Merci patron ! Merci Ruffin !

Chroniques d’une Wallifornienne à Paris. Episode 7. À l’avant-première du documentaire Merci Patron ! en présence de François Ruffin, son réalisateur.

26 février 2016

En léger différé depuis385440 le cinéma MK2 de Beau-Beaubourg dans le 4e arrondissement parisien, je vous invite pour ma septième chronique d’une Wallifornienne à Paris à l’avant-première du documentaire de François Ruffin « Merci Patron » ! Avant-première pour la Belgique (date de sortie inconnue) mais pas pour la France où le film est en salle depuis le mercredi 24 février.

Dans ce documentaire, le journaliste, fondateur et rédacteur en chef du journal Fakir, François Ruffin, tente de renouer le dialogue entre le patron de LVMH, Bernard Arnault et les travailleurs licenciés de ses usines textiles dans le nord de la France. Il croise la route de Jocelyne et Serge Klur, devenus chômeurs à la fermeture de leur usine à Poix-du-Nord, près de Valenciennes, délocalisée en Pologne (l’usine, pas Valenciennes). Criblés de dettes, avec un revenu de 400 euros par mois au total, le couple est menacé de perdre tout ce qu’il possède : sa maison.

La mission de réconciliation menée par François Ruffin – arborant fièrement son t-shirt « I love Bernard » – n’est pas simple. Mais il y croit. Et c’est bien la confiance en l’humanité et au souci de justice sociale de Bernard Arnault qui permettront à Jocelyne et Serge d’avoir droit à leur happy ending. Un film 100% émotion, dans lequel on passe du rire aux larmes, et qui rend enfin hommage à l’oligarchie française. Travailleurs de tous pays, allez voir ce film et prenez des notes. En tout cas, c’est ce que j’ai fait lors du débat organisé après la séance, en présence de François Ruffin lui-même.

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Pour éviter de vous spoiler le film, comme on dit dans le jargon, je tenterai d’éviter de vous révéler les multiples rebondissements de cette fable satirique du XXIe siècle en essayant tout de même de vous livrer les réflexions échangées avec les spectateurs. [pullquote]Pour ré-écouter toutes les émissions de Là-bas si j’y suis avec François et son ami Bernard, clique ici.[/pullquote]

La première fois que François Ruffin se rend à Ecce, l’ancien lieu de travail de Jocelyne et Serge où ils fabriquaient des costumes Kenzo, c’est en 2005. C’était Pinault qui se barrait. En 2007, il apprend que c’est du côté d’Arnault que ça bouge. Il suggère alors à Marie-Hélène (présente dans le film), de devenir actionnaire de LVMH pour intervenir lors de l’assemblée générale. « Là il y a un très bel affrontement diffusé chez Là-bas si j’y suis. Malheureusement je n’avais pas de caméra. En fait je fais un film pour essayer de retrouver ça. »

En 2009-2010, il y retourne pour savoir ce que sont devenus les salariés d’Ecce. Pour les Klur, les deux salaires sont perdus, tandis que la majorité, des femmes (on est dans le textile), perd un salaire sur le couple (quand il y a couple). « Je les rencontre et de mon point de vue ils crèvent le micro. Une force qui passe, que je ressens. » Quand il commence son film, il connaît ses personnages : « Comme dans un western, je constitue ma bande pour aller se venger. »

Jocelyne et Serge acceptent sans négociations. « Ils étaient tellement dans la merde qu’ils n’avaient rien à perdre. Il faut être vraiment très mal pour mettre son destin entre les mains d’un bonhomme qui porte un t-shirt « I love Bernard ». Et ça fonctionne sur une délégation de confiance. J’ai la confiance de Marie-Hélène, elle a celle des Klur, ils me font une totale confiance sur un contrat qui est : je ferai tout pour vous sortir de la merde et je ferai un film. »

Le choix de l’humour.

Une drôle de question émane du public : François Ruffin, pourquoi avoir choisi l’humour ? « Peut-être que j’aime bien être drôle de temps en temps. » Bon, il y a aussi ses motivations politiques et personnelles et le fait qu’à l’automne 2012, il se faisait chier. « Soit je faisais une dépression, soit je faisais le con. Donc il s’agissait de revenir sur une histoire que je connaissais déjà très bien et de la traiter pour un nouveau média. J’avais jamais fait grand chose avec une caméra. » (Note de l’auteure : entre nous, soyons honnêtes, ça se voit) Autre motivation : la colère contre ce que sa région subit depuis trois décennies.

Pour rappel, le journal Fakir s’est lancé sur la délocalisation de Yoplait, le premier plan social que François Ruffin a suivi comme journaliste c’était les lave-linge chez Whirlpool, et puis les papiers-peints d’Abélia, les climatiseurs chez Magneti Marelli, les composants électroniques chez Honeywell, les chips Flodor… « Qu’on perde même les patates en Picardie… » En habitant Amiens, difficile de passer à côté de toutes ces histoires.

