Trepalium : travail et souffrance sont sur un bateau…

80% de chômeurs, 20% d’actifs, la nouvelle série d’anticipation d’Arte appuie là où ça fait mal. Rencontre avec les scénaristes d’un monde pas si imaginaire que ça.

10 février 2016

« Dans un futur proche, Trepalium tisse des destins romanesques dans un monde où 80 % de sans-emplois font face à 20% d’actifs. Deux espaces séparés par un mur d’enceinte imprenable. D’un côté la zone, de l’autre la ville. Cédant à une menace terroriste, le gouvernement impose  aux salariés de recruter un quota d’« emplois solidaires »  triés sur le volet. La famille de Ruben Garcia, un ingénieur  en pleine ascension, est contrainte d’embaucher la zonarde Izia, qui rêve d’offrir un nouveau destin à son jeune fils Noah…« 

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Nous ne sommes pas à Liège en 2020 mais dans l’univers de la nouvelle série d’anticipation d’Arte, subtilement intitulée Trepalium. Le pitch dépote et appuie là où ça fait mal : notre rapport au travail. Un sujet loin d’être sexy, je vous l’accorde, mais qui mérite de s’y attarder.

Les auteurs, Sophie Hiet et Antarès Bassis, ont inscrit leur histoire dans une ville qui n’a pas de nom, dans un futur non identifié.

C’est l’idée d’une ville imaginaire. Au centre de la ville vivent les actifs, ils sont 20 % et tout autour, dans ce qu’on a appelé la zone, sont relégués les sans-emplois, ils représentent 80 %. Effectivement il y a un mur d’enceinte, la zone est fermée. Il n’y a plus de contacts entre les sans-emplois et les actifs depuis 30 ans. Notre héroïne sans-emploi explique que le mur a été construit lorsqu’elle est née. (Sophie Hiet)

La situation est tellement intenable qu’il y a une mesure qui se met en place, suite à des pressions des deux côtés, financières et politiques. Le ministre du travail a été kidnappé. Le gouvernement promet de donner 10 000 emplois à des gens qui n’ont jamais travaillé dans la ville. (Antarès Bassis)

La ville survit grâce à une entreprise, Aquaville, qui en plus de fournir du travail à quelques « chanceux », permet d’approvisionner ses habitants en eau potable. Car, oui, l’eau est bien sûr polluée. Les zonards, quant à eux, n’ont évidemment pas accès à cette eau précieuse et n’ont aucun contact avec les actifs, sauf quand l’un d’eux est viré et rejoint la zone. Ce bel ordre établi est bouleversé avec l’arrivée des 10 000 « emplois solidaires ».

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Sophie Hiet et Antarès Bassis ne connaissait pas le terme « dystopie » avant qu’on leur en parle lors d’une interview. C’est pourtant ce qu’ils ont créé. Un récit d’anticipation qui nous plonge dans notre angoisse de société occidentale incapable de penser le monde autrement que par le prisme du travail. À l’image d’une conversation en covoiturage : « Et toi, tu fais quoi dans la vie ? »

Chômeur, salarié, intermittent, stagiaire, patron, bénévole… les réponses sont nombreuses. Trepalium efface ces subtilités et fait une coupe nette : actif vs non-actif. Oubliés les syndicats et les CV envoyés par milliers. Oubliées les reconversions et lettres de motivations. Reste : la souffrance, pour tout le monde.

On a poussé tous les curseurs de manière métaphorique pour arriver à une situation incontrôlable, face au débordement de cet engrenage de la montée du chômage, sans proposer de solutions – dans les villes, on ne propose plus que du tertiaire. On met ceux dont on ne sait plus comment s’en occuper derrière des murs. C’est ce qui est en train d’arriver. (Antarès Bassis)

Après à l’intérieur de ça, on voulait de la lumière. On se qualifie d’humanistes, du coup on voulait créer un mouvement dans la rencontre entre les sans-emploi et les actifs. Il faut proposer aussi des choses positives, essayer d’arriver à quelque chose de l’ordre de l’espoir. (Sophie Hiet)

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PHOTOS © KELIJA/JEAN-CLAUDE LOTHER

La série se concentre sur les personnages, qui échappent heureusement à la dichotomie habituelle des bons contre les méchants, dans une ambiance froide et minimaliste : une volonté de s’attarder sur l’histoire et le récit qui s’ajoute à l’impératif de respecter les moyens fournis par la production (Arte n’a pas le même budget que les studios américains). Ce qui plaisait à Antarès Bassis et Sophie Hiet dans l’anticipation n’était de toute façon pas de proposer un univers débordant d’effets spéciaux, mais plutôt de développer une réflexion sur le fond, sans jamais laisser de côté la dramaturgie.

Deux séries nous ont inspirés, entre autres, Rome et The Wire, qui prennent la ville comme une métaphore de la société. C’est un prétexte pour nous questionner sur les curseurs d’une idéologie, d’un monde qui arrive en fin de course. Pourquoi on en arrive là ? Quelles sont les dérives ? Comment on s’en sort ? (Antarès Bassis)

Ce qu’on veut provoquer c’est un questionnement dans son propre rapport au travail. D’interroger la valeur de l’individu. Dans le regard qu’on peut porter sur quelqu’un qui n’a pas de travail, sur celui qui en a, et arrêter de définir les individus par rapport à ça. Si le spectateur peut un tout petit peu se questionner, c’est fabuleux. (Sophie Hiet)

Difficile de maîtriser une telle matière dans une série qui ne compte que six épisodes de 52 minutes. Sophie Hiet et Antarès Bassis ont pourtant réussi à tisser un récit qui fonctionne et fissure des lieux communs de notre propre quotidien. « Est-ce obligatoire de travailler pour avoir le droit d’exister, d’être quelqu’un ? Posez-vous la question« , dit un des personnages dans le premier épisode, à une bande d’adolescents zonards qui n’ont jamais connu et ne connaîtront a priori jamais le travail. De l’autre côté du mur, dans la ville, le premier réflexe d’un homme découvrant son patron mort est d’appeler la direction pour réclamer son poste. Tandis qu’une femme « travaille » à ce qui semble être une partie de Tetris géant, en attendant sa pause déjeuner de 17 minutes.

L’atmosphère de Trepalium nous plonge dans un sentiment un peu bizarre entre la fascination, l’angoisse et la normalité, une sorte d’habitude par rapport aux relations au travail où l’on se dit « plus rien ne m’étonne ». Un huis clos où l’on se sent pris au piège et qui arrive à nous tenir en haleine.

Le verdict est unanime entre moi et moi-même : Trepalium aurait encore beaucoup à développer et mérite une deuxième saison !

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Série (France, 2015, 6X52 mn) – Réalisation : Vincent Lannoo – Création : Sophie Hiet, Antarès Bassis – Scénario : Antarès Bassis, Thomas Cailley, Sophie Hiet, Sébastien Mounier – Coproduction : ARTE France, Kelija. – Avec : Léonie Simaga, Pierre Deladonchamps, Ronit Elkabetz, Aurélien Recoing, Olivier Rabourdin, Lubna Azabal, Charles Berling, Némo Schiffman, Grégoire Monsaingeon, Achille Ridolfi, Sara Stern, TeWfik Jallab, Thibaut Evrard, Aloïse Sauvage, Arauna Bernheim-Dennery.

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