsi définitivement ce qui le rattachait au monde antique, par une mise en scène appropriée, interactive et ludique.

« Trop cher et trop encombrant »

Chez nous, la politique d’éradication systématique est censée « embellir l’image » de la région wallonne, car les sites industriels désaffectés font fuir les investisseurs. C’est ce qu’au gouvernement régional on appelle de « l’assainissement visuel », auquel on a mis le turbo depuis 2003. En Flandres et à Bruxelles, c’est la forte pression immobilière qui pousse à démolir les restes de l’ère industrielle. Quelques rares sites échappent au massacre, pour être « patrimonialisés », conservés comme des « totems ». Les cas de réaffectations les plus réussies sont, parmi d’autres, le domaine du Bois-du-Luc à La Louvière et les mines de Beringen, en Campines, ou encore le Grand-Hornu près de Mons. Les lieux en ruines sont toutefois infiniment plus riches, en ce qu’ils ouvrent à une esthétique de l’effacement qui refuse la complaisance morbide à l’idée de destruction. Ils sont les nécessaires respirations qui permettent de mesurer le temps qui passe et d’articuler une mémoire. C’est la dimension qu’effacent presque toujours les projets de réaffectation, qui font perdre aux lieux abandonnés le respect trouvé dans le délabrement. La fin de l’ancien régime avait laissé un paysage de ruines – sur lequel s’assit la jeunesse soucieuse de la génération romantique, comme le dit élégamment Alfred de Musset –, la noblesse abandonnant ses châteaux dans sa fuite. Ce serait même l’origine du souci patrimonial. L’histoire semble bégayer avec l’ère de désindustrialisation que l’on connaît aujourd’hui. Les paysages industriels ont autant, sinon plus, de difficultés à revivre que ceux de la campagne d’autrefois. Dans un monde soumis aux lois impitoyables de l’échange, « le mètre carré coûte cher ». Le plus exceptionnel site industriel proche de Bruxelles, les Forges de Clabecq, est en train d’en subir la logique, on est occupé de le bazarder, il était « trop cher et trop encombrant », selon le bourgmestre Langendries.

L’artiste américain Robert Smithson, précurseur du « land art », avait largement anticipé (il est mort en 1973) la désindustrialisation qui arrive, chez nous, seulement maintenant dans sa phase ultime. Ses textes, ses photographies, ses installations, qui documentent les machines de l’ère industrielle, décrivent des « ruines à l’envers », selon sa propre métaphore. Ce devenir-ruine a suscité une esthétique de la disparition, du périssable, une obsession de la beauté du « ça a été » (R. Barthes), sujet de prédilection des photographes, de Margareth Bourke-White au couple allemand Bernd et Hilla Becher, en passant par les anonymes de l’« exploration urbaine ». [Cf. article dans les pages « Bruxelles ».] Cet attrait pouvait encore aisément s’expliquer au XIXe siècle, lorsque la photographie exigeait de longs temps de pose. Impossible de photographier des scènes d’action de manière nette, il faudra pour cela l’invention de la photo instantanée. En attendant, on photographiait essentiellement les ruines, qui connaissent alors une vogue massive, comme le rappelle l’exposition en cours au Musée de la photographie de Charleroi. L’agence Cook organisait même des voyages pour visiter la capitale française en cendres après la guerre franco-prussienne et la Commune. La publicité forçait certes un peu le trait, puisqu’il n’y a que quelques rues vraiment démolies. Mais le public est attiré par cette image étonnante d’une capitale moderne dont certains bâtiments ressemblent désormais aux vestiges de l’antiquité. Les photographes professionnels font fortune, l’agence de voyage, elle, invente un tourisme de la catastrophe qu’on a vu refleurir depuis dans tous les pays en proie à des destructions massives.

