Le monde selon Rik

25 novembre 2013

On ne sait pas si on va les relever tous, s’il faut les relever tous, tant l’offensive idéologique haineuse contre « l’assistanat » et les « chômeurs-profiteurs » a pris vigueur, depuis quelques temps déjà. Les propos démagogiques visant à convaincre la population et les travailleurs que les chômeurs sont responsables du chômage s’étalent dans la presse de manière quotidienne. Un bottin ne suffirait pas à les compiler, fût-ce en sténo. Mais ici, la flèche vient d’une vieille connaissance.

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Souvenez-vous, c’était il y a dix ans. A l’occasion d’une interview, un parlementaire libéral flamand, assis sur la terrasse de sa belle villa (comme nous le montrait une photo), s’emportait contre les parasites de la Sécu : « Weg met het sociaal profitariaat » (« Assez avec le profitariat social ») [ref]« Dag allemaal », 23 september 2003.[/ref]. Ce porte-voix patronal, c’était Rik Daems. Dans son arrogance de parvenu, il faisait un peu penser à cette scène de « Roger & Me », où Michael Moore interrogeait des femmes de la bonne société de Flint (Michigan), celle des dirigeants des constructeurs automobiles qui, en « dégraissant » et délocalisant, ont jeté dans la misère les travailleurs de toute une région. « Que pensez-vous de ces chômeurs ? – Je trouve qu’ils pourraient se bouger un peu !, lançait une honorable membre de l’upperclass, concentrée sur son prochain « putt »…

Les bonnes œuvres

Las, le beau Rik ne récolta à l’époque que mépris et incompréhension. Il eut le mérite d’insister. Et il nous revient aujourd’hui avec une idée qu’elle est bonne. Ce serait quand même bien de faire travailler gratos les chômeurs, ces traîne-patins incapables de sortir du lit aux aurores pour aller bosser un minimum. Les patrons en rêvent depuis toujours. On pourrait leur faire ce petit cadeau. C’est bientôt Noël. D’accord, le gouvernement projette déjà de leur en faire un beau : la création de « zones franches » pour « aider » les régions qui ont subi de lourdes pertes d’emploi – et quelles régions, chez nous, n’en a pas connu, depuis que les capitalistes, la guerre contre le protectionnisme remportée par leurs valets politiques, sont partis voir ailleurs, là où les travailleurs sont moins regardants aux salaires et conditions de travail, ou moins armés pour les défendre correctement ? [ref]« Le Soir », 15 octobre 2013. [/ref] Des cadeaux fiscaux offerts aux entreprises, avec l’alibi de soutenir une région sinistrée, ça c’est une vieille recette libérale.

Rik aime bien lui aussi les vieilles recettes. Dans les colonnes du journal De Morgen, il repasse la soupe habituelle. Il propose que les « avantages » perçus par les chômeurs de longue durée soient « corrélés à un service rendu à la communauté ». Pour le dire de manière moins fleurie : que les sans emploi soient mis au travail, un jour par semaine, peut-être deux, dans des tâches administratives simples, dans l’entretien des espaces verts ou dans la gestion de la cafétéria de la salle de sport de la commune. Car les pouvoirs locaux sont en proie à de graves problèmes budgétaires et presque toutes les villes et communes réduisent leur personnel. Rik invente donc le « marché public du travail » : des chômeurs de longue durée aident (ou remplacent) le personnel communal. Mieux même : des asbl et des « bonnes œuvres » (c’est comme ça qu’il parle) pourraient faire appel à eux pour du travail bénévole… Alphonse Allais voulait construire des villes à la campagne, car l’air y est plus pur ; Rik, lui, veut faire travailler les chômeurs. Ainsi, ils ne sont plus vraiment chômeurs, sans pour autant devenir salariés ou fonctionnaires, car ces statuts encadrés, ce sont de vrais gâche-métiers.

