À la gare de bus Arlozorov de Tel Aviv, un groupe attend son car pour une journée en terre sainte un peu particulière : nous nous sommes inscrits pour une visite guidée de checkpoints, entre Israël et la Cisjordanie. Un tour de sept heures, organisé par l’ONG « Machsom Watch« , pour voir, pour comprendre et se rendre compte par soi-même de l’occupation. En route avec les « observatrices de checkpoints ».
Nous nous rassemblons au point de rendez-vous en nous demandant ce qu’il va nous arriver. Pour certains, c’est la première fois qu’ils se rendent en Palestine. Le groupe est assez hétéroclite quand nous y pensons : des membres de l’ambassade autrichienne, d’autres de l’ambassade de France, des Israéliens d’Haifa, de Tel Aviv et de Jérusalem, des touristes de passage et quelques Français installés en Israël pour un séjour prolongé. Aujourd’hui, le tour se fait en anglais. Il est aussi possible de le suivre en hébreu : la plupart des inscrits sont alors des Israéliens de la classe moyenne ayant le plus souvent entendu parler de ces visites grâce aux publicités publiées dans le journal Ha’aretz. Organisés tout au long de l’année, les tours s’interrompent pendant Ramadan, lorsqu’il fait vraiment trop chaud en juillet et août, ou quand le conflit armé reprend et que les risques sont trop grands.
Sur le trottoir, en plein soleil, une Canadienne discute avec deux jeunes Français. Tous résident à Tel Aviv. Ils se remémorent les attaques de roquettes de novembre 2011, les alarmes qui retentissent, la peur au ventre, les longues minutes à rester cachés sous un bureau ou dans une cave. Et, enfin, le retour au calme. Olivier, intermittent du spectacle, s’est installé à Tel Aviv entre deux contrats et connaît bien le pays : « Ça faisait vingt ans que la bulle n’avait pas été attaquée. Il y a vingt ans c’était habituel. En quelques jours les attaques faisaient à nouveau partie du quotidien. Ah tiens, ça sonne, on va se mettre à l’abri. Il y avait quelque chose d’assez calme. Ce qui était le plus effrayant, c’étaient les jeunes soldats qu’on voyait partir pour Gaza. » Antoine, stagiaire en journalisme arrivé en septembre 2011 à Tel Aviv, vivait pour la première fois une attaque ce jour-là. Ce qui lui parut étonnant, « c’est que deux jours après tu reviens à la normale, deux jours après t’as oublié et tu te sens en sécurité. » Trois mois ont passé depuis et la « bulle », comme on la surnomme, demeure intacte. « Si je fais ce tour, c’est pour voir autre chose que Tel Aviv, pour être confronté à un territoire auquel je n’ai pas accès seul », explique Antoine. Alice, française, en stage de communication en Israël, partage ses attentes : « J’avais déjà un peu circulé entre Israël et la Palestine. Il y a les moments où tu passes les checkpoints à pied, où tu comprends que c’est le bordel mais tu n’as aucune vision des routes interdites. Comme je circulais sur des grands axes, je ne me rendais pas compte des routes de campagne ou des villages entourés par des colonies parce qu’on n’y accède pas en tant que touriste. Je veux voir la circulation au quotidien pour un Palestinien qui ne travaille pas dans une grande ville mais qui doit circuler de village en village. »
Le bus, loin d’être rempli, démarre en retard et nous sommes prévenus : pour la pause pipi, c’est maintenant ou dans deux heures. Les photos sont autorisées, sauf avis contraire. Nos guides pour la journée s’appellent Daniela et Irna, la soixantaine. Toutes les deux apprêtées, le casque-micro sur la tête. Nous les imaginons en grand-mères attentionnées dans leur salon, loin de la poussière du désert. Daniela est la première à prendre la parole : « Il est essentiel d’avoir une présence sur les checkpoints, de montrer qu’il y a des gens qui se soucient et qui font attention aux besoins et aux droits des Palestiniens. Mais aussi pour les soldats, qui ne sont pas des étrangers pour nous et qui sont aussi victimes de la politique de notre gouvernement. »
L’ambiance plutôt détendue des premiers échanges laisse place à une certaine tension lorsqu’Irna poursuit sur le but de leur organisation. « Nous n’avons ni directeur, ni bureau. Nous travaillons en équipe, deux gardes par jour. Depuis 2000, les checkpoints sont un des points de rencontre les plus importants entre la Palestine et Israël. Le mur a été construit pour nous protéger, mais il viole les droits de l’homme s’il n’est pas bien dirigé. Ce tour montre une certaine situation sur le terrain. Pas de politique dans ce bus : pensez-y, réfléchissez-y et ayez vos propres conclusions. »
