« Nous partîmes cinquante ; mais par un prompt ressac. Nous fûmes cinquante mille en arrivant au parc », ainsi aurait pu débuter « Everyday I’m Chapulling » de Selin Altiparmak, Sinda Guessab et Valérie Gimenez. Entre témoignage théâtral et création populaire, cette pièce invite à vivre l’émoi des manifestations du parc Gezi à la place Taksim, à Istanbul durant l’été 2013 : un bourdonnement de stupeur, d’audace et d’espoir.
« Everyday I’m Chapulling », littéralement « Je saccage sans relâche », fait référence à la devise des occupants du parc Gezi reprenant avec dérision les propos du Premier Ministre turc Recep Tayyip Erdoğan à leur encontre. Selon lui, la foule qui s’amasse dans les travées de ce parc fin mai pour en empêcher la destruction n’est composée que de « çapulcu » (racailles). Le chef du gouvernement ordonne d’ailleurs la répression brutale de ce sit-in d’origine écologiste. Mais l’indignation est vive : contre toute attente, des milliers d’habitants rejoignent les rangs de la fronde stambouliote. Le mouvement se mue en soulèvement populaire d’une virulence imprévisible. Tous ont la conviction que la lutte va désormais bien au-delà de l’opposition au projet urbanistique. Symbole de leur irrévérence, le verbe « chapuler » manifeste dorénavant un sentiment de révolte envers et contre le gouvernement Erdogan. Un exécutif turc qui pour certains ne s’embarrasse ni de justice ni d’égalité, voire bafoue les droits fondamentaux.
L’œuvre proposé par les trois comédiennes au festival Voix de Femmes n’est pourtant pas un pamphlet contre le pouvoir turc en place mais davantage l’expression d’un peuple à la fois bouleversé par l’acharnement policier dont il a été victime et exalté par la force de contestation dont il a fait preuve : les évènements se sont soldés par 7681 blessés et 5 morts. Sur la scène, émergeant de la pénombre au lointain côté jardin, les trois femmes incarnent tour à tour une galerie de personnages issus de ces affrontements ; le silence comme habillage musical, la place Taksim à feu et à sang pour unique décor, le regard des trois interprètes fixement rivé vers l’horizon, la tension est à la hauteur des sévices endurés :
– Ethem, c’est celui qui a reçu une balle réelle c’est ça ?
– Oui, c’est cela. Et Mehmet c’était quoi déjà ?
– Il s’est fait renversé par une voiture qui est rentrée dans la foule.
– Ah, et il y a aussi Irfan Tuna qui est mort d’une crise cardiaque suite à une trop forte inhalation de gaz lacrymo.
– Et Ali Ismail ! En fait, la nuit, les policiers font des pièges, attirent les gens dedans et les tabassent avec des barres de fer et des bois cloutés quoi ! Et lui…ben, il est mort tabassé en fait.
Le texte de la pièce dont sont extraites ces répliques est construit à partir de souvenirs recueillis par Selin, Sinda et Valérie notamment auprès de citoyens turcs, de membres du collectif Taksim, un groupe d’activistes turcs basés à Paris et par le biais de la ligue française pour la défense des droits de l’homme. Selon Selin Altiparmak, les témoignages, bien que divers et variés, portent la marque d’une conscientisation collective dans une Turquie pourtant hétérogène. À l’origine ce sont les jeunes qui ont réagi à cet évènement mais très vite d’autres franges de la population se sont senties concernées. « Il y avait des mères de famille dans les rues. D’une certaine manière, les turcs se sont trouvés unis dans la différence. Qu’ils soient chrétiens, kurdes alévis, hommes ou femmes, leur sentiment de cohésion était grand », explique-t-elle « ils avaient soif de liberté ». Ce changement de mœurs lui inspire ces quelques vers du poète Nâzım Hikmet: « Vivre comme un arbre, seul et libre et tel une forêt, en fraternité. Cet espoir est le nôtre ». Car effectivement, relativement aphone face au projet de loi réduisant le droit à l’avortement, à l’entrée en vigueur des restrictions sur l’alcool, l’admission du voile à l’université et au Parlement, indices de l’islamisation pernicieuse de la République de Turquie, laïque depuis 1937, le peuple de Turquie a grondé d’une seule voix, amère.
Bientôt s’ouvriront les procès de Gezi. Les 2841 civils arrêtés durant les affrontements avec la police devront répondre de leurs actes. Avec « Everyday I’m Chapulling », les trois comédiennes plaident non-coupables, pour que les fripouilles de Gezi ne soient pas confondues.
Texte : Yannick N. Gody
Photo : Hélène Molinari