Cela fait deux semaines que j’ai quitté Liège pour m’installer à Paris. Sans emploi, j’ai du temps à perdre et décide de me rendre, seule, à la journée portes ouvertes de l‘exposition Game of Thrones. Pour y accéder, il faut d’abord attendre en extérieur avant de pouvoir pénétrer dans le Carrousel du Louvre, haut lieu de culture et d’histoire. Tu parles. Un coup d’oeil à son site internet et je me rends vite compte que cette partie-là du musée est bien consacrée à la vente de moutarde de luxe et de polos Lacoste.
Arrivée sur place à 10h30, déjà une longue file s’étend devant moi. Il ne fait pas si moche, j’ai quelques cigarettes et des bonbons à la menthe pour m’aider à patienter. Mon ipod touch est chargé à fond, je mets le casque sur la tête et je passe en mode veille. Autour de moi, une maman a tenté l’expérience avec son bébé, elle devra abandonner après 1h30, le petit a faim et commence à pleurer. Après 2h debout, à grapiller quelques mètres toutes les demi-heures, ça bouge enfin. Quatre personnes commencent à discuter de la série et des livres. J’augmente le son, j’suis pas venue là pour me faire spoiler. Rien n’y fait, l’un deux connaît tout l’univers sur le bout des doigts. J’apprends que Myrcella ne serait pas vraiment morte. L’enfoiré.
La première partie de la file peut enfin accéder au Carrousel du Louvre, en sous-sol. Après les escaliers, naïfs que nous sommes, on pense qu’on y est, enfin ! Que nenni. Il faudra attendre 40 minutes avant d’accéder à la grande salle, où une autre file attend pour accéder au lieu de l’exposition. On l’aperçoit, on arrive presque à la toucher du doigt, ce n’est pas pour tout de suite. Encore une heure d’attente.
Les écrans Samsung diffusent en boucle les bandes-annonces des séries d’HBO diffusées sur OCS (plateforme de streaming payant), les deux partenaires de l’exposition. La première fois est divertissante, la 20e vous donne envie de vomir. Je suis maintenant en intérieur depuis presque deux heures, impossible de fumer. J’ai même pas pensé à m’amener de quoi manger et mon ventre se tord de douleur. Nous sommes tellement apathiques que personne ne réagit à l’apparition de Liam Cunningham (l’interprète de Davos Mervault). Même lui semble étonné du peu d’enthousiasme lié à son arrivée. Ou était-ce un mirage ?
Les spoils fusent de toutes parts, il faut que je remette de la musique dans mes oreilles. Echec, mon ipod n’a plus de batterie. Je sors mon Iphone, nouvel échec, il me reste 20 % de batterie, juste assez pour prendre des photos de l’expo. Ce serait con d’arriver jusque-là et de repartir sans souvenir. Je suis donc condamnée à souffler d’ennui toutes les cinq secondes bercée par le générique de la série qui passe en boucle dans les hauts-parleurs.Tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin tin.
Les larmes me montent aux yeux. Emotion, fatigue, je vais enfin accéder au Saint-Graal ! Encore quelques pas avant de me prendre une claque. Je m’en doutais, c’est confirmé : cette exposition est un coup de génie. Ne vous y méprenez pas, il n’y a quasi rien à voir. Quelques costumes originaux sont exposés comme des reliques du passé. Toute l’ironie d’être au Louvre, non loin des sarcophages des momies qui m’ont tant fascinée quand j’étais petite. Je repense à ces expositions hallucinantes sur les chevaliers du Moyen-Âge et me laisse presque aller à imaginer que tout cela est réel. Entre les casques, épées et autre bijoux portés par les acteurs dans la série, quatre animations complètent le show.
En faisant à nouveau la file et après s’être inscrit en ligne, les fans peuvent être pris en photo en train de se faire dégommer par un dragon, assis sur le trône de fer ou même transformé en marcheur blanc. Un à un les gens se placent devant un fond vert et la technologie fait le reste. Un écran (Samsung toujours) placé au bout de la file d’attente montre le résultat en direct. La photo est prise, envoyée sur l’espace personnel de la personne et bientôt partagée sur les réseaux sociaux : Twitter, Facebook, Instagram. Au choix. Tout au bout de la salle d’expo se trouve l’attraction principale, l’ascension du mur. Cinq cabines équipées d’Oculus Rift ont été prévues. Cinq personnes, pour une minute d’animation, 300 simulations dans l’heure. J’ai attendu 45 minutes et je n’ai pas regretté. En immersion complète, tout en réalité virtuelle, je me suis retrouvée à monter le mur comme si j’y étais.
Un casque sur les oreilles et une légère climatisation qui vous souffle dans les cheveux vous coupent totalement du monde extérieur. Tout en sachant que je n’avais pas bougé de la cabine, qu’il m’était donc impossible de tomber, j’ai ressenti les mêmes sensations que sur un sommet de 4000 mètres. En arrivant en haut du mur, l’animatrice me tape sur l’épaule pour me signaler qu’il est temps de me retourner. Un dernier coup d’oeil vers le bas, au-dessus des nuages, je me retourne et j’avance vers le rebord du mur, de l’autre côté. Là, des centaines de mètres au-dessus du sol, quasiment dans le vide, mon coeur s’affole. Des flèches en feu m’arrivent dessus. La première passe juste à côté. La deuxième ne manque pas. Touchée en pleine tête, je meurs et je vacille, la tête en avant. Le souffle coupé, je ne peux plus regarder. Je ferme les yeux pour les rouvrir deux secondes plus tard, la tête dans la neige. La porte de la cabine s’ouvre derrière moi, l’expérience est finie. Les jambes m’en tremblent encore. J’en ai rêvé la nuit suivante.
C’est en sortant que j’ai vraiment compris ce à quoi je venais de participer. Certes, ce fut un énorme coup de pub d’OCS et HBO pour la promotion de la série, mais surtout je venais de rejoindre une communauté, enregistrée comme membre à durée indéterminée. D’abord en m’enregistrant sur Facebook comme participant à l’événement. Puis en tentant de gagner une invitation sur Twitter en partageant le lien vers l’événement. En me rendant à l’exposition sans invitation, lors de la journée portes ouvertes et en cédant à l’enregistrement en ligne pour créer mon espace personnel, un énième « espace personnel » que je n’utiliserai probablement jamais mais qui a maintenant mon adresse mail, mon nom et mon prénom, ainsi que la « famille » que j’ai choisie (les Targaryens, j’ai toujours aimé la folie, l’inceste et les dragons). En prenant des photos que je partagerai plus tard sur Facebook et Twitter. Enfin, sans avoir signé quoi que ce soit, j’ai accepté, comme les milliers de personnes qui iront à cette « exposition », à céder mes droits à l’image, sans aucun recours possible. Je me suis laissée aller, dans un lieu aussi symbolique que Le Louvre à Paris, à prétendre me cultiver quand en fait je ne faisais que répondre à mes bas instincts de consommatrice dans ce qui reste littéralement une exposition de placements de produits, une exposition de vide, pour une minute de sensation forte et toute une vie de données.