L’idée de cette association de femmes israéliennes « contre l’occupation et pour les droits de l’homme » émerge en 2001, lorsque des retraitées issues de la « upper class » décident de se rendre quotidiennement sur les checkpoints afin d’observer et de rapporter ce qu’il s’y passe. Sur leur site internet, elles expliquent : « Nous avons décidé dès le début que les hommes ne seraient pas des observateurs actifs, pour des raisons que nous avons déjà évoquées : leur difficulté à rester neutre lorsqu’il s’agit de l’armée. Aussi, nous étions conscientes de la perte de pouvoir des femmes dans les organisations mixtes. Nous nous voyons indubitablement comme un mouvement radical et même subversif, des civils provoquant les militaires sur leur propre terrain. »
Toutes les informations recueillies et leurs rapports sont systématiquement mis en ligne. Souvent accusées de faire de la propagande pro-palestinienne, elles n’ont pour autant jamais cédé aux pressions. « Certains Israéliens admirent ce que l’on fait, d’autres nous traitent de « Jew haters » ou de « Palestinian lovers » . Mais en ce qui me concerne et pour d’autres membres c’est la même chose, nous nous sommes engagées dans Machsom Watch parce que nous sommes sionistes. Nous pensons que si l’occupation continue, nous sommes condamnés, Israël n’existera plus et ne sera qu’un bref épisode de l’histoire. » Depuis dix ans, Daniela, psychologue en pré-retraite, passe plus de la moitié de son temps sur les checkpoints. Pendant un temps coordinatrice du groupe de Jérusalem, elle a rejoint l’équipe des visites guidées en 2011. « Nous sommes entre 250 et 300 femmes, avec plus de 10 000 opinions différentes ! »
L’organisation Machsom Watch compte quatre sections régionales : à Jérusalem, au nord, au sud et au centre. Dans cette dernière, les activités ont changé suite à la clôture de deux checkpoints majeurs : Huwara au sud et Beit Iba à l’ouest. La diversité des opinions exprimées au sein de de l’ONG ne permet pas de les situer sur l’échiquier politique. Si ce mouvement a la réputation d’être à gauche, voire à l’extrême gauche, en réalité la plupart de ses membres représentent un large éventail allant des partis du centre (Kadima ou Yesh Atid) à une gauche plus radicale (Hadash). Pour Karin, qui a intégré Machsom Watch en même temps que Daniela, « il y a souvent des tensions entre celles qui sont là pour la politique et celles qui sont là pour le projet humanitaire ». Toutes se rejoignent sous un même dénominateur commun : s’opposer à l’occupation et défendre les droits des Palestiniens.
Des oliviers, le désert et… des barrières.
Nous nous arrêtons une première fois sans sortir du bus, le long de la route 6, en plein sur la « ligne verte ». « C’est aujourd’hui une ligne imaginaire et peu de gens le savent en Israël, explique Daniela dans son micro. À l’ouest de cette ligne, les colons vivent sous un régime démocratique. À l’est, colons et Palestiniens vivent sous un régime militaire, ce qui signifie que l’armée a les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. » Pourquoi « ligne verte » ? Parce qu’elle avait été tracée en vert en 1949, lors des négociations pour l’armistice de la guerre entre Israël et les pays arabes voisins (Égypte, Liban, Transjordanie et Syrie). Cette ligne de démarcation ne devait pas constituer une frontière permanente et n’est toujours pas reconnue comme telle par la communauté internationale.
Jusqu’à présent, 60 % de la barrière de séparation a été élevé et 20% seulement suit le tracé de la ligne verte. Sur mon carnet, je note les chiffres : 1km de barrière coûte 12 millions de shekel (un peu plus de 2,7 millions d’euros) ; 1km de mur coûte 15 à 16 millions ; 5,5 billions au total ; encore un billion pour la reconstruction et la maintenance. « Je vous donne les faits, pas mes pensées », insiste Daniela.
Elle trace ensuite la fameuse ligne imaginaire en pointant son doigt sur la carte distribuée à chacun de nous en début de visite. « Entre cette « ligne verte » et la barrière de séparation se trouve ce qu’on appelle la « seam zone » (« zone charnière » en français) ». À qui appartient-elle ? Pour Daniela et Irna la réponse est évidente : « Aux Palestiniens, ce sont leurs terres, la plupart sont des terres agricoles. » Nous y passerons notre journée. Pour ceux qui ne les connaissent pas encore, Daniela rappelle l’existence de trois zones sur le territoire : A, B et C. La zone A, contrôlée par l’autorité palestinienne, n’est pas autorisée aux Israéliens. Elle compte Nablus, Jenin, Tulkarem, Qalqilya, Ramallah, Bethlehem, Jericho, 80 % d’Hebron et Gaza. La zone B, sous contrôle partagé, recouvre 22 % des territoires occupés en Cisjordanie. Enfin, la zone C, entièrement sous autorité israélienne et donc interdite aux Palestiniens, inclut les colonies israéliennes. Pour pouvoir y rentrer, les Palestiniens doivent obligatoirement avoir un permis. Seul 1 % de la population palestinienne y a droit.
