Il y a plusieurs semaines s’est tenue à Tunis la 10ème édition du Forum Social Mondial. Quelques jours après sa clôture, nous avons rencontré Pauline Imbach et Myriam Bourgy, permanentes au sein du CADTM. Pauline y travaille depuis 2008 ; elle s’occupe de recherche, écriture, coordination, formations, animations de groupe locaux, logistique et dossiers de financement FWB. Son premier Forum Social Mondial remonte à 2011, à Dakar. Myriam est arrivée au CADTM quelques années auparavant. Son domaine de prédilection, c’est le volet international. Elle est chargée de la coordination internationale avec des réseaux s’occupant de l’audit de la dette, ainsi que d’autres mouvements européens, suivi du réseau international du CADTM, de la coordination de l’équipe ; elle gère également la partie administrative et financière ainsi qu’une partie formation et animation. Son premier Forum Social Mondial a été celui de Nairobi au Kenya en 2007.
Nous avons discuté avec elles des tenants et aboutissants du Forum Social Mondial (FSM) aujourd’hui, tout en passant en revue les éditions précédentes auxquelles elles ont participé. L’évolution, les changements et les stagnations de cet événement qui a autrefois occupé une place médiatique importante dans les médias dominants et dans ce qui fut (et peut-être l’est encore) le mouvement altermondialiste.
Nous débutons avec un petit historique de Myriam Bourgy : « Si on retrace l’histoire du mouvement altermondialiste, le FSM trouve ses origines dans les années 90 avec l’insurrection zapatiste, Seattle en 99 et la période des grandes mobilisations internationales qui a suivi. Il a été créé en contre-point au Forum économique de Davos, rassemblant tous les grands businessmen et hommes d’États influents de la planète. L’idée, c’était de montrer médiatiquement qu’il n’y avait pas juste une voix, celle de l’économie libérale. Mais qu’il y avait des voix qui remettaient en cause la mondialisation néolibérale. Je pense que «les heures de gloire» du FSM, c’était l’époque de Porto Alegre (2001-2005). Durant cette période, il avait de fortes répercussions dans les médias et il se déroulait en même temps que le forum de Davos. Quand j’ai commencé à participer au Forum, ce n’était déjà plus trop les heures de gloire (rires). Le plus grand point positif du FSM, et c’est le cas encore aujourd’hui, c’est qu’il met en réseaux des gens. Des organisations se rencontrent, mettent en lien leur lutte, discutent stratégie, campagne commune». Après « les années de gloire » et un passage par Mumbaï, le FSM fait escale sur le continent Africain en 2007. Ce sera à Nairobi, au Kenya. Myriam y était : « Nairobi a été un grand recul pour le FSM, il y avait une entrée payante hors de prix, qui ne permettait pas du tout l’accès aux populations locales (l’entrée correspondant à une semaine de salaire), alors qu’on était à côté des bidonvilles. Il y avait aussi une grande mainmise des multinationales, notamment une multinationale de téléphonie ; le restaurant à l’entrée du site était tenu par des proches du gouvernement. L’eau était payante, on ne trouvait pas d’eau gratuite sur le site. C’était vraiment l’extrême en terme d’incohérence. Complètement à l’inverse même des principes de la charte qui existe». Elle continue : « il y a eu des actions au sein même du Forum, par exemple par rapport au prix de l’entrée ; différentes associations dont le CADTM ont forcé les portes pour que les gens puissent rentrer. Pour nous, c’était la première fois qu’on menait des actions au sein du forum. »
À Dakar, quatre ans plus tard, « c’était un peu différent » même si, comme le dit Myriam, « il faut toujours être attentif car il y a plein de contradictions et de points négatifs ». Pauline ajoute : « à cette occasion, le CADTM a fait un travail de mobilisation en amont dans les quartiers de Dakar avec des rappeurs et du coup il y a eu une super collaboration entre le CADTM et les gens des quartiers. Les quartiers ont cette fois pu participer au FSM. » Elles nous rappellent également que ce Forum a tout de même été marqué par deux événements historiques importants : la chute de Ben Ali quelques jours avant le début du rassemblement et celle de Mubarack le dernier jour du FSM. Ce qui a eu un effet « re-dynamisant » sur le FSM.
