«Faire son choming out», c’est quoi? C’est une référence aux homosexuel-le-s, dès les années 50 aux États-Unis, puis 70 en Europe, qui font leur coming-out: osent sortir du placard, assumer ce qu’ils sont publiquement en refusant la peur et la honte, font exister leur vie et leurs désirs socialement en cessant de se réfugier derrière les normes et conventions qui les oppressent. Aujourd’hui, les chômeurs osent s’affirmer autres. Non, ils ne vivent pas qu’entre les cases de la carte de pointage, pleins de culpabilité, affairés à développer leur employabilité entre le Forem-Actiris, les bureaux d’intérim, les lettres de candidature spontanées personnalisées, … Ils vivent aussi des expériences, constructives, belles et joyeuses qui peuvent être sources de désir et de puissance. Sans complexe!
par Ben Martin
Chômeuse complète indemnisée
Un tic-tac incessant dans la tête, je constate très vite que ce n’est pas irraisonné. Jeudi: auditions à la commune, mon job: les retranscrire. Elles sont longues, ça va prendre du temps, j’ai jusqu’au mardi matin, sauf que lundi-mardi-mercredi, je travaille dans un autre boulot. Je dois donc avoir terminé le gros pour dimanche mais comme les prévisions météo sont bonnes – c’est rare en cette période préglaciaire –, je décide de retranscrire au finish jusqu’au samedi soir pour en profiter dimanche. Lundi et mardi, durant les pauses de l’autre job, je corrige les PV des auditions, je dois laisser décanter entre chaque lecture sinon je ne vois plus les fautes. Dès que j’ai fini, je cours pour ne pas rater mon cours de yoga, des heures devant l’écran, j’en ai besoin! Mardi, il y a plein de taf, on a fini à 21h, je rentre à pied pour profiter quand même un peu de l’air et du ciel, l’esprit en bouillonnement.
Je viens d’apprendre que la deadline pour l’article de C4 n’est pas fin juin comme on me l’avait annoncé mais fin de la semaine! Je vais m’y mettre dès ce soir même si je suis naze et qu’il est tard. Le secrétaire de rédaction me laisse jusqu’au lundi mais le planning pour la fin de la semaine est chargé, c’est l’anniversaire de mon père, je dois aller en province, je vais encore devoir swinguer avec les horaires, travailler dans le train et entre les repas familiaux, jongler entre travail et loisirs et puis les deux vont parfois se confondre… Samedi, le secrétaire de rédaction fait un barbecue, on va causer du prochain numéro. La semaine suivante, c’est calme mais après, c’est rebelote.
Je suis chômeuse complète indemnisée, voyez-vous!
Oui, mes différents jobs salariés sont déclarés, je noircis consciencieusement chaque case correspondant au jour presté sur ma carte de pointage. La plupart de mes employeurs paient des cotisations sociales et je verse un précompte professionnel. Je fais partie de ces «armées de cadres associatifs potentiels qui errent par milliers dans les zones troubles du marché de l’emploi et qui se caractérisent par un rapport hallucinant entre chômage et travail, un no man’s land où se superposent et s’entremêlent plusieurs niveaux de bidouillages qui tiennent lieu de modèle économique» (p.33)*.
Je vais pas me plaindre, le boulot à la commune est bien rémunéré, mais faut pas rater l’occasion, ils t’appellent quelques jours avant seulement: tu es libre ou tu ne l’es pas. Là, ça tombe juste en même temps que mon autre job mais… Des mois peuvent aussi passer sans qu’ils aient besoin de moi. Et donc pas de rémunération. C’est vrai qu’après, j’ai une semaine sans contraintes salariales, j’ai sept jours de bon temps: du luxe, par les temps qui courent!
Le boulot à temps plein ne m’a jamais excitée. Les milles récits de vie décrits dans le livre Choming out, c’est aussi mon histoire. J’ai fait plein de trucs dans ma vie mais ils ne sont pas valorisables sur le marché de l’emploi même s’ils ont largement enrichi mon existence. Dans cette société, «notre utilité sociale divorce de notre utilité économique. C’est une logique mortifère niant notre existence pleine et entière» (p.41). Nous sommes ainsi des «hordes d’hybrides sur le marché de la main d’œuvre». D’ailleurs, le syndicat m’a toujours accueillie avec des yeux ronds quand je présentais ma situation: travail occasionnel (ça fait dix ans que je preste en moyenne 75 jours par an pour une institution publique connue comme prestataire occasionnelle!), piges, périodes alternées de chômage et de travail, multiples employeurs…
Les employés du syndicat me disent «mais vous savez madame, votre cas est particulier, complexe». Pour moi, c’est leur exemple du travailleur à temps plein à contrat à durée indéterminée qui fait carrière toute sa vie chez le même employeur qui est un extraterrestre.
