Lettre à la ministre

Ces derniers temps, un évènement sidérant chasse l’autre, on a un peu de mal à métaboliser tout ce qu’il nous faudrait pourtant penser. Il y a quelques semaines, c’était l’élection de Donald Trump qui médusait les esprits. Nombreux furent ceux qui se demandèrent comment cela avait été possible – et la question est légitime.

21 décembre 2016

Ces derniers temps, un évènement sidérant chasse l’autre, on a un peu de mal à métaboliser tout ce qu’il nous faudrait pourtant penser. Et pourtant il y a urgence. Il y a quelques semaines, c’était l’élection de Donald Trump qui médusait les esprits. Nombreux furent ceux qui se demandèrent comment cela avait été possible – et la question est légitime. Carmelo Virone, président de D’une Certaine Gaieté (l’association dont ce site est un projet) et contributeur récurrent de l’Entonnoir, préférait poser d’autres questions : que peut l’Éducation Permanente face à l’émergence de phénomènes politiques inquiétants parce que réactionnaires, xénophobes, haineux – en un mot fascisants?

Certes, si on s’en tient aux résultats électoraux, il peut sembler que la partie francophone de la Belgique soit immunisée contre les poussées réactionnaires et extrême droitières mais si on tend l’oreille, si on scrute la ce qui bouge dans la société, il ne pourrait s’agir là que d’un dangereux trompe l’œil. Dés lors, pour nous, actifs dans le champ de l’éducation permanente, supposé être en première ligne contre la montée de pareils mouvements, n’est-il pas temps de saisir l’occasion historique, l’urgence du moment, pour revoir ses critères d’évaluations et repenser radicalement la conception du rapport aux publics qu’implique le décret de 2003? Il a fait part de ces interrogations à Alda Gréoli, ministre de l’Éducation Permanente en Fédération Wallonie-Bruxelles, celle-ci lui a répondu. Nous partageons cet échange avec vous afin d’ouvrir la possibilité d’une débat.

 

Madame la Ministre,
Je vous écris sous le choc de la victoire de Donald Trump aux Etats-Unis. Si cette inquiétante nouvelle me donne l’impulsion de m’adresser à vous, mu par un sentiment d’urgence, ce dont je voudrais vous faire part est cependant le fruit d’une réflexion de longue date sur les tenants et aboutissants de notre investissement en éducation permanente.

Force nous est de constater :

– d’une part, que les moyens consacrés à l’éducation populaire sont infinitésimaux par rapport aux moyens de l’industrie culturelle de masse et à sa capacité de véhiculer auprès de tous les publics ce qui constitue les valeurs dominantes d’une très large partie du monde.

– d’autre part, que les efforts déployés depuis les années 70 en matière d’éducation permanente ne semblent pas suffire pour empêcher une droitisation accélérée de notre société, amplifiée parfois par des crispations religieuses et identitaires, et ce, malgré l’émergence de divers mouvements citoyens et de nombreuses initiatives solidaires à l’échelle locale.

Par ailleurs, on est en droit de s’interroger sur les perspectives réelles d’émancipation dans une société de plus en plus duale, où une situation de chômage de masse permet de justifier, au nom de la relance de l’emploi, l’atteinte constante aux droits sociaux des travailleurs et des citoyens, tout en instaurant un climat de peur face à l’avenir qui incite à la soumission et aux solutions de débrouille individuelle. Un des intervenants à la remarquable émission sur Molenbeek diffusée ce lundi 7 novembre par la RTBF témoignait du scepticisme généralisé parmi les jeunes de son quartier : no future, l’espérance a disparu de notre horizon !

Ce constat pessimiste ne me conduit nullement à douter de la nécessité d’une éducation permanente qui permette à chacun, y compris parmi les plus pauvres et les moins instruits, de mieux s’orienter dans sa vie de citoyen actif et responsable, en développant quelques-unes des capacités critiques nécessaires à cet effet. Au contraire, ces enjeux me paraissent devenir chaque jour plus cruciaux. Mais nous devons d’urgence adapter nos moyens et nos langages à la modernité.