À Tunis, il y avait cinquante mille personnes, un nombre « encourageant au vu de la fréquentation des derniers forum ». Myriam ajoute : « On sentait bien la mobilisation. Le Forum était bien plus vivant. On était dans le contexte bouillonnant tunisien. Toutefois, on reste dans une sphère assez fermée. »
Sur les acteurs, Pauline fait le point : « Tu retrouves toujours les mêmes et ça a tendance à s’institutionnaliser. Il y a des organisations qui n’ont rien à faire là : comme l’USAID (United States Agency for International Development), l’Agence française du développement -qui sont des organisations clairement liées aux gouvernements des États-Unis pour la première et de la France pour la seconde. Le FSM doit représenter les intérêts des peuples, pas des gouvernements. Dans le même sens sont également présentes des organisations soutenues par les gouvernements de l’Arabie saoudite, du Maroc ou par des multinationales comme par exemple la multinationale brésilienne PetroBras»; elle poursuit: « on y retrouve des ONGs de différents types, des syndicats de différentes tailles d’un peu partout dans le monde, comme le plus grand syndicat de paysans de la planète, La Via Campesina mais aussi des petites associations, même locales. Il y avait des personnes qui se disaient faisant partie des IndignéEs et d’Occupy». Myriam ajoute : « pour certains pouvoirs en place, c’est un bon espace pour se re-dorer le blason et récupérer une partie du bazar et le contrôler aussi. Par exemple, il y a des délégations officielles, comme celle du Maroc dont le travail est de défendre les idées du pouvoir en place dans les différents débats organisés pendant le Forum. »
Pour elles, c’est un vrai enjeu du Forum de refuser que ces différentes organisations gouvernementales s’installent en son sein et détournent les débats. C’est important de les dénoncer et d’agir. Cette année à Tunis, une action spontanée a eu lieu où le stand de l’USAID a été remballé.
Action contre USAID au FSM Tunis from zin tv on Vimeo.
La question se pose : que font toutes ces ONGs, syndicats, associations mais aussi mouvements (des IndignéEs et autres Occupy) à côté des multinationales ou délégations (semi)officielles ? Lesquelles défendent un monde qui n’est plus possible ou du moins en dissonance avec celui que les autres voudraient construire. Pauline tente de répondre: « Tout le monde sait bien que (le Forum) c’est un fourre tout, et à partir du moment où tout le monde le sait, c’est un peu un jeu de dupe. Mais les mouvements altermondialistes vont au Forum parce qu’il y a des aspects importants : la mise en réseau, les échanges et discussions, la coordination, les formations avec des centaines d’ateliers que les gens viennent suivre, etc ». Myriam est sur la même longueur d’onde, mais précise que selon elle un des défis que le FSM n’a pas encore su relever c’est « de proposer une vraie alternative ; se positionner, soutenir des mobilisations et même sortir avec un agenda de mobilisations et de mots d’ordre. Le FSM est un véritable espace de dialogue, très chouette, on discute, on se rencontre, on a des bonnes déclarations. Mais il n’a pas réussi à aller au-delà». Elle continue : « C’est d’ailleurs le rôle que s’est donné l’assemblée des mouvements sociaux, qui rassemble, comme son nom l’indique des mouvements sociaux et qui a été créée au sein du FSM par ces mêmes organisations. Cette assemblée pense qu’il faut sortir du forum avec des mots d’ordres et des dates de mobilisation. Mais c’est un mouvement qui reste minoritaire et marginal dans l’espace du forum. Aujourd’hui, de plus en plus de personnes sont critiques à l’égard du FSM, car ces dernières années il n’a pas été le moteur de mobilisation. Les grandes luttes, des révoltes arabes en passant par les IndignéEs ou le mouvement Occupy, devraient sans doute trouver plus d’échos dans cet espace, qui doit permettre le renforcement et la convergence des luttes ».
Pour Pauline, le manque de mobilisation ou le manque de prise « de positions fortes politiquement » au FSM est dû à la différence des acteurs en présence, notamment l’USAID ou encore l’agence du développement française qui parasitent et décrédibilisent le FSM.
Si les multinationales, les délégations gouvernementales parasitent le FSM, dans ses actes de soutien, dans ses prises de position, ou ses déclarations, pourquoi ne pas les « chasser » ? Myriam : « Comme dans tout espace collectif, il y a un rapport de force qui se joue. Ici dans le cadre du FSM c’est pareil. Peu d’organisations sont mobilisées contre la présence des délégations gouvernementales ou des multinationales. Et il faut encore savoir qui sont ces délégations, elles ne se présentent pas ouvertement comme telles. Avec différentes organisations, nous avons essayé de construire un rapport de force, mais on se rend compte que c’est toujours les mêmes qui interpellent sur ces questions au Conseil International par exemple ». Elle poursuit: « pour le moment, du moins avec le CADTM, on est toujours un pied dedans et un pied dehors. C’est à dire qu’on participe pleinement à la dynamique mais on reste critique et vigilant : c’est très important pour notre organisation d’aller au FSM parce qu’on fait un énorme travail de réseau international, qu’il soit externe ou interne. On se renforce. Par exemple, dans ce Forum-ci, la dette a eu une place importante et beaucoup de discours ont tourné autour de ça. On ne peut pas négliger cet aspect-là. Personne ne se dit encore « on n’y va plus », même si de plus en plus de contradictions nous insupportent». Et encore : « Aujourd’hui, il n’y a pas d’autres espaces, et ce n’est pas nous, en tant que CADTM, qui allons décider de créer autre chose, on est petit. Les gens qui pensent qu’on devrait avoir un autre espace de rencontre sont toujours minoritaires ou en tout cas pas suffisamment coordonnés. Le jour où il faudra sortir du FSM et construire autre chose, c’est quand on commencera à avoir un certain poids. Mais si c’est pour sortir et aller nulle part… ».