Au fil du temps, c’est devenu un prototype, un modèle totalement abstrait. D’ailleurs, un jeune de 20 ans n’en a probablement jamais rencontré, sauf sous forme fossile. Bizarrement, un facilitateur de l’Onem avait jadis été plus franc en voyant la succession de mes contrats de travail occasionnel pour cette institution publique reconnue et m’avait dit: «Vous savez, ici aussi, ils font des conneries administratives, mon premier mois de salaire ne m’a pas été versé car l’ONEM avait oublié de déclarer officiellement mon contrat»!
Comment vous dire…
Choming out
Enfin, à 32 ans, j’ai décroché mon premier vrai contrat, un CDI…
Dans une assoc d’éducation permanente…
À mi-temps…
Pour garder mes prestations occasionnelles de l’autre côté.
On ne sait jamais. Après tout.
J’ai préféré la variété du boulot à la sécurité. J’ai bossé six ans, la direction a changé, rentabilité oblige, c’est devenu très tendu, ils m’ont proposé le C4, j’ai accepté, je me suis dit que j’allais enfin pouvoir bénéficier des allocs de chômage sur base de mon travail, avec tous mes jobs, je comptabilisais les 475 jours demandés sur 33 mois. J’estimais avoir droit à du temps pour moi, pour faire ce qui me tient à cœur. Et même tout simplement regarder des heures les fleurs pousser au soleil. C’est ça faire son choming out: «Raconter l’histoire en ce qu’elle a simplement compté pour nous-mêmes. Sans être mandatés par personne. Raconter juste ce que l’on ressent à fleur de peau, comment on le comprend, livrer notre parole sans complexe ni culpabilité, celle d’être un chômeur qui ne cherche pas à être employé ou d’un travailleur qui n’arrive pas à se motiver pour un plan de carrière, pour des diagrammes de rentabilité… Nous voulons sortir du secret notre désir de ne plus vouloir nous vendre»(p.14).
Je voulais profiter des derniers possibilités expérimentales offertes par le système de chômage à vie comme je l’ai toujours connu. Pour tous mes jours de travail, j’ai payé des impôts, j’ai cotisé à l’ONSS. Alors j’ai cru naïvement que les jours de travail seraient comptabilisés de manière identique, mais dans le sens inverse pour le calcul de mes allocations de chômage et que je pourrai bénéficier de la manne commune pour laquelle j’avais cotisé.
Bernique!
L’ONEM m’a écrit que je n’ai droit qu’à des allocs «d’insertion», c’est-à-dire sur base des études et dorénavant, celles-ci sont limitées à 21 mois.
Le don et le contre-don n’existent pas dans ce système où nous sommes considérés comme des êtres interchangeables, juste bons à produire et à consommer. Pourtant, nous sommes les producteurs de richesses, «nous ne devons rien au capital, il nous doit tout» (p. 82). Je voulais comprendre pourquoi l’ONEM me refusait mes droits, je trouvais ça injuste, je voulais une réponse cohérente et compréhensible.
Je suis tenace.
Après avoir poireauté trois heures dans la rue, puis dans la salle d’attente du syndicat (un jour, il faudra que je vous raconte les aventures qu’on peut vivre en allant simplement à la permanence chômage d’un syndicat bien connu dans une commune bruxelloise tout aussi bien connue…), j’ai tenu 45 minutes l’employée dans son bureau. Elle a même eu le culot de me dire: «dites à votre employeur de vous employer plus de jours et qu’il vous fasse un contrat à durée indéterminée à la place de vos prestations occasionnelles». C’est bien connu, ce sont les employés qui décident du type de contrat qu’on leur propose…
Mais ces discours ne m’impressionnent pas. Le livre Choming Out m’a appris que je suis l’héritière des caisses ouvrières créées en 1846 pour résister aux pressions patronales voulant baisser la paie et aux menaces de chômage si les travailleurs n’acceptent pas. Ceux-ci ont alors mis en pratique la solidarité: «un système combiné de protection collective contre les affres du travail et arme de lutte pour contrer positivement les conditions de sa mise en œuvre» (p.53). Dans cette tradition, je sais que je ne suis pas parasite du système mais son grain de sable: «Nos allocations de chômage sont des allocations de lutte, et c’est notamment pour cette raison qu’il importe à nos ennemis de les fragiliser» (p. 54). Je sais que devant moi et derrière moi dans la (longue) file du service chômage, la plupart sont comme moi, des flexibles précaires, pure création du néolibéralisme. Malheureusement, la plupart ne le sait pas et peut vite se sentir responsable d’être soi-disant hors norme.