La proposition fera sans doute ricaner les éternels mauvais coucheurs : si des chômeurs sont contraints de s’occuper des jardins publics sous la contrainte de perdre leur allocation en cas de refus, on peut être sûr que le travail sera bien fait. Ce n’est pas demain qu’on verra des roses refleurir dans nos espaces verts. Et pourtant, pourtant… Nos voisins hollandais, ces gens si pragmatiques, tellement que « pragmatisme hollandais » est devenu un pléonasme, nos voisins l’ont fait. [ref]Et ça marche fort bien. A Rotterdam et dans d’autres villes néerlandaises, où des chômeurs sont forcés de travailler gratuitement pour la municipalité, celle-ci a pu licencier un paquet de fonctionnaires. Chez nous, le MR applaudit. Il devient urgent de réhabiliter Léopold II et sa campagne du caoutchouc, injustement dénoncée par des historiens gauchistes qui n’ont pas compris le sens du progrès libéral. [/ref] Et dans le pays d’où nous vient les meilleures innovations, celles qui inspirent les entrepreneurs, et donc Rik aussi, aux Etats-Unis, on arrive bien à faire bosser des détenus – qu’y a-t-il pourtant de plus amorphe qu’un détenu – avec une belle combinaison orange, pour qu’on les reconnaisse bien. On a supprimé le pointage depuis longtemps chez nous, du coup, on ne peut plus montrer du doigt les chômeurs dans la rue. La salopette orange, c’est une idée à creuser.

La liberté c’est l’esclavage

« Actuellement », explique Rik, « il y a 559.000 chômeurs en Belgique, dont 417.000 ont droit aux prestations. Cela coûte 8,9 milliards d’euros à la société ». Or, aucune contrepartie n’est exigée de ces personnes, regrette-t-il, avant d’ajouter : « cela menace le maintien de notre solidarité » Bon, c’est vrai, sans doute Rik, qui a fait Solvay, a-t-il raté les cours de droit social pour l’une ou l’autre guindaille : la sécurité sociale, dont les allocations de chômage, est un mécanisme d’assurance contre les aléas de la vie, et non une prestation qui serait payées par la société par solidarité. Mais rabattre ce mécanisme de socialisation des risques sur la charité, c’est une vision qui plaît à Rik et à ses amis.

Les personnes malades ou invalides ne sont pas concernées par cette proposition. Pas pour l’instant. « L’intention n’est pas d’intimider les chômeurs de longue durée », ajoute Rik. « Ils peuvent apporter un travail utile à la société, ce qui favorise après tout aussi la solidarité avec chacun. » Disons-le une fois pour toutes : Rik n’est pas l’ennemi des chômeurs, il les aime bien. Comme fossoyeur de la Sabena, il a même aidé à faire grossir leur rang – de toutes façons, les cours de gestion publique à Solvay ne l’ont pas davantage passionné. Rik, c’est un poète, dégagé des contingences bassement matérielles, il lance des idées, toujours les mêmes, celle-ci c’est une resucée d’une proposition déjà éructée en 2006, et guère suivie, même dans son propre rang, mais qu’importe, il lance des idées, disions-nous, des idées totalement désincarnées, des idéaux inatteignables, mais la poésie n’est-elle pas un dialogue avec l’invisible ?

Car ce régime de travail forcé pour les chômeurs, tellement souhaitable, mais tellement difficile, comment le mettre en place, en assurer le suivi administratif, vérifier la qualité des prestations, gérer les maladies, les absences, etc. Le chômeur mis au travail forcé, c’est un idéal patronal, l’idéal du travailleur sans salaire et sans droits. Hélas, la réalité est bien en deçà de cet idéal. Les jardiniers et les tenanciers de buvette, par exemple, sont incapables de s’élever à la hauteur de cet idéal libéral. Ils ne comprennent pas ce qu’ils ont à gagner à ce que d’autres fassent leur boulot à leur place gratis pro deo, de sorte qu’on aura plus besoin d’eux, et qu’ils pourront bientôt eux aussi rejoindre la file de l’Onem, avant qu’on ne leur propose leur boulot d’avant, mais sans autre salaire cette fois que la pitance charitablement octroyée en guise de « prestation sociale ». Ces gens n’ont aucun sens de la solidarité, que voulez-vous, ce sont des jardiniers.