Pauline :« Pour le moment, on a intérêt à mieux se coordonner avec les organisations avec lesquelles on a envie de travailler pendant le forum, pour proposer au sein du forum un espace commun plus cohérent et bien pensé qui correspondent beaucoup plus à notre vision du forum en tant qu’espace porteur de convergences et de renforcement des luttes ».
Revenons à la question des mobilisations. Si la mémoire (historique) et les recherches ne nous trompent pas, il n’y a pas de grandes mobilisations qui soient sorties du FSM depuis son existence. Mais pour Pauline, ça reste « un enjeu » pour le FSM car étant « un espace de discussion stratégique, (il est) un endroit où on devrait avoir des discussions sur comment mobiliser, quelles stratégies utiliser, quelles discussions politiques avoir, etc. » Mais pour elle, on est loin de ça, le forum ressemble plus « à une foire du livre politique, chacun vient avec sa vitrine, ses petites luttes, il y a certes quelques points de convergence dans les ateliers co-organisés ou les assemblées, mais il n’y a pas de vraies discussions de fond sur comment mobiliser, ou quelle stratégie commune pour construire. » Ceci dit elle nous remémore que des mobilisations ponctuelles, plutôt rares, ont tout de même eu lieu : « c’est l’assemblée des mouvements qui en 2009 a appelé à « une semaine d’action pour la terre Mère ». À cette occasion nous avons organisé à Liège le Camps des Alternatives. Mais aujourd’hui, le FSM n’a plus cette capacité de mobilisation, parce qu’il n’est plus dans cette stratégie-là. » Myriam nous explique : « l’objectif de départ était (de créer) un espace de discussion, dialogue où tout le monde se retrouve et être un contre-poids à Davos. » Pour elle, le problème se situe bien là : « Dans les années 2000 jusqu’à 2006/7, on avait vraiment besoin (de cet espace) pour se remettre en réseaux. Mais à un moment donné, s’il n’y a pas autre chose qui est proposé alors les gens et les mouvements trouvent d’autres formes de résistances, de mises en réseau... Dans les éditions que je connais, (le Forum) n’a pas, ou très peu, renforcé les mobilisations locales et même dans certains cas, comme au Kenya, les mouvements sociaux locaux étaient exclus du FSM ». Pour elle, le but du FSM « doit être de réunir toutes les luttes sociales locales, de les rendre visibles, les soutenir et de faire des mobilisations. » Pauline reprend : « l’évolution, par rapport à Dakar, c’est qu’à Tunis, il y a eu justement plein de tentatives d’actions. C’était le bordel, c’étaient des actions improvisées, on se retrouvait souvent peu nombreux, ou il y en avait plusieurs en même temps. C’était quand même un bon signe, ça veut dire que les gens ont envie de sortir du Forum et aller dans la rue. »
Quel lien le Forum Social Mondial entretient-il avec les luttes « réelles » ? Vu qu’il soutient moyennement les mouvements, il n’appelle pas à la mobilisation. Myriam tempère : « pour moi, c’est un espace parmi d’autres… c’est autant nécessaire de faire une lutte concrète en Belgique, que de se mettre en lien avec d’autres au FSM. Par exemple, je trouve bien que les syndicats belges s’y rendent. Ils en profitent pour faire des visites d’entreprises, rencontrer des ouvriers, des employés. De manière à se rendre compte de ce qu’il se passe localement. Ils peuvent faire des liens avec des luttes qui se passent, dans certains cas ils soutiennent et relaient certaines luttes. Un autre exemple intéressant, le syndicat français SUD a été rencontrer des travailleuses de France Telecom en Tunisie. L’idée de créer des coordinations de lutte en entreprise au niveau international est super important ».