Monsieur Trump est un homme de télé. Les réseaux sociaux occupent une place sans cesse croissante dans la construction de l’opinion publique. De quels moyens disposons-nous pour y répondre ? D’analyses de 8500 signes minimum, d’études qui devront en comporter 60.000. Un message audio ? Un clip ? Une séquence didactique postée sur internet qui intègre de la vidéo, de l’infographie, quelques légendes percutantes ? Ça ne compte pas ! Les outils, les langages familiers des jeunes ? Inutile d’explorer leurs possibilités éducatives, elles ne sont pas valorisables.
J’aurais mauvaise grâce à discréditer l’écriture. Je suis moi-même écrivain et critique, auteur de plusieurs livres, et je dois à la lecture et à l’écriture quelques-unes de mes joies les plus intenses, de mes bonheurs les plus purs. Mais le monde dans lequel nous vivons n’est plus régi par la seule culture des belles lettres : c’est l’univers du multi media.

Pourquoi la Fédération Wallonie-Bruxelles condamne-t-elle les acteurs qu’elle subventionne pour une mission émancipatrice à demeurer aux marges de cet univers ? La modicité de ses moyens pécuniaires ne devrait-elle pas au contraire l’inciter à rechercher une plus grande efficacité ?

Comme acteurs de l’éducation permanente, nous devons avoir l’honnêteté de reconnaître que nos productions écrites peinent à trouver leur public. Combien de centaines de milliers de signes produits chaque année entre Arlon, Liège, Bruxelles et Tournai ? Signes qui ont à peine eu le temps de se déployer sur la page que, déjà, ils sont recouverts par d’autres signes également subventionnés, également calibrés, également ignorés pour la plupart. Et tandis que nos analyses se multiplient, leurs lecteurs potentiels − mais de plus en plus inatteignables − diffractent leur attention sur tous les médias imaginables, rangés dans leur poche avec leur smartphone.

Je n’ai personnellement pas de solution toute faite à vous proposer, mais je sais que nous sommes nombreux à faire le même constat et à déplorer les mêmes carcans. Je sais aussi que l’éducation permanente vous tient sincèrement à cœur et que vous envisagez d’en revoir les règles de fonctionnement pour les prochaines années.

C’est pourquoi je me permets, Madame la Ministre, de vous adresser ce courrier. Si nous ne voulons pas d’un Trump ou d’une Le Pen chez nous, vous devez, nous devons collectivement, repenser l’éducation permanente en fonction des réalités et des publics d’aujourd’hui. Et ces réalités nouvelles sont faites aussi de nouveaux langages, riches des possibilités qu’offrent les technologies actuelles de l’information.

Des initiatives éparses existent en ce domaine, des expériences sont menées çà et là. Mais personne n’a la possibilité de développer une recherche cohérente sur la manière dont tous ces nouveaux médias pourraient devenir des outils d’éducation, de conscientisation, des supports collectifs d’interventions critiques.

Ouvrons, dès lors, des laboratoires d’expérimentation. Donnons-nous les moyens de construire de nouveaux cadres intellectuels, pertinents et efficaces.

Si un tel chantier de réflexion collective s’ouvrait à votre initiative, notre association serait heureuse de partager son expérience en la matière.

Vous remerciant de votre attention, je vous prie d’agréer, Madame la Ministre, l’assurance de mes sentiments respectueux.

 

La ministre Alda Gréoli nous a répondu sans tarder.

Dans son courrier daté du 19 novembre, elle nous dit sa forte conviction « que l’éducation permanente représente un levier très puissant pour renforcer la démocratie et lutter contre toutes les formes de populisme ». Elle nous annonce que la réforme qu’elle envisage pour ce secteur devrait conduire à un «recentrage autour du sens de ce dispositif, plutôt que sous l’angle de critères parfois trop quantitatifs ». Elle précise enfin que, dans cette perspective, « les enjeux qui concernent la place et la reconnaissance des nouvelles technologies et des nouveaux outils de communication et de diffusion » seront évidemment pris en compte.

Dès le début de 2017 s’amorcera un processus d’évaluation du Décret de 2003. Un comité de pilotage a été désigné à cet effet. Il sera chargé de « définir la méthodologie de recherche et de consultation des différents acteurs ».

En attendant, après avoir exprimé notre avis, nous serions heureux d’entendre le vôtre.

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