Orsola Casagrande, née à Venise, est une journaliste qui a eu la chance de vivre et en apprendre davantage sur la plupart des endroits où elle aimerait vivre. Après l’Irlande, le Kurdistan, la Catalogne, l’Angleterre, elle vit maintenant à La Havane, Cuba, excellente base pour voyager autour de l’Amérique latine.
Le nom de La Havane évoque l’image d’une ville lointaine, exotique et tropicale, située dans les Caraïbes, alors qu’en réalité cette ville est baignée par les eaux de l’Atlantique qui marquent l’entrée du golfe du Mexique. Et pourtant, au-delà les détails géographiques et climatiques, le nom sonore de la capitale cubaine reste avant tout associé à un espace humain et urbain où résonnent encore certains mythes : elle reste le port d’entrée vers le Nouveau Monde ou la ville de la musique qu’elle fut dans les années 40-50 du siècle dernier.
La visite à La Havane du président des États-Unis, Barack Obama, en mars de cette année a marqué le début d’une nouvelle étape dans les relations entre les deux pays après plus d’un demi-siècle de conflits. L’image de la ville s’en est trouvée changée : en très peu de temps, ce lieu interdit et marqué au fer rouge s’est transformé un objet de curiosité et de désir.
Aujourd’hui La Havane est une ville à la mode. Ce qui implique une analyse coûts-bénéfices : l’invasion touristique nord-américaine, canadienne et ouest-européenne est en train de changer rapidement l’ambiance du centre-ville, dans des endroits comme La Habana Vieja, le Parque Central et le quartier du Vedado, où prolifèrent désormais la picaresque, les prix gonflés et l’escroquerie généralisée, en relation directe avec l’exploitation des yumas, cette sorte d’étrangers ingénus, timides face à l’évidence de l’arnaque et totalement ignorants de la complexe « mécanique nationale ».
Le tournage du huitième épisode de Fast and Furious, ce navet commercial nord-américain, et le défilé exclusif de Chanel, par-delà le nombre incalculable de problèmes qu’ils ont engendrés (de la fermeture des rues à la déviation de la circulation), ont eu l’avantage de provoquer un malaise évident dans la population, et de susciter un débat social sur comment et jusqu’à quel point il est possible de contrôler les nouveaux intérêts économiques et les énormes investissements qui circulent autour de la ville en ces temps nouveaux et inconnus. On pourrait dire la même chose du « plan » annoncé officiellement par le gouvernement de construire de nombreux hôtels cinq étoiles et des terrains de golf aux alentours de la ville et dans l’île, alors que les services municipaux les plus élémentaires et nécessaires au déroulement d’une vie plus ou moins normale se distinguent par leurs carences et leur mauvais fonctionnement.
Mais si les temps sont nouveaux pour les habitants de La Havane, la ville, elle non plus, n’est plus la même qu’avant. C’est dans ce sens que la vision qu’ont de la ville les écrivains d’hier et d’aujourd’hui, chroniqueurs de leur époque et de leurs expériences, peut offrir un point de départ intéressant. Il est sans doute difficile de reconnaître à l’heure actuelle la ville baroque qu’Alejo Carpentier a décrite dans La Cité des colonnes et Chasse à l’homme. Il est difficile de s’aventurer dans une vie nocturne qui n’est plus qu’un pâle reflet de celle des Trois tristes tigres de Cabrera Infante. La vie citadine a perdu l’hermétisme et l’érudition que Lezama Lima a décrits dans son énigmatique Paradiso. L’immense sensualité de Reinaldo Arenas n’est plus aujourd’hui qu’un triste marché du sexe mal digéré, et, de la Chaussée de Jésus du Mont, immortalisée dans les vers d’Eliseo Diego, il ne reste qu’une longue suite de ruines impraticables.
Mais la ville, cette sorte de sculpture collective qui grandit, change et se transforme en permanence, continue à rassembler en elle toutes ces différentes réalités. Il suffit peut-être de la regarder avec des yeux inquiets et curieux pour pouvoir apprécier cette cité du passé, baroque, énigmatique, nocturne, sensuelle, musicale qui aujourd’hui renvoie aux mêmes sensations, quoique de façon différente.
Les écrivains cubains contemporains la regardent, la vivent et lui rendent hommage (ou la rejettent) avec des regards multiples. Pour les plus jeunes, comme Jorge Enrique Lage (La Havane, 1979), c’est un décor de provocation et de défi : « Pour moi, dit-il, La Havane, n’est pas plus réaliste que pittoresque. Ce n’est pas non plus La Havane sordide de Pedro Juan Gutiérrez. Pour moi, c’est un fantasme. » Lage est un auteur qui ressemble à Salinger, du moins en tant que personnage : réservé, n’appréciant guère la presse et peu enclin à accorder des entretiens. Des légendes circulent à son sujet et ses livres sont déjà de petits objets de culte. À mi-chemin entre la science-fiction et le gore, ses romans et ses nouvelles prennent comme toile de fond une Havane « violentée » : « Le témoignage ne m’intéresse pas. Je préfère violenter la ville, violenter l’espace urbain qui est pour moi quelque chose de traumatique. Pour moi, La Havane est une ville paralysée dans le temps, avec d’énormes carences, tant sociales et humaines qu’urbanistiques. Je ne suis pas capable de parler de La Havane avec l’admiration d’un habitant de la capitale. »
La ville « merveilleuse » sert de cadre à de nombreuses histoires de perte et de vécu d’Ahmel Echevarria (La Havane, 1974) : « C’est le territoire que je connais, c’est donc un lieu privilégié. C’est ici que j’ai vécu des moments où j’ai ressenti le besoin de me déconnecter d’un endroit qui pouvait devenir un boulet à mon pied. Même si, finalement, on y revient toujours. »
Lorsqu’on demande à cet écrivain reconnu ce que La Havane représente pour lui, Leonardo Padura (La Havane, 1955) répond : « C’est avant tout Mantilla [la banlieue où il est né et où il vit encore à l’heure actuelle. Ndr] et en particulier cette rue qui était la frontière où se terminait ma liberté d’enfant, parce qu’il m’était interdit de traverser la rue. Franchir cette frontière a marqué mon passage de l’enfance à l’adolescence. »
Padura utilise La Havane comme labyrinthe dans ses romans policiers. Son héros, Mario Conde, en parcourt les quartiers marginaux, principalement ceux du sud, où se déroulent certaines des histoires criminelles qu’il raconte, inquiétantes en raison de la généralisation de cette marginalité propre à une ville peuplée de gens apparemment corrects et intégrés. La même marginalité se retrouve dans les nouvelles d’Eduardo Heras León ou de Francisco López Sacha, qui appartiennent comme Padura à la génération précédant celle de Lage et Etchevarria.