Et l’altermondialisme dans tout ça, il est où ? Myriam : « Le Forum n’a pas le monopole de l’altermondialisme. Celui-ci doit être dans toutes les mobilisations locales, régionales, continentales. L’altermondialisme est là si on veut faire quelque chose, faire bouger et montrer qu’il y a d’autres alternatives et d’autres mondes possibles». Pour Pauline, l’altermondialisme au FSM est « représenté par l’assemblée des mouvements sociaux », qui a lieu à la fin du Forum, et qui produit toujours « une belle déclaration ».
L’apport du contexte Tunisien au FSM et vice versa
L’enthousiasme, la vivacité de cette édition, pour Myriam, est dû clairement au lieu choisi. Pour elle, cela a contribué aussi à faire déplacer des gens car leur curiosité était éveillée par un contexte en pleine fermentation politique. Et peut-être qu’un tournant à gauche a été pris. Pauline ajoute : « déjà pendant Dakar, le forum s’est radicalisé, parce qu’il y a eu la révolte tunisienne et la chute de Ben Ali juste avant. Donc même les organisations plus modérées étaient obligées d’en parler, ils parlaient de révolution ! et ce n’est pas rien quand tu es avec des gens qui sont politiquement pas du tout sur la même ligne. Tout d’un coup, tout le monde parlait de révolution, ils n’avaient pas le choix ! » Donc déjà à Dakar, le printemps arabe a modifié le FSM.
Qu’est-ce que les mouvements sociaux tunisiens gagnent avec la présence du FSM à Tunis ? Pour Myriam, l’apport du FSM aux mouvements tunisiens se situe surtout en terme de visibilité et points de vues autres que celui des médias mainstream : « une autre vision est relayée par les médias alternatifs, ne fusse qu’au niveau des luttes. Et ça c’est hyper important. Tu as plein d’articles qui parlent du contexte actuel et ce qui se passe au niveau du gouvernement. Et surtout pour le Front Populaire ». Pauline prend la relève : « pour le Front Populaire, ça a été très bon en terme de visibilité. Il a été fort impliqué dans le mouvement de révolte et continue aujourd’hui encore à se battre. Il dit : voilà la révolution, c’est un processus, il n’est pas encore abouti et on continue à travailler sur le terrain. En général, on n’entend pas beaucoup parler d’eux. » Myriam ajoute encore « à entendre les médias dominants, c’est fort « les islamistes au pouvoir » mais c’est plus compliqué que ça ce qui se passe là-bas ».
Les points positifs du FSM en Tunisie.
Pour Myriam et Pauline, les points positifs du forum de Tunis sont les discussions autour de la dette, le climat et les luttes contre les projets qualifiés d’inutiles. À pointer également : l’assemblée des femmes.
La dette « a été hyper présente ». Comme aussi l’assemblée des femmes « très bonne en terme politique », qui a constitué une première en ouvrant le FSM. Également la place importante accordée au climat, ce fut une première. Une grande attention a été mise sur les grands projets inutiles. Myriam : « une déclaration est parue contre ces projets. Il y avait un bloc dans la marche d’ouverture, alignant tous les projets et les luttes contre ceux-ci, le No Tav en Italie, la ZAD en France, le Stop TGV Tanger Casablanca Maroc. À ce niveau-là, il y a un réseau de luttes concrètes qui a été créé. Pour moi, c’est un des aspects du FSM que j’aime bien ». Pauline ajoute : « il y a de vrais espaces de résistances au sein du Forum. C’est ça qui est compliqué, on ne peut pas mettre tout le monde dans le même panier. » Une autre première a été constituée par la marche de fermeture en solidarité avec la Palestine. Myriam : « Il n’y a jamais eu ça avant. Même si c’est un petit truc, il y a eu un message clair. Et enfin une prise de position ! Cela peut paraître ridicule pour certains, mais pour beaucoup au sein du FSM, le fait de prendre une telle position, c’est énorme. » En fin de compte pour Pauline, les mouvements les plus radicaux ne s’en sortent pas si mal de ce FSM : « Quand tu vois ce qui ressort en dehors des critiques. D’un point de vue médiatique : les thématiques portées, les assemblées de convergences etc… quelque part, les réseaux radicaux ont gagné dans les déclarations. Après, ça reste de l’ordre de la déclaration et il faut voir comment ça se suit dans les faits. Les déclarations représentent plus la frange radicale du Forum. »
Pour terminer « Forum social, forum du capital » ? (rires) Myriam : « même si ce slogan se justifie fort dans certains cas, définir le forum comme ça aujourd’hui… c’est réducteur… ». Pauline : « ben oui, il y a une partie plus radicale, une autre qui est capitale, et enfin l’autre plus « ongiste ».