« La tragédie du Vengeur » le silence des victimes de viol

10 mars 2015

(colloque « Femmes et santé » du FERULg, Liège, 27-31/1/2015)

« La Tragédie du Vengeur », drame élisabéthain foisonnant, offre des motifs de réflexion non dépourvus d’actualité à la problématique du crime sexuel et de sa réparation. Au départ de cette pièce nous interrogerons le silence de la victime, qui l’isole et la lie parfois durablement à son agresseur. Nous verrons comment, des années plus tard, un nouvel abus brise ce secret mortifère et fait, littéralement, surgir la morte du tombeau. D’où s’ensuit la punition du coupable, infligée par un tiers, et le retour à l’ordre. Ce qui laisse ouverte la question : comment rendre sa voix à la victime elle-même ?

Tel était le résumé de la communication de 20 minutes que j’ai donnée dans le cadre du colloque « Femmes et santé » et plus particulièrement de la journée du 30 janvier consacrée, pour la majorité des interventions, au viol. Ma communication était accompagnée d’un PowerPoint reprenant des images destinées à situer, dans le peu de temps imparti, la chronologie des événements relatés par la foisonnante Tragédie du Vengeur. Pièce datant de 1606, dont la metteuse en scène Anne Thuot, six comédiens et moi-même avions élaboré en 2013 une version contemporaine, intitulée J’ai enduré vos discours et j’ai l’oreille en feu, qui fut jouée à la Balsamine à Bruxelles, à l’Ancre et à l’Eden à Charleroi et lors d’un midi au Théâtre du Rond-Point à Paris.

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Parmi les images présentées pour illustrer mon exposé, j’ai choisi un saisissant tableau d’Artemisia Gentileschi (1593-1652) représentant Judith se relevant de la couche de l’ennemi d’Israël, Holopherne, pour lui trancher la gorge. Cette scène d’inspiration biblique, je l’ai placée à côté d’une image du film consacré à la vie d’Artemisia Gentileschi, violée à l’âge de 19 ans par son maître de dessin et professeur particulier (les femmes n’ayant pas à l’époque accès aux cours de l’Académie). Le tableau représentant Judith décapitant Holopherne est l’image inversée de la scène vécue où le maître en question viole Artemisia, un couteau posé sur sa gorge. L’art « rejoue » donc, en l’inversant, la scène du viol primitif, l’art « guérit » par un « passage à l’acte » fantasmatique qui revisite la légende, la Judith d’Artemisia Gentileschi passant à la postérité comme l’image même de la vengeance féminine.

Mais comment rendre sa voix à la victime principale de La Tragédie du Vengeur, à savoir Gloriana (la fiancée de Vendice, le Vengeur), violée et empoisonnée par le Duc ? La pièce nous désigne Gloriana comme morte, donc muette, et davantage : comme squelette aux orbites béantes. Anne Thuot et moi avions décidé de lui donner une voix. Dits par Marie Bos, il y eut donc les mots de la détresse, ceux du viol et de l’agonie, sous la forme d’un poème lapidaire qui clôturait la pièce. Il y eut aussi les mots de la colère, et ce passage-là (toujours par Marie Bos) a partagé la salle entre la sidération et le rire. Voici donc cette expression d’une « saine » rage féminine que je n’ai pu, faute de temps, communiquer au public du colloque « Femmes et santé ».

Au commencement Dieu créa les mouches.
Les mouches s’élevèrent en nuage sur la boue informe de l’univers.
Dieu dit : donnons-leur une compagnie qui les occupe.
Et Dieu créa l’homme et la femme.
La femme était informe et vide, il y avait des ténèbres dans son ventre et l’esprit de l’homme se mouvait au dessus de cet abîme aqueux.
L’homme dit : que le viol soit. Et le viol fut.
L’homme vit que le viol était bon. Et Dieu, pour lui plaire, sépara le trou de la tête.
L’homme appela le trou : super, et il appela le reste : nul.
Il y eut un soir et il y eut un matin, ce fut le premier jour.
Dieu n’avait déjà plus rien à dire.
Et les mouches eurent, en plus de la boue informe, quelques cadavres informes à prospecter ardemment.
L’un d’entre eux se nommait Gloriana. Elle était belle et bleue. À cause du poison. Le poison qu’elle avait pris suite à son viol par un homme nommé le Duc.
Les mouches aimaient Gloriana. Les mouches prirent soin de Gloriana. Les mouches nettoyèrent Gloriana jusqu’à l’os. Au grand désespoir de Vendice qui l’aurait préférée charnue et vivante, évidemment, et qui l’aurait bien conservée, morte, dans du formol ou par cryogénisation, si tout cela avait existé à l’époque. 

Tout cela pour dire que la chirurgie réparatrice par excellence, le retour à la santé véritable, passe, selon moi, par le pouvoir des mots et le patient travail de créer.

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