Samedi 2 avril était organisé un colloque WTF par les francs-maçons au Palais Brongniart (2e arrondissement) avec la présence, entre autres, de la ministre de l’Éducation Najat Vallaud Belkacem et André Manoukian. Il ne m’en fallait pas plus pour me convaincre que c’était the place to be pour ma huitième chronique d’une Wallifornienne à Paris.
« Pour la première fois des francs-maçonnes et des francs-maçons ont élaboré un colloque, une rencontre avec les jeunes, forces vives d’aujourd’hui et de demain… Loin des idées bizarres et fausses que l’on trouve parfois sur les réseaux sociaux, des francs-maçonnes et des francs-maçons dialogueront directement avec les jeunes. Sans tabou et en toute liberté. » L’événement, organisé par la Grande Loge de France et la Grande Loge Féminine de France, s’annonçait prometteur. Sur place, je tente de jouer à « qui est qui » mais impossible de reconnaître un maçon d’un non-maçon. Ils se fondent dans la masse pour mieux nous contrôler, pensais-je alors.
Les modérateurs des débats, Vadim et Roxane, deux jeunes tout ce qu’il y a de plus consensuels (comme ceux de l’affiche), commencent par se présenter. Vadim, 27 ans, issu d’une école de commerce, est responsable des relations partenariats au sein d’une startup numérique. Roxane, 28 ans, est responsable de marketing digital pour une startup numérique. Ils sont non-maçons et seront nos porte-parole aujourd’hui. Parce que oui, le but c’est d’échanger avec les maçons et de pouvoir poser toutes les questions qu’on veut ou plutôt « échanger ensemble sur nos préoccupations et nos visions du monde, construire notre avenir sur nos valeurs communes », comme dirait Roxane. Le communication bullshit peut commencer.
Avec les manifestations contre la Loi travail et l’essor de la convergence des luttes avec Nuit debout, j’étais curieuse de connaître les aspirations de la franc-maçonnerie pour la jeunesse. Je n’ai pas été déçue.
Chaque table ronde était constituée de deux « jeunes » et de deux « moins jeunes », avec à chaque fois deux représentants des maçons et des non-maçons. La parité homme-femme était aussi respectée. Trois thèmes ont été débattus : le vivre ensemble, l’amour et le travail. « Sujets sensibles mais qui nous concernent, selon Vadim. Pour mener des actions ? Peut-être que la méthode franc-maçon peut apporter des réponses. »
Mais avant, Najat Vallaud Belkacem dont le Ministère parraine l’événement, fait son entrée pour un discours d’introduction : « Qui dit avenir, dit jeunesse et qui dit jeunesse, dit avenir. Si on dit que la femme est l’avenir de l’homme, la jeunesse est l’avenir du monde. » La suite ?
Une partie de Pyramide :
Enjeu, avenir, avenir, enjeu, angoisses, préoccupations, non sans raison.
Temps différent, monde singulier, bouleversement intense, nouvelles technologies.
Réalité grisante, aveuglante, déstabilisante.
École, passage, transition, où on grandit et qui nous grandit, tous et singularité.
Idée républicaine, universalisme, laïcité.
Humains, humanisme, humaniste.
Lien avec le passé, connaissances, savoir-faire et savoir-être.
Diversité, travail, effort, réussite, ambition.
Crise, incertitude, difficulté.
Des formules imparables :
« Certaines choses ne changent pas, d’autres choses changent. »
« L’école est profondément liée à l’avenir et à la jeunesse. »
« L’avenir n’existe pas tant que nous ne nous sommes pas emparé de lui. »
Et une réflexion sur les nouvelles technologies et l’éducation :
« La bibliothécaire ne guidait pas grâce à un algorithme mais grâce au savoir (petite larme à l’oeil). »
« Savez-vous comment Google fonctionne ? C’est un dictionnaire dont les définitions dépendent de celui qui ouvre le livre. »
« C’est très dangereux, internet est une arme de désinformation massive. Les Franc-maçons savent bien les fantasmes qu’on peut trouver sur internet. Avec Google vous n’élargissez pas vos horizons : le seul monde que vous découvrez est celui que vous connaissez déjà. Une spirale qui nourrit l’intolérance et la division parce qu’on ne se confronte pas à l’altérité. »
« Un outil n’est pas bon ou mauvais en soi mais ça dépend de la maîtrise que l’on en a. »
Un bouquet de fleurs, une médaille de la Grande loge féminine de France et hop Najat a fait son boulot.
