We can do it (too) !

23 octobre 2013

Article bonus en contrechamp du dossier « Femmes d’aujourd’hui » de C4 (n°218),
on y parle de la place des hommes dans les mouvements féministes, de Léo Thiers-Vidal, et de Bertrand Cantat…

 

SE DÉGENRER. DÉGÉNÉRER OU DÉRANGER ?

Vie, œuvres et mort d’un féministe : Léo Thiers-Vidal.

Léo Thiers-Vidal est un jeune chercheur et militant pro-féministe. Fin 2007, quelques semaines seulement après avoir défendu une thèse dans laquelle il s’était jeté à corps perdu, il se donnait la mort.

Deux ans plus tard, cette thèse, qu’il avait menée sous la direction de l’intellectuelle féministe C. Delphy, était publiée chez L’Harmattan: Léo Thiers-Vidal, De L’Ennemi Principal aux principaux ennemis, position vécue, subjectivité et conscience masculines de domination (Paris, l’Harmattan, 2010).

Engagé dans les mouvances libertaires et les collectifs féministes radicaux, Léo Thiers-Vidal dénonçait sans relâche, en écrits et en actes, les lobbies masculinistes. À sa mort, ceux-ci ont vu une belle opportunité de lui rendre la pareille, amalgamant de façon simpliste son suicide à ses tentatives de lutter contre un androcentrisme et des comportements de domination de genre depuis longtemps intégrés au plus profond de nous. Dans les forums et les sites anti-féministes, ça donnait dans les clichés du genre : « Un homme qui est dans un processus de dé-masculinisation est par nature dans un processus autodestructeur »

Par-delà les polémiques autour de sa mort, Léo Thiers-Vidal a produit un travail de recherche original et en prise sur le réel. Avec en fond la question : quelle(s) place(s) pour les hommes dans les mouvements féministes ? Peut-on vraiment être et/ou se revendiquer féministe quand on est un homme ? Pour Léo Thiers-Vidal, c’est un travail de longue haleine et qui demande beaucoup de capacité à la déconstruction. Pour s’en approcher, il met par-dessus tout en exergue un travail d’empathie et, – même s’il écrit beaucoup ! – demande aux hommes de nos milieux de gauche qu’ils la ferment un peu et écoutent enfin les discours et expertises des femmes.

Léo et Bertrand, deux drames sur fond de féminisme d’aujourd’hui LeoTV_net_Illu1

Quand je commence à écrire cet article, j’ai déjà en tête et en boucle la toute nouvelle rengaine lancinante de Bertrand Cantat, – rien à faire, j’aime son ton, son son… – et les débats houleux que le retour sur la scène publique de cet artiste et de cet homme provoque. Comment on passe d’icône de la scène de gauche radicale libertaire à objet d’ignominie et d’anathème de la part d’une frange importante de cette même scène, dans ses expressions les plus féministes? Et puis, comment on passe de Trintignant-Cantat à Léo Thiers-Vidal?

Par effet miroir. En creux. En négatif. Mais avec les mêmes soubassements : suicides, luttes contre les violences psychologiques et physiques faites aux femmes, récupérations idéologiques « d’un fait divers” dramatique…

Et puis, au cours de mes recherches, je découvre que Léo Thiers-Vidal a, évidemment, écrit sur « l’affaire Trintignant-Cantat » !

Et c’est de loin l’un des articles les plus intéressants que j’ai pu lire sur le sujet : aussi loin du people sensationnaliste que de ceux qui jettent un voile pudique sur l’affaire en la renvoyant à la sphère privée, aussi loin des diatribes vengeresses de certaines féministes sans nuances que des plaidoyers de fans inconditionnels de Noir Désir minimisant ou relativisant le geste de Cantat. L’article s’intitule: « Culpabilité personnelle et responsabilité collective: Le meurtre de Marie Trintignant par Bertrand Cantat comme aboutissement d’un processus collectif. » Léo Thiers-Vidal, sans diabolisation et sans s’attacher au fond et à la forme du fait divers, utilise cet événement tragique au fort retentissement dans le petit monde artistique-libertaire, pour nous inviter à l’auto-analyse. En particulier, c’est à l’homme hétéro engagé à gauche qu’il demande un travail personnel et collectif visant à identifier, puis à lutter contre les mécanismes de domination de genre pour pouvoir un jour les dépasser. Extraits:  « Les actes meurtriers de Cantat en disent beaucoup plus sur ma façon de vivre et d’agir que je ne veux bien reconnaître. C’est en effet lorsqu’ils acceptent de se percevoir comme partie intégrante d’une réalité sociologique oppressive que les hommes de gauche peuvent commencer – à l’aide des analyses féministes – à interroger cette réalité depuis leur position vécue, puis à transformer leur façon d’agir et celle de leurs pairs. Il s’agit donc de relire leur vécu et leurs pratiques à travers l’hypothèse que ceux-ci relèvent plus souvent de l’oppression que non, plutôt que d’effectuer une telle relecture en postulant une rupture qualitative avec les machos »

Léo Thiers-Vidal, une vie, une méthode, une oeuvre

À l’instar des intellectuels maos de 68 qui sont rentrés dans les usines pour mieux comprendre les réalités du monde du travail, ou des sociologues et ethnologues qui se sont fondus le plus possible dans la vie des populations faisant l’objet de leurs recherches pour mieux les comprendre et les faire comprendre, Léo Thiers-Vidal pense que le seul moyen pour les hommes féministes de déconstruire le discours et les mécanismes masculins dominants, c’est de s’impliquer dans des groupes de femmes, d’écouter et de ressentir leurs paroles, de regarder leurs interactions, en mettant le plus possible leurs armures et logiques de mecs au vestiaire. L’empathie des hommes envers les femmes est dans ce sens un premier pas et une méthode.

