Préambule, six ans plus tard.
En 2009, C4 publiait un volumineux dossier intitulé « politiquement correct ? ». Pour autant qu’on s’en souvienne, à l’époque déjà, les débats n’avaient pas toujours été sereins et, la plupart du temps plutôt, ils étaient très mal foutu. Bien sûr, ça n’avait rien à voir avec ce à quoi il nous est donné d’assister aujourd’hui. Ces jours derniers, un peu perdus (comme tout le monde), on a relu pas mal de choses, cherchant à trouver quelques repères tracés sur d’anciennes cartes. Et on est retombé sur ce travail, composé dans un calme d’un autre âge.
Il semble y avoir accord sur la provenance du « Politiquement Correct » (PC) : ce serait encore un truc d’Américains – d’aucuns y voient même une énième illustration de leur fameux puritanisme. Au moment où elle débarque en Europe, l’opposition PC/anti-PC opère dans un cadre précis, davantage lié à l’histoire de la pensée américaine qu’à une quelconque tendance « bien pensante ». Et ce cadre-là pourrait bien avoir été quelque peu perdu de vue sur notre « vieux continent ». D’où, pas mal de confusion dans l’usage de la formule « politiquement correct », et surtout beaucoup de difficulté à trouver une cohérence entre les différents discours qui se réclament de l’anti-PC.
L’hypothèse est la suivante : de part et d’autre d’une ligne de démarcation tracée par les anti-PC (puisque personne ou presque ne se revendique jamais du PC), on retrouve deux manières radicalement distinctes de penser le monde et de concevoir la société. Une distinction qui concerne davantage les fondements des discours que la production d’un corps de doctrine proprement dite. Une distinction qui n’est pas typiquement américaine mais qui recoupe un conflit né dans l’Amérique de la fin du XIXème, début du XXème. William James, un des principaux philosophes américains de l’époque, affirmait, aux alentours de 1910, que la question de savoir si le monde est un ou multiple « […] est le dilemme le plus lourd de sens de toute la philosophie, bien qu’il n’ait été articulé distinctement que de nos jours. La réalité existe-t-elle distributivement ou collectivement ? […] Le pluraliste tient pour la forme distributive de l’être, le moniste pour la forme collective [ref] in Introduction à la Philosophie, William James, éd. Empêcheurs de penser en rond, p. 106. [/ref] ». La question peut sembler un peu abstraite (ben, ouais : c’est des trucs de métaphysicien !) mais les implications sont concrètes, notamment sur la conception de la démocratie US.
Who’s who ?
D’un côté, on a une bande d’obsédés de l’expérience dans ce qu’elle a de singulier. Des gars qui pensent le monde comme une multiplicité et la vérité comme inséparable du contexte dans lequel elle est énoncée. James nous explique que la réalité est un immense patchwork connaissable par l’expérience et que la société est un réseau (network) d’individus immédiatement sociaux qui s’autoproduit. Le tout peut se parcourir de proche en proche : il suffit de saisir les bonnes connexions. De l’autre côté, on retrouve les rationalistes, qui conçoivent l’Univers comme Un grand Tout connaissable par la Raison Universelle. Le genre de gaillard pour qui la Vérité est éternelle et les Valeurs intangibles.
Mais qu’est-ce que ce détour par l’abstraction peut bien avoir comme lien avec le politiquement correct (et le politiquement incorrect) ? Ça ne nous dit pas qui sont les méchants moralistes (PC) et qui les gentils dissidents (anti-PC) ! Allons, un peu de patience (comme les archéologues)…
On a souvent parlé de l’Amérique comme d’un melting-pot d’ethnies, de religions et de cultures. Et le « comment faire tenir tout ça ensemble ? » pourrait bien être l’un des principaux problèmes de la démocratie US. Selon qu’on soit pluraliste ou moniste, on n’aura pas la même réponse. D’un côté, on aura tendance à envisager la démocratie comme un problème de respect des minorités, parce que la singularité de l’expérience ne peut se dissoudre dans aucune considération générale. De l’autre, on envisagera la société comme un Grand Tout, gouvernable par des Lois Universelles valables pour tous, abstraction faite de toute particularité.
Des dispositifs tels l’affirmative action (« traduit » en français par le terme de « discrimination positive »), qui vise l’intégration des minorités dans la société américaine, doivent se comprendre avec le pluralisme comme toile de fond théorique. C’est aussi dans cette même (large) perspective de penser que s’inscrivent les mouvements minoritaires (gays, blacks ou féministes) ainsi que les « minority studies » (gender ou queer studies) qui ont un impact très important aux États-Unis à partir des années 60 et 70. Et c’est bien l’ensemble de cette « tendance » pluraliste que les anti-PC se sont mis à viser autour de 1980.
