Quand les journalistes passent à l’écran…

3 avril 2013

L’article que vous êtes en train de lire a été écrit pour la version papier du magazine C4. Mais, soyons honnêtes, tous les articles qui ont été consultés pour le composer ont été trouvés et lus sur internet. Rien de très exceptionnel ou de scandaleux dans cette démarche, juste le signe d’une tendance profonde que quelques spécialistes jugent inéluctable – au point de prophétiser la fin de la presse imprimée pour 2017 aux États-Unis et pour 2040 en Europe. Au-delà du pronostic, sous l’impulsion des technologies de l’information et des réseaux sociaux, les conditions de travail du journaliste produisant du texte ont d’ores et déjà subi de profondes mutations.

En quelques minutes de recherche sur via Pearltrees, un site de partage de bookmarks, je mets la main sur une perle intitulée « les mutations du journalisme » : j’accède à cinquante-huit articles sur le sujet qui m’intéresse. Je commence la lecture et profite des liens hypertexte qui figurent dans chacun des écrits que je consulte. En une journée, j’ai eu accès à une quantité d’information qu’aucune bibliothèque physique n’aurait réussi à me livrer en dix jours de recherche. Il y a tellement de données qu’on pourrait s’y noyer. Et ma pile de Monde Diplo’ restera dans un coin à prendre la poussière. Mais enfin, qu’est-ce qui se passe? Les info écrites sur du papier, je les aime plutôt bien, et ça m’a toujours bien nourrit l’esprit…

Un peu perplexe, j’entame un petite enquête en interviewant un professionnel du secteur. Robert m’apprend que lorsqu’il débute sa carrière, en 2006, les offres d’emploi dans la presse papier se raréfient déjà. À part « Het Laatste Nieuws », tous les titres belges voient leur courbe de vente plonger vers le bas. Après quelques années, il va faire son choix : il signe un contrat avec une société qui diffuse de l’info uniquement via le net. Il bosse plutôt sur les sujets sportifs, ce qu’il a toujours voulu faire.

Héritée des tabloïds anglais, la rubrique « femmes de joueurs » — souvent des mannequins ou des starlettes — qui donne aux journaux sportifs un prétexte pour placer des images racoleuses de pins-up dénudées, est beaucoup plus osée sur le net. Robert explique: « Un grand quotidien ne se permettrait jamais de publier du contenu érotique dans sa version papier, mais sur un blog, c’est différent ». Robert n’a pas de doute : si l’avenir de l’info passe par le web, celui-ci pervertit celle-là. Il poursuit : « En multimédia, tu peux faire un article de quatre lignes avec quinze photos! En papier, il faut remplir l’espace et t’as qu’une photo par match en général ». Quant au futur : « L’avenir du journal papier ? Je ne sais pas, peut-être un produit de luxe. »

Tous les chiffres viennent confirmer ce déclin de l’imprimé : aux USA, entre 1999 et 2009, le nombre de postes de journalistes est passé de 415.000 à 300.000. En France, 3000 emplois ont été supprimés rien qu’en 2010, et 2300 l’avaient déjà été l’année précédente. Le modèle économique de la presse papier traverse une crise fondamentale : les annonceurs se tournent vers le net et les recettes publicitaires sont en chute — le Monde Diplomatique, qui vendait l’équivalent de seize pages en 2007, n’en écoulait plus que quatre en 2008 et une seule en 2009!

Reste une question : sommes-nous confrontés à une simple mutation technique – impliquant une réorganisation d’un univers professionnel particulier – ou le bouleversement concerne-t-il les fondements mêmes de notre culture?

Dans un article intitulé « Automates de l’information » [ref] In Le Monde Diplomatique, Mars 2011 (voir : http://bit.ly/ijTeBY). [/ref], Ignatio Ramonet, nous raconte l’apparition de « fermes à contenu ». Que fait-on dans ces usines à produire du fond ? D’abord, on observe les comportements des internautes. Ensuite, on commande des articles sur base des préférences ainsi repérées. Une armée indistincte de pigistes indépendants (entre 10.000 et 300.000 travailleurs) répondrait à ces demandes en composant quotidiennement des milliers de pages web. Si l’article convient, la « ferme » l’achète — sur la plate-forme « populis », un article vaut entre 5 et 150€, en fonction de sa taille, de sa qualité. On entre dans l’ère de la production industrielle d’info – à laquelle correspond une consommation boulimique.

Internet peut signifier aussi une promesse de démocratisation : en augmentant les possibilité d’accès à l’info et les espaces d’expression. Le travail du journaliste entre dans l’ère du dialogue avec le lecteur — via les commentaires. La presse devient d’avantage participative. Blogs et réseaux sociaux offrant à chacun le droit à la parole. Enfin, potentiellement du moins.

Tout ce qu’on sait vraiment, c’est que le monde de la presse entre dans une phase de mutation. S’agira-t-il de remplacer les journalistes par des amis sur Facebook? Certes non! Plus de personne pourront-elle s’exprimer? Sans doute. L’information est-elle en passe de devenir une produit industriel? On peut avoir des craintes. Les articles longs, fouillés, travaillés quasi artisanalement, bien documentés, risquent-t-ils de disparaître? On retient son souffle…

 

Augustin Forget

 

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