« Nous ne sommes pas des illuminatis ! »
Marie-Thérèse Besson, la Grande Maîtresse de la Grande Loge Féminine de France, semble en avoir marre de répéter qu’ils ne sont pas une secte au service du pouvoir. Que dis-je, qui contrôle le pouvoir. Non non, c’est une bande de sœurs et de frères – 14 000 membres pour la GLFF, 34 000 pour la GDLF – de toutes origines, cultures, milieux sociaux, religieux et professionnels, partout dans le monde, qui aiment bien se réunir « pour participer à l’avènement d’un monde plus juste, plus fraternel, plus éclairé dans tous les sens du terme ».
« La vérité n’existe pas, chacun a sa vérité (tout le temps dans le doute ça doit pas être de tout repos). La Franc-maçonnerie est un lieu où on apprend à échanger et à respecter la parole de l’autre (c’est con qu’ils ne soient pas à République avec la Nuit Debout… ou bien sont-ils en fait les instigateurs du mouvement ? #complot). Si on ne vit pas la maçonnerie, on ne sait pas ce que c’est. Nous proposons l’expérience de l’échange et du dialogue pour trouver le chemin vers un monde meilleur. »
« Partager l’essentiel ? Une ambition ? »
Tracy, Antoine, Dounia Bouzar et Robert constituent la première table ronde du grand n’importe quoi de la franc-maçonnerie.
Antoine, 27 ans, travaille dans l’immobilier, non-maçon
Tracy, 28 ans, future cheffe d’entreprise dans le domaine de la mode et du luxe, franc-maçonne
Robert, enseignant à la retraite, franc-maçon depuis 50 ans
Dounia, condensé d’origines corses, algériennes, marocaines, italiennes, docteur en anthropologie, travaille sur le fait musulman depuis 15 ans et forme des équipes pour prévenir le radicalisme, non-maçonne
Sous l’intitulé « Partager l’essentiel ? Une ambition ? », rares sont ceux qui ont compris de quoi on allait causer. Ni une ni deux, Dounia Bouzar se lève, lance son powerpoint et rentre dans le vif : elle veut nous faire entrer dans l’univers d’internet et dans les processus qui peuvent mener à la radicalisation ! Elle nous démontre comment on peut passer d’une vidéo sur le Nutella dans youtube à une vidéo de recrutement de Daesh en cinq clics. Son approche de la radicalisation sur internet se ferait en trois étapes et peut toucher n’importe quel jeune : isolement puis rupture avec les proches ; dépersonnalisation ; théories du complot. Résumé de son exposé : toujours être dans le partage pour éviter la rupture. [pullquote]Bon, par contre, Dounia Bouzar est très critiquée sur ses méthodes et il n’y a eu personne pour le dire ce jour-là. À lire : Déradicalisation : premier échec pour la méthode « Dounia Bouzar » [/pullquote]
Tracy et Antoine, les cautions « jeunesse » de la table ronde, sont alors sollicités par les modérateurs pour donner leur avis : un florilège de lieux communs sur « les jeunes », « l’âge de la rébellion » et « les influences de Facebook ». Roxane intervient elle aussi pour dire que « la technologie participe aux groupes de recrutement ». Dounia renchérit avec le lien entre le totalitarisme et les nouvelles technologies en évoquant la « double exaltation de groupe avec Daesh, en vrai et virtuelle ».
