L’entonnoir vous propose de découvrir la collection iF (éditions de L’Arbre à paroles), née il y a maintenant deux ans. « L’idée était de créer un espace pour défendre des textes qui ne répondent pas aux standards actuels du monde de l’édition, un monde où les frontières entre les genres sont immenses et comme infranchissables. En gros, pour être publié aujourd’hui, il faut que votre travail puisse rentrer dans telle ou telle case, roman, poésie, nouvelle, polar, chaque case fonctionnant avec une étanchéité quasi totale, qui exclut donc tout métissage. Or ce qui m’intéresse en littérature est justement, précisément, dans ce qui se passe à l’intersection, au croisement, dans le frôlement des choses et des genres. Entre l’oralité et l’écriture. Entre la poésie et le roman. Je trouve anormal et triste que des tas de textes restent orphelins, sans éditeurs et sans lecteurs, simplement parce qu’ils ne cadrent pas avec cette vision des choses. » Antoine Wauters a donc décidé, avec David Giannoni qui lui a laissé carte blanche, de lancer une collection « pour accueillir ces textes hors norme, hybrides, mais néanmoins parfaitement lisibles et riches, qui trouvent difficilement leur place ailleurs« .
Cette collection paraît quatre fois par an, deux par semestre. « On pourrait faire plus – il y a toujours cette tentation – mais je pense qu’on doit vraiment veiller, particulièrement à cette époque, à faire les choses calmement et avec soin, sans toujours viser à grossir… Et puis je n’ai pas envie d’asphyxier les libraires, qui doivent avoir le temps de lire les titres pour pouvoir les défendre correctement« , poursuit Antoine Wauters.
Les manuscrits reçus proviennent aussi bien de Belgique que de l’étranger. Ce mois de juin, ils publient par exemple une auteure libanaise, Ritta Baddoura et un Français, Serge Airoldi. « Une de mes envies, un de mes objectifs pour les prochaines années, est vraiment de renforcer notre présence en librairie, tant en Belgique qu’à l’étranger, en réfléchissant à la meilleure manière de gérer la diffusion-distribution. Cette question est vraiment centrale pour tous les éditeurs aujourd’hui. »
Au-delà du choix de textes de qualité, l’aspect visuel des couvertures est tout aussi important. « L’idée était vraiment que celles-ci soient facilement reconnaissables, ce qui sous-entendait qu’on ne revienne pas sur les choix esthétiques posés au départ. On a donc réfléchi et pesé chaque détail minutieusement : format du livre, couleur et épaisseur des papiers, rabats ou pas rabats… Tout s’est fait en concertation avec Antoine Van Impe, graphiste à l’Arbre à paroles, et David Giannoni. Quand ces bases-là on été posées, et sentant que nos couvertures devaient être illustrées, qu’elles seraient plus vivantes comme ça, on a contacté Benjamin Monti, dessinateur et artiste liégeois connu notamment pour son travail autour de « Mycose », fanzine plusieurs fois récompensé au festival de la bande dessinée d’Angoulême. L’enjeu était vraiment que, par ses dessins, le lecteur puisse sentir de quoi le livre allait parler, qu’il ressente ou pressente les principaux enjeux. On a donc fait des tests. Et ce que Benjamin a proposé a immédiatement collé. Il a une capacité à capter, en quelques traits, l’essence d’un texte faisant parfois plus de 100 pages qui est vraiment sidérante. »
Le 5 juin à partir de 18h à la Maison de la poésie d’Amay, iF fêtera donc ses deux ans ! Avec le vernissage de l’exposition de Benjamin Monti ainsi que la participation de quelques auteurs de la collection : Karel Logist, Alexis Alvarez Barbosa, Anne Versailles… Ils liront des extraits de leur livre pour que ce soit « un moment de partage, une manière d’avoir, après deux ans d’existence, les retours des lecteurs et leurs éventuelles suggestions pour aller plus loin« . Et, comme conclut Antoine Wauters : « Pour finir en beauté, il y aura des bulles et… des hot-dogs, pour rappeler la couleur moutarde des couvertures ! »
MORCEAUX CHOISIS
1.
