Vinyles, disquettes, cassettes vidéo et audio… La liste des actes de décès des supports physiques s’allonge sans cesse. Beaucoup d’entre eux sont tout simplement tombés dans l’oubli, d’autres sont devenus des pièces pour marchés aux puces, mais tous ont peu à peu disparu des vitrines des magasins. Les CD puis les DVD ont occupé un instant la place. Ainsi va la loi de l’innovation technologique. Aujourd’hui, le principe même d’un stockage matériel individuel se trouve menacé et risque de prendre la direction du musée. En cause : le réseau des réseaux.
La fin des supports physiques semble n’être plus qu’une question de temps. Les experts prédisent que cette modalité de stockage aura bientôt disparu au profit de solutions en ligne. Toutes nos données se retrouveront alors dans de gros centres de traitement et nous les consulterons via le réseau internet. Il s’agit du fameux cloud computing — « l’informatique dans les nuages ». Cette idée est simple : elle consiste à étendre le principe de conservation des messages de votre boîte mail sur un serveur à l’ensemble des ressources numériques. Révolutionnaire! Même si, dans l’immédiat, les usagers continuent d’utiliser les bons vieux supports physiques et se montrent réticents à l’idée que toutes leurs informations personnelles soient traitées par des géants de l’internet (Google, Microsoft ou Facebook) — et les derniers scandales du genre I-phone Tracker [ref] Début 2011 avait été révélé que les smartphones et les tablettes de Apple possédaient un logiciel caché qui enregistrait tout les déplacements de l’utilisateur. [/ref] ne font rien pour rassurer l’opinion publique.
Cette évolution signifie bien plus qu’un simple problème de dispositifs de stockage personnels : elle pose de nombreuses questions à l’industrie culturelle. Le passage au cloud computing implique un saut paradigmatique pour ce secteur d’activité, il l’entraîne dans une sorte de crise d’identité. La musique, les livres, les films, les jeux vidéo ou les programmes informatiques se distribuent, encore maintenant, sur des supports physiques, malgré l’essor des sites de téléchargement. Si on transfère le tout « dans les nuages », les magasins qui vendent ces objets sont destinés à disparaître – une partie des employés devrait migrer vers le monde de la vente virtuelle, l’autre partie, vers la recherche d’emploi. Certes, ce n’est pas du goût des travailleurs, mais les possibilités offertes par cette innovation représentent d’énormes promesses d’économie pour les entreprises (en matière de frais de personnels, d’immobilier, d’énergie)…
Le bouleversement semble d’autant plus irréversible que le marché du cloud apparaît comme l’une des prochaines affaires juteuses : en 2010, il a augmenté de 16,6% pour peser désormais 68 milliards de dollars et devrait atteindre les 128 milliards d’ici 2014. On comprendra aisément qu’il semblerait plus sage, pour les producteurs de contenus (journalistes, artistes…), de se décider à affronter le problème de la disparition des modèles de rémunération liés à la vente de supports physiques plutôt que d’attendre que l’orage de la dématérialisation passe – comme une mauvaise mode.
La dématérialisation, l’Eldorado industriel?
Après tout, pourquoi l’industrie culturelle n’a-t-elle pas encore migré vers internet ? La réponse n’est guère simple. Il y a d’abord le problème de la migration, qui ne peut être que graduelle : on ne peut pas tout changer du jour au lendemain. De plus, il faut encore résoudre quelques ennuis techniques inhérents à la dématérialisation : le débit d’internet — bien souvent insuffisant pour certains téléchargements —, le piratage, le développement des outils de stockage en ligne, la sécurité de la vente, l’élimination des lois anti-téléchargement, etc. Cependant, tous ces changements ne sont envisageables que s’il y a un encadrement administratif, ce qui se traduit par un suivi au niveau étatique ainsi qu’au niveau social.