Mais la résistance, ça s’apprend, ça nécessite un travail collectif. «Notre désir de nous emparer de notre position fragile de travailleur ou de chômeur pour tenter d’en faire une position de force exige bel et bien un préalable: devenir capables de sortir de la posture culpabilisatrice qui colonise et contamine nos cerveaux. Nous devons résister au ‘‘tout à l’emploi’’, au ‘‘tout –productiviste’’» (p. 51).
C’est aussi comme ça que j’ai pu dire «bye bye» au nouveau boss de l’association quand, en fin de journée, je n’ai plus senti que mon activité m’avait rendue humainement plus riche, humainement meilleure. J’ai pu me permettre de le faire parce que je n’avais pas de dettes, pas de crédit, un petit loyer et pas de charge de famille. «Tout le secret d’une vie à crédit, ce n’est pas d’apurer sa dette – quand on y pense, ça n’arrivera d’ailleurs jamais –, mais de garder sa capacité à rembourser» (p. 74). Cela appliqué aux États et vous avez la crise comme nous la connaissons depuis plus de 40 ans: tout ça vous est clairement décrit dans la section «Stratégie de Lisbonne» (p.67). Casser la victimisation en tant que chômeur passe par la réappropriation de notre héritage, en comprenant d’où vient la crise et en apprenant d’autres luttes (p.41), «l’héritage pour un témoignage crédible en faveur du futur» (p. 51).
Sortir de la crise par la coopération
Faire son choming out, c’est aussi oser dire que ce que l’on fait en dehors du système productif capitaliste est une source de richesses même si elles ne rentrent pas toujours dans les chiffres du PIB. C’est affirmer que ce que l’on fait a du sens éthiquement, socialement et individuellement, même si ce n’est pas celui que voudraient nos dirigeants. Enfin, c’est oser affirmer que ce que l’on fait peut être une base de changement social. Nous ne voulons pas être «une micro-entreprise où la notion de concurrence s’applique à tous et dans tous les champs de la vie y compris la représentation de nous-mêmes, de nos corps et de nos forces» (p. 75). «Travailler dans un call center pour la hotline d’une boîte de net engineering, dit comme ça, ça sonne d’enfer, mais c’est un job de merde!» (p.68) Tous et toutes, nous produisons des richesses en dehors du travail salarié, elles ont du sens pour nous et la collectivité. On nous a tellement seriné que le seul vrai travail est le travail contraint que souvent, «nous n’avons pas appris à reconnaître ce qu’il y a de substantiellement utile dans ce que nous faisons, ces choses ’’gratuites’’ que nous assumons ’’naturellement’’ au bénéfice de notre entourage, ces gestes de solidarité, d’attention, d’éducation qui font qu’il existe encore du lien social qui ne se réduit pas au mercantile» (p. 38).
«L’emploi n’est qu’une forme particulière de travail, donc une forme possible, parmi d’autres, de production de richesses sociales et économiques qui conçoit l’activité productive comme foncièrement inscrite dans un rapport de subordination.» (p.46) Nous sommes capables d’inventivité, de solidarité, de bienveillance, de générosité quand nous faisons notre pain, nos habits, réparons la bicyclette, montons les courses de la vieille voisine, gardons les enfants d’une copine, faisons de la musique et plus encore quand nous les croisons avec d’autres via des groupes d’achats solidaires, des coopératives, des cuisines collectives, des espaces de rencontres et d’échanges…
Ces activités de reproduction, essentielles à l’existence et à la production au sens strict, font sens car elles s’inscrivent dans des espaces de vie où nous existons comme individus en lien avec d’autres, mais aussi avec notre environnement. La destruction des liens sociaux par le capitalisme s’est tissée de pair avec la destruction de la nature. Nous ne pouvons repenser la coopération sociale hors des rapports marchands sans faire l’économie de la question écologique et sans repenser le travail salarié. Pour ce faire le livre Choming Out propose des pistes très concrètes: réduction massive du temps de travail, allocation sociale inconditionnelle, accès gratuits ou presque aux services publics; horizontalité des processus d’organisation et de décision; caisses solidaires de subsidiation d’activités sociales coopératives et sans but lucratif, décision par la communauté du sens et des finalités de la production, redéfinition d’un emploi convenable qui se base sur un caractère éthiquement, écologiquement et humainement soutenable…
Allez jeter un œil, c’est une bouffée d’oxygène!
*Toutes les citations sont issues de Choming Out, Marc Monaco, Thierry Müller, Grégory Pascon, Liège, éditions D’Une Certaine Gaieté, 2012