C’est à cette époque qu’à commencé à circuler un certain discours du côté conservateurs US. Un discours accusant la « new left », libérale et « minoritaire », de prendre le pouvoir dans les médias, les universités, voire dans l’administration – en bref, dans les cerveaux. Selon les conservateurs, la « new left » se donnait pour objectif stratégique la destruction de la civilisation occidentale par le biais des minorités – intronisées par des penseurs européens comme nouveau sujet révolutionnaire capable de palier la défaillance du prolétariat. Les conservateurs anti-PC dénoncent enfin le plan perfide par lequel leurs adversaires tenteraient d’imposer un nouvel ordre moral, passant notamment par la perversion du langage : plus possible d’appeler un chat, un chat ; un pédé, une tarlouze, un negro,un bamboula… Ce discours anti-PC recourt aussi allègrement à l’armement théorique : on cite des gars comme Platon (un mec balèze en matière de civilisation occidentale mais aussi de vérités éternelles) quand il dit que : « La perversion de la cité commence par la fraude des mots » et on fait référence à la célèbre Novlangue de 1984 (parce qu’Orwell s’y connaît vachement bien en matière de dérive totalitaire de la pensée marxiste).
Le PC débarque en Europe
En s’implantant sur le territoire européen, la signification de l’opposition PC/anti-PC, ou politiquement correct/politiquement incorrect a pas mal glissé. Il faut dire, tout d’abord, que l’impact de la gauche « minoritaire » sur le « vieux continent » est sans doute limité par l’importance d’une gauche traditionnelle – qui est marxiste ou républicaine, mais toujours rationaliste et donc pas très pluraliste. Le PC est toujours défini par ceux qui le combattent (au nom de la Liberté d’Expression et de la Vérité), mais ses contours deviennent perméables. Le camp des anti-PC, lui, demeure plus cohérent : on dénonce la « dictature minoritaire » pour se libérer de la « culpabilité occidentale », on pose des limites à « l’obsession de la tolérance » en faisant usage de la Raison (qui est) Universelle (et jamais singulière), on revendique le droit « d’appeler un chat, un chat » parce que la Loi est valable pour tout le monde, on lutte contre le relativisme culturel parce que la Vérité n’est pas une affaire individuelle.
Défense des valeurs Occidentales, Raison, Vérité Universelle – un arrière plan philosophique qui soutient des discours néo-conservateurs auto-estampillés « politiquement incorrect », au pouvoir de séduction parfois désarmant. Ainsi, la fameuse théorie du « choc des civilisations » (Huttington), le discours anti-langue de bois de D. Rumsfeld quand il lance sa croisade au lendemain du 11 septembre, ou bien l’affirmation de la supériorité de la civilisation occidentale sur l’Islam par S. Berlusconi (assurément, avec N. Sarkozy, un des papes du politiquement incorrect made in Europe).
Ici encore, un retour au penseur US du début du XXème n’est pas inutile : James (encore lui) croyait en Dieu – c’était même pour lui une chose nécessaire, pas du tout un détail privé –, mais il envisageait la question religieuse dans sa dimension expérimentale et individuelle. Il concevait le polythéisme comme une hypothèse très envisageable. Le genre d’idée bien pratique dans une Amérique religieuse qui tient de la mosaïque. En revanche, les « néo-cons’ » US sont proches du fondamentalisme religieux qui préfère évidemment la solidité de la Vérité universelle de la parole d’un Dieu unique à une pratique de la tolérance qui pourrait bien conduire au relativisme culturel et religieux…
En ce sens, Jean-François Niort affirme qu’il n’est pas tant question d’un « choc des civilisations » que d’un « choc des fondamentalismes » – et que les véritables divergences pourraient bien se trouver à l’intérieur des aires culturelles et pas entre elles [ref] J-François Niort, A qui profite le “Choc des civilisations” ? (http://pagesperso-orange.fr/ouverts…) [/ref]. L’opposition pertinente (parce que débouchant sur une action possible) serait plutôt entre, d’une part, ceux qui manifestent un attrait pour la stabilité et les identités solides, les Vérités éternelles, les valeurs intangibles et universelles de la civilisation, refusant l’efficience de l’expérimentation sociale ou politique, et, d’autre part, ceux qui conçoivent la société comme mouvement et comme produit de la création « minoritaire » ou individuelle et qui envisagent le problème de la démocratie comme une co-existence des différences (ethnique, sexuelles, religieuses…) – contrairement au gouvernement par la « majorité ». Dans de nombreux cas, lorsqu’on fait face à un discours qui se revendique de l’anti-PC, c’est bien de cette distinction-là dont il est question. Il s’agit de railler ou de condamner le point de vue minoritaire (pluraliste) au nom de la liberté d’expression (d’une Raison Universelle comme seule autorité compétente). Certains disent même que la Raison Universelle est blanche, mâle, hétérosexuelle et a dans les 40 ans… mais bon, nous, on ne l’a jamais vue, on n’en sait rien…
Texte de Greg Pascon et paru dans le C4 de Janvier-Février 2009 dans le cadre d’un dossier intitulé « Politiquement correct ? »
Post-scriptum, six ans plus tard.
Vous l’aurez peut-être remarqué, au fond, le texte ci-dessus n’a pas grand chose à voir avec les attentats récemment perpétrés à Paris. Il est plutôt en décalage avec l’actualité et, justement, c’est peut-être ce qui rend pertinent sa republication. Faire un pas de côté et distinguer ce qui est plongé dans la confusion pourrait permettre de reformuler tranquillement un débat et de le sortir du brouhaha où il semble aujourd’hui plongé. Sans doute est-ce l’incompréhension avec laquelle la presse francophone n’a eu de cesse, ces derniers jours, de relater le questionnement qui traverse sa consœur anglo-saxonne au moment de savoir s’il convient ou non de publier certains dessins qui aura fini de nous convaincre de l’intérêt de ressortir cette archive.