La dématérialisation implique dans un premier temps une mutation juridique qui permet le développement de méthodes de paiement sécurisé par internet et qui clarifie les normes en termes d’envoi, de mise en ligne et de stockage des factures incluant la certification nécessaire de ces données. La Belgique s’est déjà penchée sur l’ensemble de ces questions – une « task-force » réunissant plusieurs organisations patronales ainsi que des entreprises a tenté d’y répondre en 2004. Celle-ci a émis une série de propositions pour simplifier le régime de reconnaissance des factures électroniques. Finalement, en 2009 et en 2010, l’État belge a publié un arrêté royal modifiant le règlement, ce qui a clarifié les conditions d’envoi, l’archivage, la TVA…
Au-delà des ajustements juridiques, la mutation doit comporter un volet institutionnel, voire politique. Il faut que les services publics coopèrent au déploiement d’une série d’aménagements dans les institutions, dans l’administration… Ils doivent mettre en action une stratégie commune qui leur permette de suivre le rythme des événements. Imaginons par exemple que l’on sache déjà tout faire sur la toile, mais que les institutions continuent à exiger l’emploi de documents papier, la présentation de photocopies, etc. Cela deviendrait aussi ridicule qu’illogique !
Petit à petit, l’administration élabore les outils qui permettront aux citoyens de profiter des avancées technologiques : la carte d’identité numérique et la signature électronique, les demandes de subsides ou de bourse via internet, la déclaration d’impôts sur les revenus en ligne.
La fin de la société telle qu’on la connaît ?
L’effet de toutes ces innovations n’aura pas d’impact social si la dématérialisation n’est pas investie par les usagers – modifiant les coutumes, les habitudes. En Belgique, on a encore pas mal de réticences avec l’e-commerce ou avec les outils de sauvegarde de données sur internet. Mais ce domaine enregistre d’importantes progressions : l’e-ticketing, les ventes de iTunes, les abonnements à des journaux en pdf… sont autant de secteurs en croissance. On voit aussi apparaître des possibilités administratives interactives, qui évitent les déplacements, les longues files ou les excursions-découvertes de guichet en guichet. À titre d’exemple, en 2011, plus de deux millions et demi de Belges, soit environ 20 % de la population, ont rempli leur déclaration via tax-on-web, le site de fiscalité du gouvernement.
Toutefois, le public est-il prêt à ce changement de paradigme ? On a l’impression qu’une profonde ligne de fracture divise la société : d’un côté, les nouvelles générations, ou digital natives, qui ont un rapport direct avec les nouvelles technologies : ils téléchargent, cherchent des infos sur la toile, voire travaillent sur des dispositifs numériques… Ils sont tout à fait préparés au changement, mais en même temps, sont confrontés à l’immobilisme des institutions sociales qui ne suivent pas leur rythme. De l’autre côté, la génération non-digitale ne semble pas prête à quitter les supports physiques, c’est une espèce de « horror vacui ». Même si le public a tendance à s’adapter à la migration, il restera toujours des nostalgiques du support physique, comme on voit aujourd’hui des amoureux du vinyle, des collectionneurs de cartes postales ou de photos, etc.
La dématérialisation des articles culturels, des factures, des achats… ne change pas seulement le rapport avec les supports physiques ; elle peut causer une véritable mutation sociale, semblable à celle survenue lors de l’avènement de l’imprimerie. Dans son temps, l’arrivée de l’imprimerie provoqua des changements sociaux — l’émergence d’un nouveau bloc social, la bourgeoisie —, politiques et économiques — la naissance du capitalisme et des nationalités — et même des changements culturels — la démocratisation de la lecture, etc. D’ailleurs, aujourd’hui, une métamorphose anthropologique est à attendre car nos comportements évoluent au rythme des révolutions. Un exemple simple mais éclairant : depuis l’avènement du mp3, les amoureux de la musique n’écoutent plus des albums au complet mais des playlists ; la même chose peut arriver avec la liseuse, où l’on pourra changer de bouquin dans le bus si celui qu’on est entrain de lire nous ennuie. Au lieu de regarder dans notre boîte aux lettres le matin, nous devrons nous connecter pour avoir des nouvelles de la banque, de l’État, ou même du supermarché du coin. Tout reste à voir.
Marta Luceño Moreno