Et on peut dire que sur ce terrain, le chercheur et militant pro-féministe ne s’est pas ménagé. Entre articles pour des blogs pro-féministes, travaux universitaires, aides concrètes aux femmes victimes de maltraitances, combats judiciaires et autres activités militantes, il n’a pas chômé. « Il voulait en faire trop », disent certain-e-s.

C’est vrai aussi – et c’est bien comme ça – que nous avons aujourd’hui un peu de mal avec les -ismes. Pourtant, s’il reste peut-être un seul -isme porteur de sens aujourd’hui, c’est sûrement dans les mouvements féministes. Alors, pourquoi ne pas essayer d’être à la fois homme(s) et féministe(s) ? Même si à la lecture des textes de Léo Thiers-Vidal, le défi peut paraître plus difficile que prévu, tant les réflexes de genres et les difficultés d’une communication égalitaire existent.

Quoi qu’il en soit, l’un des apports principaux des luttes féministes est d’avoir réussi à remettre en cause la dichotomie entre sphère politique et sphère privée, entre nos vies militantes et nos vies privées. Le mouvement féministe à invité la politique au cœur de nos pratiques relationnelles, amoureuses et sexuelles. Et Léo Thiers-Vidal a poussé cette logique très loin.

À travers ses recherches, Léo Thiers-Vidal a notamment fait la critique de Bourdieu et de son idéé de « La domination masculine« . Pour faire vite, il trouvait qu’il y avait chez Bourdieu, icône de la gauche intellectuelle, trop de déterminisme, qu’on y voyait un peu trop les hommes comme prisonniers de leurs représentations genrées, et les femmes comme aliénées par des siècles de servitudes.

Un autre de ses combats, devenu peu à peu un leitmotiv dans la vie de Léo Thiers-Vidal, était la remise en cause du concept de « l’aliénation parentale », jugé comme « masculiniste ». C’est vrai qu’après Dutroux et « l’affaire d’Outreau » une certaine parole féminine s’est libérée, pour le meilleur… et pour le pire ? En tout cas,  Léo Thiers-Vidal a lutté aux côtés de ces femmes sur qui planaient le doute quand elles dénonçaient les abus dont elles et leurs enfants étaient victimes. Porté par un même élan, il a aussi dénoncé le masculinisme des collectifs de pères divorcés luttant pour leur droit de visite – alors qu’en même temps l’inclinaison de la justice à donner principalement le droit de garde aux mères participe du patriarcat, non ? 

Polémiques autour de la mort d’un féministe

C’est toujours difficile de définir les causes, multiples et mystérieuses, d’un suicide. Et ce n’est pas ici le plus important. Peut-être simplement dire que Léo Thiers-Vidal s’était donné un projet de vie trop ambitieux pour notre temps ? Peut-être s’est-il essoufflé dans les traques de réseaux pédophiles ? Peut-être était-il juste fatigué ? Il y a aussi les blessures de l’enfance : dans plusieurs textes il dit à quel point les attitudes pour le moins machistes de son père envers sa mère l’ont marqué et sont certainement à l’origine de ses engagements d’adulte… C’est le machisme qui a eu sa peau disent ses amies féministes. C’est son androphobie répondent les masculinistes !

Dans un bel hommage rendu par une amie le lendemain de sa mort, on pouvait lire cette phrase à la fois maladroite… mais peut-être tellement juste : « la vie de Léo n’aura été qu’un combat contre lui-même, contre cette part de masculinité qu’il portait tout en l’abhorrant ». Ce à quoi des sites comme « La cause des hommes » ont eu tôt fait de répondre : « De son vivant, nous ne connaissions pas cet obscur théoricien misandre d’origine belge, auteur de quelques articles sur la Toile, qui s’est suicidé en 2007. Notre attention a été attirée par un article nécrologique extraordinaire parce qu’il montre comment ce malheureux s’est détruit lui-même, en s’inoculant le poison misandre et en s’évertuant à le faire prospérer en lui, dans un processus clairement masochiste : la misandrie, pour un homme, étant l’outil idéal de la haine et de la destruction de soi. Comme le dit l’auteure (qui ne semble en tirer aucune enseignement…) sa vie n’aura été qu’un « combat contre lui-même, contre cette part de masculinité qu’il portait tout en l’abhorrant »… jusqu’à la mort. Nous avons l’habitude de dire « La misandrie tue tous les jours » : à la liste de ses victimes nous savons désormais qu’il faut ajouter certains idéologues misandres eux-mêmes ». Je vous laisse seul-e-s juges de ces propos…

Oui, Léo a décidé d’emprunter une voie difficile, en essayant au maximum de mettre en accord les idées auxquelles il croyait et ses pratiques quotidiennes. Anti-spéciste et anticapitaliste, il était par exemple depuis longtemps végétarien…

Aller chercher en soi, chez ses proches et dans les rapports sociaux, au quotidien, les racines des mécanismes de domination masculine, ce n’est pas la voie la plus facile à suivre pour un jeune homme, c’est sûr. Ça demande beaucoup plus d’énergie que de se ranger derrière de beaux grands slogans : « Contre le patriarcat et contre le machisme ! » (des autres ?!).

Sur ce, je crois que je vais quand même aller acheter le disque de Détroit (le duo avec Cantat). Mais au moment de le prendre dans le bac, je sais que j’aurai une pensée pour Léo, ses écrits… et pour Marie, évidemment.

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