Robert en profite pour témoigner de son expérience de maçon : « La franc-maçonnerie m’a aidé à garder le lien, à le fortifier. » Tandis que Tracy divague : « Voir la personne en face comme nous, et lui parler… tenter, c’est un pas en avant et c’est un pas d’échange envers l’autre. »
Les échanges avec le public se poursuivent sans qu’on comprenne une seule fois comment on est passé de la radicalisation des jeunes qui rejoignent Daesh, aux bienfaits de la franc-maçonnerie, aux dangers d’internet, pour finir avec la question du vote FN en France (qui ne trouvera pas de réponse autre que « toute façon c’est un vote contestataire »), tout ça pour une table ronde qui devait parler du… de… l’ambition de partager l’essentiel ?
Vadim tente une conclusion : « L’essentiel, c’est le partage ». Merci Vadim.
« Aimer aujourd’hui ? Passion, curiosité ? »
Après la pause déjeuner, Roxane lance la deuxième table ronde : « Comment notre génération voit-elle l’amour ? » La rejoignent quatre nouveaux intervenants sur l’air de L’hymne à l’amour d’Edith Piaf :
André Manoukian, « maçon sans tablier » (son père était franc-maçon et s’intéresse à la pensée maçonnique). S’intéresse à l’ésotérisme qui structure son bordel intérieur. Juré de l’émission « Nouvelle Star », sur D8.
Charline Rasse, franc-maçonne depuis ses 25 ans. En a aujourd’hui 59. Veut transmettre sa passion de la vie et de la franc-maçonnerie. Elle a des boucles d’oreille en triangle. Coïncidence ? Je ne pense pas.
Adrien, 30 ans, depuis 10 mois franc-maçon, passionné par l’amour et par la vie, d’où son entrée dans la franc-maçonnerie
Marie-Charlotte, 19 ans, non maçonne, jeune passionnée par les relations humaines.
Première question WTF posée à André Manoukian : « L’amour est-il différent d’autrefois ? A-t-il évolué ? » D’abord interloqué, il tente ensuite une analyse de l’évolution de l’amour post-68 jusqu’à nos jours. À question con, réponse con. « La jalousie était un concept bourgeois, donc on n’était pas jaloux. J’étais trotskiste parce que les meufs y étaient plus belles. Les anars c’était le bordel parce que c’était « masturbez-vous », chez les maoistes on ne pouvait pas s’embrasser. »
Charline raconte ensuite sa jeunesse à elle : pas de MST, pas encore le SIDA et se cacher pour prendre la pilule. Puis, Adrien et Marie-Charlotte, en représentants de la jeunesse (je cherche encore au nom de quelle jeunesse ils parlent), ressortent le discours habituel sur les réseaux sociaux, le mal des écrans et la pression qu’internet a imposée dans nos vies. Marie-Charlotte parle de « génération zapping », de « sentiment d’immédiateté », de « vision à court terme » et que la jeunesse ne « prend plus le temps de faire des choses ». On serait une « génération disneyland » : « Si ça pète pas toutes les 5 minutes, on n’arrive pas à s’en contenter. » Bref, je comprends que la jeunesse est une bande de petits con-nes connecté-es qui ne respectent plus le sacrement de l’amour.
Manoukian rattrape un peu le truc : « L’amour pour toujours ça fait une belle rime dans une chanson de Michelle Tor mais c’est tout. » Ça reste quand même sacrément bien pensant le tout saupoudré d’un pot pourri de citations et de références artistiques et littéraires, de Freud à la Boétie, Nietzsche, Montaigne, Eros, Le Petit Prince, Gainsbourg… on est à deux doigts de citer Johnny.