Israël a construit différents types de barrières le séparant de la Cisjordanie et de Gaza. Le mur n’en est qu’une partie. Daniela reprend la carte pour mieux insister sur l’aberration des tracés et la création d’enclaves « formées par les barrières de séparation qui entourent une zone », comme Qalqilya que nous apercevons au loin. Notre prochaine étape.
Ce qui semblait être un paysage paisible, de la nature à perte de vue, recouvre une réalité beaucoup plus dure : une sorte de no man’s land où nous ne savons pas bien si nous avons le droit de mettre les pieds. Parfois, quelques moutons apparaissent au milieu du désert. L’œil s’attarde sur l’animal avant de prendre conscience des barrières qui l’entourent. Irna nous invite à poser notre regard sur un bout de mur, planté, là, en plein milieu d’une colline. La photo est prise, gravée dans nos mémoires.
« Parfois je rêve de la porte. »
Nous nous arrêtons tout près de Qalqilya un peu avant midi. Ville encerclée par les « clôtures de sécurité », l’accès à plus de la moitié de ses terres agricoles nécessite un passage obligatoire par l’une des « portes agricoles ». Malgré leur nom, elles ne sont pas là pour encercler les champs ou les troupeaux, mais bien pour contrôler les déplacements des agriculteurs palestiniens. « Comprenez bien qu’ils doivent traverser ces checkpoints pour aller travailler chaque jour, reprend Daniela. Les gens doivent avoir un permis pour retourner dormir dans leur propre lit. »
En zone C, sous autorité israélienne, le propriétaire palestinien d’une pépinière nous reçoit au milieu de ses fleurs. Après nous avoir installés sous une tonnelle et offert un café, la présentation peut commencer. Nous l’appellerons « O. » car impossible de révéler son identité de peur de représailles. Daniela traduit pour le groupe : « Bienvenue. Je commence toujours comme ça. » L’homme nous assure que ce tour montre « assez bien comment ils vivent ». Le terrain sur lequel nous nous trouvons appartenait à son père et son grand-père avant lui. Ironie du sort, aucun de ses clients n’est palestinien puisqu’ils n’ont pas de permis pour y accéder : O. ne vend donc ses plantes qu’à des Israéliens.
La construction du mur, entre 2000 et 2003, « a complètement changé leurs vies », dit-il. « Il nous a mis à distance de nos terres et de nos maisons. On doit maintenant venir ici avec des permis et passer tous les jours par des contrôles. Je ne veux pas aller en Israël mais seulement me rendre sur mon lieu de travail. Je suis désolé, vous aviez un sourire en arrivant et il est parti maintenant. C’est notre vie, on fait avec. J’espère qu’avec le nouveau gouvernement ça changera, qu’il y aura des progrès dans le processus de paix. J’espère que la vraie paix arrivera sans mur. Mais, si vraiment tu veux mettre une barrière, mets-la dans ton propre jardin. » Malgré l’impression d’un discours rodé, répété lors de chaque visite guidée, impossible de ne pas ressentir de l’empathie envers notre hôte. Les visiteurs l’écoutent sans jamais l’interrompre.