La Havane est à la mode et il est bon qu’il en soit ainsi. Cela vaut la peine de se perdre dans le labyrinthe des petites rues du centre, armés de patience et de questions, et disponibles pour l’inévitable rite d’initiation si l’on veut monter à bord des autobus urbains bondés, les guaguas, qui permettent de se déplacer à travers la ville pour un prix dérisoire. La question que l’on répète mille et une fois comme un mantra est toujours la même : « Pourquoi les choses ne sont-elles pas comme elles devraient être mais comme elles sont ? » C’est dans cette question et dans bien d’autres inconnues que réside le charme de cette ville et de ses habitants.
Pour connaître la ville, il faut en parcourir les rues sous un soleil implacable pratiquement toute l’année ; se laisser pousser par la légère brise le long du Malecón ; se perdre dans les ruelles de La Habana Vieja saturées de gens, de bruits et d’odeurs ; rejoindre la mythique place de la Révolution qui évoque encore (avec les énormes portraits du Che et de Camilo Cienfuegos) les manifestations multitudinaires d’un petit pays qui a su tenir tête à son puissant voisin nord-américain.
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Pour ses habitants, La Havane se limite presque exclusivement à cette partie de la ville qui donne sur la mer, mais il faut aussi s’aventurer dans les quartiers (barrios) excentrés aux noms curieux comme El Cotorro, Santa Fe, Jaimanitas, Marianao, La Lisa ou Alamar (la Sibérie, comme était surnommé cet ancien quartier dortoir). Si l’on est fatigué de l’expérience guagua, on peut monter dans une de ces grosses voitures américaines des années 1950 qui font office de taxis collectifs et se rendre dans des quartiers éloignés comme La Víbora, Santiago de las Vegas, Regla, Guanabacoa ou la Mantilla de Padura.
Si l’on parle de littérature, la référence obligée est Ernest Hemingway. À San Francisco de Paula, si l’on interroge les gens du coin, on finit par trouver la maison où l’écrivain américain a vécu et où plusieurs de ses ouvrages fondamentaux ont vu le jour. La maison est en assez mauvais état, mais un groupe de personnes mettent tout leur cœur et leurs efforts à y réparer les ravages du temps et de l’abandon. Elles s’occupent aussi des archives et de la bibliothèque d’Hemingway, dans l’idée que ce musée redevienne un lieu de référence et de passage obligé.
Nos pas peuvent aussi nous mener au village de Cojímar, à quelques kilomètres de La Havane, où l’écrivain avait l’habitude de passer de longues journées. C’est ici qu’il a trouvé l’inspiration pour rédiger l’un des chefs-d’œuvre de la littérature universelle, Le Vieil Homme et la Mer. Ce qui saute aux yeux aujourd’hui à Cojímar, c’est l’abandon alarmant qui règne partout, et la pollution incontrôlée. Celle-ci est trouve sa plus haute expression sur la jolie petite plage du village, qui n’a que le triste choix entre les tonnes de détritus et de gravats qui y sont déversés, et les divers rites religieux qui laissent leurs traces sur son sable. Ils sont dédiés à Yemaya, la déesse yoruba de la mer, de la fertilité et de l’amour, représentée par la Vierge noire de Regla.
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Et pourtant, en y regardant de plus près, dit Echevarria qui vit à Cojímar, on peut apercevoir, au-delà de la ligne imaginaire de l’horizon, la petite crique d’où le Prix Nobel de littérature partait pour aller pêcher sur son yacht El Pilar, ou le restaurant où il allait manger et coucher ses idées sur papier, ou le petit port de pêche toujours caché dans un méandre de la rivière. C’est alors qu’on pourra rêver que La Havane, comme le vieux pêcheur du roman, fera un énorme effort pour prouver aux autres et à elle-même qu’elle peut redevenir la ville qu’elle a été, tout en étant différente et actuelle, afin que son rôle momentané de ville à la mode ne soit pas qu’un état passager. Il est certain que ses habitants, qu’ils soient permanents ou de passage, auront un grand rôle à jouer pour que le « vieux pêcheur » arrive à bon port : même s’il ne rapporte que le squelette du grand poisson qu’il a pêché, tout le monde continuera à croire à ses histoires.