Mais au fait, chez les franc-maçons, la passion et le désir, ça s’passe comment ? « L’initiation est une nouvelle naissance, explique Charline. On nous demande de mettre un frein salutaire à nos passions, de faire un travail d’introspection, ce qui est très difficile. Il faut se canaliser pour que tout soit en ordre pour faire cette re-centration. Il se passe un certain temps avant que l’apprenti puisse prendre la parole. Par la suite tu ne peux pas prendre la parole deux fois de suite. Tu ne peux pas dire : « Ta gueule, t’as rien compris », enfin, tu peux le dire mais autrement. La franc-maçonnerie est un lieu où on peut vivre sa passion. Un maçon qui n’est pas passionné, je ne sais pas comment il fait. »
Adrien poursuit : « Il faut être curieux et passionné. Si vous n’êtes pas curieux, ne venez pas, sinon vous allez vous emmerder. Si on ne parle pas de ce qu’il se passe lors de notre initiation, c’est parce que c’est un moment unique. »
Les questions-réponses dérivent en mode conseils psycho du café du commerce. L’intérêt est faible mais ce qui est le plus fascinant c’est le nombre de personnes venues écouter ça (dont moi).
« Travailler encore demain ? Une envie ? »
Enfin, nous arrivons à la discussion sur le travail. À nouveau, aucune cohérence dans les invités. Deux jeunes qui passent par là, deux autres qui doivent bien avoir un truc à dire sur la question. Et c’est parti.
Pascale Denizane, comédienne, metteur en scène, prof de théâtre, coach, cascadeuse. Pas franc-maçonne mais des amis franc-maçons.
Alain Graesel, conseil en organisation et prof d’université, maçon depuis 1984. Grand maître pendant quelques années.
Nelly, 31 ans, cheffe d’entreprise, maçonne depuis quatre ans.
Marguerite, 28 ans, consultante en management, innovation managériale, en train de créer son entreprise, non franc-maçonne.
Là encore, les nouvelles technologies sont en ligne de mire. Alain Graesel parle d’une « troisième révolution industrielle qui déstructure l’organisation du travail ». Pour lui, l’évolution technologique induit de nouvelles relations sociales dans les entreprises : « On va vers l’aplatissement des hiérarchies : chercher à motiver les salariés en leur expliquant que même s’ils sont bon y’aura pas forcément d’évolution. Ces nouvelles technologies dont les jeunes générations sont friandes induisent un zapping dans le monde du travail. Lorsque des entreprises emploient des salariés en CDD c’est un zapping en terme de salariat. Le système de moins en moins stabilisé. »
Précarité, ubérisation, remplacement de certaines tâches par des machines… Marguerite apporte un nouveau regard en rappelant qu’elle a « envie de collaboration, d’échanges, de partage et de pouvoir, pas tellement de faire carrière ».
Là-dessus Alain Graesel précise qu’il faut « un capital de départ et une capacité de résistance ». Ce que les francs-maçons apportent ? Non, non, assure-t-il, les membres de sa loge ne sont pas un réseau d’affaire, mais plutôt un réseau d’amis : « Si on ne rentre en maçonnerie que pour le réseau, c’est pas le bon chemin. Il vaut mieux le réseau des écoles, parce qu’on parle de business et tout le monde le sait. En maçonnerie c’est plus compliqué : dans ma loge, quasi personne ne peut m’aider. Quelques fonctionnaires, des artisans, des commerçants, des médecins, avocats. Parmi ces frères, si je devais avoir un coup de main, je passerais plus volontiers par le réseau de mon ancienne école. La maçonnerie, elle ne trouve pas de boulot. » Mais-bien-sûr. Nelly confirme : « Il ne faut pas nier qu’il y a des gens qui entrent en maçonnerie pour leur carrière mais moi je n’en connais pas. Pour un jeune de 27 ans, à priori vous avez autre chose à faire que de concentrer du temps à votre initiation. » Et dire qu’ils avaient promis de parler sans hypocrisie… !
Au bout de sept heures à écouter les maçons et non-maçons parler entre eux, je ne tiens plus. La curiosité aura eu raison de mon samedi. Alors que je me faufile avant la fin, je ne peux que réaliser le fossé entre les centaines de personnes assises dans le grand auditorium du Palais Brongniart et celles debout place de la République. Ces mondes-là peuvent-ils un jour se rencontrer pour échanger et s’écouter ? Partager, s’aimer et travailler ensemble ? Une ambition ? Il est vraiment temps que j’aille boire une bière, je sens que je commence à penser comme « eux ».