Bien plus qu’un état ou un produit, la ruine est une forme, qui ne regarde pas que les bâtiments. Le devenir-ruine affecte des villes entières, les empires mêmes (au sens moral, cette fois, comme Montesquieu parlant de la chute de l’empire romain), et le paysage lui-même. Pour désigner le résultat de l’étalement urbain dans les campagnes, les urbanistes parlent de « mitage » de l’espace, métaphore biologique qui pointe vers la dégénérescence, la décadence, au sens de l’épuisement du corps. Cette « ruine à l’envers », si l’on veut, par surpeuplement et non par désertion, ne doit pourtant pas grand-chose aux forces de la nature, mais tout à la main de l’homme. Villes et villages peuvent être désertés pour cause de catastrophe naturelle, comme c’est le cas de la commune sicilienne de Poggioreale, détruite par un tremblement de terre en 1968 et dont les restes furent laissés en l’état. Plus fréquemment, les villes et villages font les frais de l’apocalypse industrielle, comme la célèbre Prypiat, en Ukraine, victime de l’accident nucléaire de Tchernobyl, ou du retrait de l’activité économique, dû ou non à la disparition d’une ressource naturelle, ou de son extension, comme dans les villages poldériens autour d’Anvers, sacrifiés sur l’autel d’un port pharaonique. Quand ce n’est pas la pollution qui chasse les habitants, comme ceux des « villages du lignite », en Westphalie. Des projets immobiliers calamiteux font parfois naître des villes fantômes, comme la Nuevo Sesena en Espagne, ville morte à moitié construite, abandonnée avec grues et fracas. Mais c’est le western qui a immortalisé les villes fantômes, l’Ouest américain ayant effectivement vu proliférer les villes champignons. La Chine postmaoïste a pris le relais, surtout depuis sa conversion au « marché », elle est devenue le paradis des ruines, offertes à la méditation des artistes. Li Dafang leur a consacré une série de peintures monumentales, très réalistes, d’une précision quasi photographique. De même, le photographe RongRong, dont les images très contrastées esthétisent sensiblement les hétéronomies brutales du chaos économique, trouve l’essentiel de son inspiration dans les débris des villes anciennes rasées et des bassins industriels démantelés.

Ruines du temps, temps en ruine

Sans doute les ruines restituent-elles quelque chose du monde immense et perdu de l’enfance, tout en jetant une ombre critique sur celui de M. Langendries et des adultes raisonnables. Les laisser tranquilles, en l’état, ne vient à l’esprit de personne. Pourtant, « [les] contempler (…) », affirme l’anthropologue Marc Augé, « ce n’est pas faire un voyage dans l’histoire, mais faire l’expérience du temps, du temps pur. (…) Les ruines ajoutent à la nature quelque chose qui n’est déjà plus de l’histoire mais qui reste temporel. (…) [Elles] existent par le regard qu’on porte sur elles. Mais entre leurs passés multiples et leur fonctionnalité perdue, ce qui s’en laisse percevoir est une sorte de temps hors histoire auquel l’individu qui les contemple est sensible comme s’il l’aidait à comprendre la durée qui s’écoule en lui. Elles ne sont le souvenir de personne, mais s’offrent à celui qui les parcourt comme un passé qu’il aurait perdu de vue, oublié, et qui pourtant lui dirait encore quelque chose. Un passé auquel il survit. »

 

V.O

 

A consulter

Francis Lacassin, « Villes mortes et villes fantômes de l’Ouest américain », Editions Ouest-France, 1990. • Georg Simmel, « Les ruines. Un essai d’esthétique » [1907], trad. Florence Vinas in « La parure, et autres essais », Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 1998. • Roland Mortier, « La Poétique des ruines en France », Genève, Droz, 1974. • Lise Coirier, « La photographie face à l’entropie des vestiges industriels », in « Archéologie industrielle. Belgique », photos de Luc Van Malderen, Bruxelles, Racine, 2002. • Marc Augé, « Le temps en ruines », Galilée, 2003. • Michel Ribon, « Esthétique de l’effacement », L’Harmattan, 2005. • Sophie Lacroix, « Ce que nous disent les ruines : la fonction critique des ruines », L’Harmattan, 2007.

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