Sur une carte il nous montre Qalqilya : « Elle a été intégrée à Israël, avec une seule entrée et un tunnel souterrain qui la connecte à Hableh. Comme je suis propriétaire de l’entreprise, j’ai le droit d’entrer par deux checkpoints : Elijahu ou Hableh. Trois fois par jour, 7h15-8h15, 13h-14h, 17h30-18h15. Le reste du temps c’est fermé. On me demande souvent en quoi ça a changé ma vie : je dois la calculer, toujours regarder ma montre. Parfois je rêve de la porte. Ici ce sont les soldats qui contrôlent, selon leurs humeurs, leur éducation. Certains sont devenus des amis, pour d’autres on se dit : « Ça va être un mauvais jour ». »
Les visages se durcissent lorsqu’il évoque « la haine » et l’attitude des Israéliens présents aux checkpoints : « Ça n’a plus rien à voir avec la sécurité. Ils sont là pour nous faire sentir comme des moins que rien. Par exemple, je prends une bouteille fermée et ils vont l’ouvrir pour voir si c’est vraiment de l’eau. Les chiens nous reniflent alors que c’est contre notre religion d’être touché par un chien… À qui se plaindre ? Si ce sont des soldats de l’armée israélienne, j’ai des gens chez qui me plaindre. Mais pas lorsqu’une société de sécurité privée les remplace. Avec eux, nous sommes considérés comme des menteurs. Enfin, ça dépend de la journée… Lorsqu’on revient le soir pour rentrer à la maison, ils laissent passer tout le monde, comme des moutons, puis ferment la première porte et nous laissent entre les deux. Je me demande : pourquoi ils contrôlent les gens qui reviennent ? Qu’est-ce que ça fait à Israël s’ils se foutent en l’air en Palestine ? Réponse de l’armée : peut-être qu’ils ont volé des trucs ! Les soldats oublient aussi parfois la clé ou l’ordinateur ne fonctionne plus. On est les mêmes personnes, il sont les mêmes soldats. Ça dépend des jours… »
Il est déjà 13h lorsque nous nous rendons sur le fameux checkpoint d’Elijahu dont O. vient de nous parler. 66 « porte agricoles » ponctuent le côté est de cette zone. Ces checkpoints s’ouvrent généralement trois fois par jour avec des horaires qui varient quotidiennement, parfois pour quinze minutes seulement.
Les soldats d’une société privée, jugée moins chère et plus efficace par les autorités israéliennes, arrivent à peu près en même temps que notre car. Ils ne sont donc pas encore opérationnels. Sous une chaleur écrasante, le groupe se rassemble autour de Daniela et Irna. Un homme et sa petite fille attendent à nos côtés que la porte s’ouvre et attirent notre attention. Les appareils photo mitraillent. Arrivent ensuite un tracteur, un âne, un cheval, puis un troupeau de chèvres, sous nos regards naïfs. Olivier est frappé par la scène : « Sérieusement, c’est qu’un type avec des chèvres. Que ce soit les soldats ou les Palestiniens, ça se voit, personne n’a envie d’être là. T’as vraiment l’impression que ce n’est pas parti pour bouger. C’est une sorte de statu quo… et le fait qu’on puisse faire un tour en bus montre que « c’est là », ça fait partie du paysage… »
Chaque individu, chaque animal, chaque chose, qui rentre ou sort, doit avoir un permis. Parfois, les soldats les confisquent : impossible alors de traverser. Dans un petit bâtiment gris, trois contrôles sont effectués : le contrôle d’identité, la fouille corporelle et le détecteur de métaux. Encore plus strict qu’un contrôle dans les aéroports ou dans les stations de bus.
Des villages piégés entre les lignes.
Après la pause déjeuner, falafel à 5 shekels pour tout le monde, nous nous retrouvons bloqués à l’entrée de Nebi Elias que nous devions visiter. L’armée empêche l’accès au village et nous oblige à faire demi-tour. La raison de ce blocus ? Les colons, qui habitent à côté, ont peur.
Faute de pouvoir visiter Nebi Elias, un villageois monte dans le car qui reprend aussitôt la route, en direction d’Azzun. Debout, en se tenant aux sièges, il raconte qu’il travaille pour une organisation qui lutte contre les stéréotypes : « Nous essayons de construire un nouveau futur pour les nouvelles générations. Ce n’est pas un travail facile, un processus long, surtout qu’il est difficile de trouver des personnes pour nous aider. Nous voulons réunir des Israéliens et des Palestiniens. » De chaque côté de Nebi Elias, deux colonies : Zufin et Alfe Menashe. À quelques kilomètres, nous en apercevons deux autres, Ma’ale Shomron et Quarnnei Shomron. Pendant un moment, le bus devient silencieux et nos visages collés aux vitres regardent défiler le paysage.
À Quaddum, toujours en zone C, un habitant du village nous emmène au bout d’une route qui le traverse. Au-delà de la dernière maison, entièrement brûlée, des traces d’explosion et de combat témoignent d’affrontements passés avec l’armée israélienne. Sur la colline d’en face, une colonie. C’est à cause d’elle qu’en 2003 il fut décidé d’empêcher les Palestiniens de passer à proximité. Depuis, ils doivent faire un détour de 40 minutes pour accéder au village voisin, situé à seulement 1,5 km.