Pourquoi l’humour ? Parce qu’il a compris que s’il avait simplement déversé sa colère, il n’aurait pas été aussi inclusif. « Si je pars dans une croisade, pour que les gens puissent être intégrés, peut-être que le rire est une meilleure option. » D’autant que les délocalisations, on sait qu’il y en a, on sait comment ça se passe, sans vraiment de surprise, sans vraiment de révolte. Il a donc tenté de trouver une nouvelle façon d’aborder cette thématique sous un angle inédit.

L’une des morales de sa fable, poursuit-il en répondant à une nouvelle intervention l’interrogeant sur la fin du film (donc je ne vous en parlerai pas), c’est : « On est parfois plus fort qu’on ne le pense, ils sont parfois plus fragiles qu’on ne le croit. »

Le choix de l’action.

Avec Merci patron ! François Ruffin est passé de l’information à l’action : « Quand on écrit pour Le Monde ou qu’on fait une émission sur France Inter, on a l’illusion, peut-être que c’est vrai, qu’en livrant une information on va transformer le réel. Que les lecteurs ou les auditeurs vont se saisir de ces informations pour agir. Quand vous êtes à Fakir, vous ne pouvez pas vous nourrir de cette illusion-là. Vous savez qu’en face vous avez 5700 abonnés, 7 à 8000 acheteurs en kiosque, mais vous ne pouvez pas vous dire qu’il y a des dirigeants qui vous écoutent et qu’ils vont changer les choses, ou que ça va constituer une masse critique telle que ça va peser de soi sur le groupe LVMH. » Il cherche donc des moyens de construire des actions. Cette fois-ci avec une caméra, pour rappeler que la fortune de l’un vient de l’infortune de l’autre. [pullquote]À lire : Portrait de l’homme d’affaires en prédateur, par Michel Villette et Catherine Villermot[/pullquote]

Catherine Thierry, que l’on rencontre dans le film, a conservé la mémoire des travailleurs du nord dans un petit classeur rouge à un euro. Bernard Arnault, lui, pour se refaire une mémoire s’achète la fondation Louis Vuitton à coup de centaines de millions d’euros. « Quelqu’un qui donne autant à l’art ne peut pas être complètement mauvais, il va avoir de la pub dans tous les journaux. Il le fait pour blanchir sa mémoire. Celui qui était considéré comme un prédateur dans les années 1980 veut effacer tout ça. Je décide, à ce moment-là, de mettre ce que j’ai, mon petit journal, mes émissions de radio, aujourd’hui un film, au service du petit classeur rouge de Catherine Thierry contre le milliard de Bernard Arnault. On est là dans une bataille de mémoire contre mémoire, art contre art. »

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Le micro tourne. Une critique tombe, que je retranscrirais grossièrement comme suit : François Ruffin, ça ne vous gêne pas de jouer les Robin des bois, en faisant à la place de Jocelyne et Serge ? « Je crois qu’on est presque à une jonction de classes. Les classes populaires sont incarnées par les Klur. Je suis l’incarnation de la petite bourgeoisie intellectuelle, à ce titre-là je dispose d’armes. Comme vous êtes un certain nombre dans cette salle à en disposer. Il faut ensuite se demander : au service de qui ? Si je suis tout seul, je n’ai pas de film, je ne vais pas emmerder Bernard Arnault. Les Klur, s’ils sont tout seuls, ils s’enfoncent dans la misère. Ce qui permet d’aller bousculer l’oligarchie en l’occurrence, c’est la jonction de classes. C’est quelque chose qui devrait être pensé plus largement au niveau national. Le gros problème en France, c’est la disjonction de ces deux classes, de nos destins économiques, sociaux et politiques. Je pense que la seule option c’est la jonction : des rouges et des verts, en gros unir Goodyear et Notre-Dame-des-Landes. Oui, je suis beaucoup plus chiant maintenant. » Ah, et la réponse à la question : non, François Ruffin ne fait pas à la place de Jocelyne et Serge. Ou alors on n’a pas vu le même film. Tout en faisant partie intégrante du récit, François Ruffin laisse petit à petit Serge et Jocelyne prendre en main leur histoire.

En sortant de la salle, j’ai mal aux zygomatiques d’avoir ri et le mascara qui coule d’avoir été émue. J’ai aussi une espèce de petite flamme intérieure qui se rallume : putain, Jocelyne, Serge, François, Marie-Hélène et les autres, merci !

Les charlots – Merci patron.avi

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PS : je ne vous ai pas parlé du commissaire, personnage incontournable de Merci Patron, un type de la sécurité de LVMH chargé de mener les négociations avec les Klur. « Des dialogues écrits à titre posthume par Michel Audiard, un barbouze sorti tout droit des Tontons flingueurs : quelle performance ! J’ai pas le commissaire, j’ai pas de film« , confirme François Ruffin. Je ne pouvais pas vous en dire plus pour ne pas gâcher le plaisir de le rencontrer pour la première fois.

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