En 1916, j’ai compris qu’une guerre avait lieu de l’autre
côté de la grande eau où les Grands Hommes Blancs se
battaient entre eux. Tout le monde en parlait et je ne
parvenais pas à comprendre pourquoi cette guerre avait
autant d’importance si loin de l’endroit où les guerriers
se battaient. Tout le monde semblait nerveux, comme
avant l’orage. Même les enfants faisaient la guerre avec
des morceaux de bois et des cris. À l’orphelinat où je
vivais à la façon des Blancs, ils ont fait la guerre avec moi,
ils disaient que j’étais l’ennemi, et alors ils m’attaquaient
sans raison et il fallait que je riposte, ce que je faisais sans
difficulté, les attaques étant ridiculement inoffensives,
alors les enfants allaient plus fort vers moi et leurs
morceaux de bois me piquaient dans le ventre, dans
le dos, eux aussi disaient Bingo, Bingo, Bingo en me
piquant et je ne savais plus si la guerre avait vraiment
lieu, si j’étais retourné dans mon pays du Bronx ou près
du fleuve, voisin du Pays Koumbé et des Êtres Hyènes.
Alors, d’un coup, j’ai montré mes dents pointues à
nouveau et ils ont eu peur, ils ont reculé et la force de
l’Esprit a retrouvé le chemin de mon cœur. Je n’étais
plus Ota Benga, j’étais le guerrier de la forêt, le Vrai
Homme initié, j’étais lui.
(Partir avec le zèbre, Serge Airoldi, juin 2014, iF.)1.
2.
Rien ne cicatrise jamais, hormis la vodka quand on a
mal à la gorge. Quand on a mal à la gorge, on se l’avale
et c’est tout. Cela ne nous empêchera pas de jeter un œil
sur la voisine en passant, de laisser des traces de sucre
sur sa joue.
On feint la paralysie pour pouvoir astiquer des jambes
de bois. On brille par notre capacité à absorber des
vieux le dimanche. Respect pour tout ce qui est pot
d’échappement, pour tout ce qui est raté.
En général, quand j’ai fini, vous m’offrez un regard
bovin et vide. Gardez-le bien, c’est ce que vous avez de
plus beau.
(Exercices de chute, Alexis Alvarez Barbosa, iF, 2014)
3.
La dame d’onze heures est venue / pour ses cheveux et t’a
donné / pas mal de boulot : pas mal de mèches à arranger / à
démêler à recouper / (en plus c’est une sacrée emmerdeuse par
moments !) / tu es sur les genoux et l’estomac dans les talons /
tu es content / tu as gagné 30 € / à la sueur honnête de
ton front douloureux / que tu me donnes à embrasser /
généreusement / / La dame d’onze heures est une pute /
adorablement belle et charmante franco. / Elle exerce son
art à Ans dans un meublé / Y élève un enfant entre deux
rendez-vous / avec beaucoup d’amour / Son annonce sur
le net comporte une faute d’orthographe / « Jeune femme
propose des massages justes en face du Colruyt »» / Pas grave,
me décoche-t-elle admettant son erreur / les hommes ne sont
pas regardant à cela / Orthographe mon cul / conclut-elle
amusée / En hommage à Raymond Queneau ?
NB. Les « //// » sont voulus… un choix de Karel.
4.
La magie du cinéma c’est de nous plonger dans le
noir et de nous rendre le lointain intérieur ; la sorcellerie
de la littérature c’est de nous promener à la loupiote et
de nous rendre le semblable étrange. Ça se passe dans
mon estomac, si bizarre que ça puisse paraître ; car c’est
là que se produit la synthèse de tout ce que le système
de mes nerfs conduit. C’est comme ça que je me retrou-
ve assimilée par ce que j’ai dans le ventre, même moi,
minée par le chocolat. Alors commence l’immense, le
curieux, l’archaïque travail de l’estomac, organe interne
de la littérature : il te trouve du jeu dans le mécanisme,
il te sépare les fils de phase, il t’isole le sensible et voilà,
l’opération de dissimilation accomplie, comment il te
délivre un texte.
(L’expérience D, Nicole Caligaris et Pierre Le Pillouër, l’Arbre à paroles, collection iF, 2013)
5.
Il y a des gens qu’il faut supporter comme on supporte les
paysages urbains avec mégots, tampons et bouteilles en
plastique vides. Qu’il faut supporter comme les chansons
mélos des voisins ou la rage de dents. Qu’il faut supporter
pour ne pas devenir comme eux.