La journée de travail obligatoire aiderait certainement les chômeurs à trouver le bon rythme de vie, à établir et nouer des contacts sociaux. Une étude anglaise montre certes que le système où les chômeurs servent gratuitement la collectivité diminue leurs chances de trouver un véritable emploi, un emploi à l’ancienne, avec une rémunération. Mais cela montre bien que ce sous-statut de travailleurs qu’est le travail forcé des chômeurs, c’est l’avenir. Les collectivités locales ont trop de choses à gérer, bientôt elles ne pourront plus payer tous ces fonctionnaires et employés. Songez par exemple que sur les douze mandats de Rik, seuls la moitié sont rémunérés. Et si on ne trouve personne d’assez solidaire pour faire pour rien le travail des employés (entre autres) communaux qu’on ne veut, qu’on ne peut plus payer, qui c’est qui va aller repêcher les cadavres des migrants venus chercher du travail dans notre marché libre et sans entraves ? Et décrocher les pendus de chez Mittal ?

Nota bene

Rik Daems enfourche le vieux rêve libéral du chômeur mis au travail forcé. En réalité, bien des chômeurs connaissent déjà, en catimini, ce sous-statut : travailleur libre dans l’associatif survivant grâce à une allocation de chômage. Un travailleur associatif allait même jusqu’à prétendre (bien que ce soit évidemment difficilement chiffrable, et pour cause) que la Sécu, via l’allocation de chômage, était le principal subside du secteur, les chômeur mettant leur « temps libre » au service d’asbl. Car tous les chômeurs ne correspondent pas au cliché de l’enfant d’immigré, sans formation, certains sont diplômes, surdiplômés, ou possèdent des compétences ou une expérience professionnelle qui peuvent s’employer au bénéfice de la société. Dans certaines communes bruxelloises, le taux de demandeurs d’emploi indemnisés disposant d’un diplôme de l’enseignement supérieur est plus élevé que celui des demandeurs d’emploi infra-qualifiés. En théorie, ces chômeurs actifs doivent demander une autorisation auprès de l’Onem pour « légaliser » leur bénévolat. Mais en réalité, la plupart y ont renoncé, préférant la clandestinité, car l’Onem considère la plupart du temps cet investissement à titre gracieux à… du travail au noir. Un chômeur ne peut même pas exercer, à titre gratuit, un mandat d’administrateur au sein d’une association, ce qui est contraire à la liberté d’association, pourtant constitutionnelle. Mais les chômeurs sont des citoyens de seconde zone, la Constitution, ce n’est pas pour eux. Le monde associatif, non marchand et asbl constitue le premier employeur du pays, mais il est aussi sous-financé. Le bénévolat n’est pour lui pas un luxe, mais une question de survie. L’hypocrisie politique consiste à se prévaloir de la richesse de notre tissu associatif, où s’investissent aussi des chômeurs, harcelés par les politiques « d’activation ». Que ces activités d’utilité publique s’exercent de leur propre initiative, de manière désintéressée, et non parce qu’ils y sont obligés, c’est probablement ce qui gène Rik Daems et les libéraux. Il y a des limites à la liberté dans le libéralisme… Le sommet de la mauvaise foi est sans doute atteint en présentant cette mise à disposition de chômeurs corvéables comme une aubaine pour eux. « Nous les aidons à se redévelopper et à fonctionner dans un environnement de travail, à établir des contacts sociaux et peut-être même à obtenir un emploi à temps plein. » Sûr qu’en coupant des rosiers, les chômeurs vont faire des rencontres opportunes…

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