Les Palestiniens qui résident dans cette zone n’ont pas non plus la permission d’utiliser des voitures et sont contraints, dans le meilleur des cas, de se déplacer à dos d’âne. Selon notre guide palestinien, « trois personnes sont mortes en 2004 et 2006 parce que les ambulances ne pouvaient pas prendre la route principale ; la route secondaire est caillassée, on ne peut passer qu’avec des ânes ou des chevaux ».
Depuis le 1er juillet 2011, des manifestations sont organisées tous les vendredi, rassemblant presque 1000 personnes pour demander la ré-ouverture de la route. Une marche qui doit s’arrêter après la maison, de peur de se faire tirer dessus. Une caméra de surveillance a été installée afin de signaler tout dépassement de la limite autorisée. « En mars 2012, poursuit-il, une unité spéciale de l’armée israélienne a attaqué avec deux chiens un jeune de 22 ans puis l’ont arrêté. L’ambulance s’est occupée du chien alors que le jeune était en train de se vider de son sang. Il a été en prison pendant neuf mois. Nous avons des vidéos qui le prouvent. Nous voulons des droits basiques. Nous ne haïssons personne, mais nous haïssons l’occupation. Nous voulons un État palestinien sans colonies. » Tout le groupe l’applaudit, sourit aux deux gamins qui jouent au foot sur la route de terre, lance un regard attendri à une femme postée derrière sa porte entre-ouverte qui nous observe, puis remonte dans le bus.
La visite se poursuit le long de la route 60, une des plus longues d’Israël. De chaque côté, des arbres coupés ou brûlés : les oliviers des Palestiniens. Nos guides nous racontent qu’il n’est pas rare que les colons jettent des pierres sur les véhicules palestiniens ou qu’ils attaquent les maisons proches des colonies. Pour mieux leur faire comprendre qu’ils ne sont plus chez eux. Dans le bus, un homme israélien refuse de le croire. Pour la première fois depuis le début du tour, une voix contestataire s’élève. Il invoque une propagande pro-palestinienne niant le danger qu’encourt Israël. L’atmosphère devient plus tendue mais il semble bien seul face au reste du groupe. Daniela et Irna ne s’en émeuvent pas. Ce n’est pas la première, ni la dernière fois qu’elles se font attaquer. D’autant que leur discours est loin de traduire une position tranchée d’un côté ou de l’autre. « Les Palestiniens vivent dans l’incertitude, insiste Daniela. Sans compter l’un des problèmes principaux : l’humiliation. L’histoire de O. est révélatrice : il a été giflé par un soldat devant sa famille. » Irna poursuit : « Ce n’est pas drôle pour les soldats non plus. Ils doivent défendre leur pays, tous les jours, sans forcément aimer ce qu’ils font. Ce qui provoque un manque de compassion et les amène à haïr les Palestiniens. » Des centaines de soldats, après avoir été en poste sur des checkpoints, subissent en effet des traumatismes graves et doivent demander une aide psychologique. Nombreux sont ceux qui témoignent de ces conditions et militent contre, à l’instar de l’ONG « Breaking the Silence ». « Vous devez terriblement les plaindre », ajoute Irna.
Dernier arrêt devant une porte agricole à Elkana. Daniela s’approche d’une barrière haute de plusieurs mètres entourée de barbelés et nous montre, de l’autre côté, une petite maison. « Voici une maison palestinienne coincée entre des barrières. Les colons ont exigé de ne pas les construire trop proche d’eux, pour des raisons de sécurité. La famille qui habite cette maison a une clé pour l’unique porte et eux seuls sont autorisés à l’utiliser. Une caméra de surveillance permet aux autorités de savoir qui entre et qui sort à tout moment. Les terrains sont du mauvais côté du mur de séparation. Une pétition a été déposée auprès de la Haute Court de Justice mais trois juges ont estimé que cette barrière était un équilibre entre la violation de droits et le besoin de sécurité : une infraction proportionnelle, dit-on dans le jargon. » L’absurdité des barrières de séparation atteint son paroxysme devant cette maison encerclée, prisonnière.
Irna conclut ces sept heures de visite avec un discours qu’elle répète à chaque fois : « Personne n’est mauvais, mais l’occupation l’est. Elle se traduit par une violation des droits de l’homme. Nos parents sont venus en Israël de leur propre volonté, pour construire quelque chose. Ma mère m’avait dit : « Quand tu auras 18 ans, tu ne feras pas ton service militaire parce que ce sera la paix entre les Juifs et les Arabes… » J’espère toujours. Pour ce pays que j’aime, merci. »
Au fur et à mesure, les checkpoints deviennent presque banals en plein milieu du désert. Là une colonie, là un village palestinien, là une route, là un nouveau point de contrôle. Et notre bus prend part au décor. Nous naviguons en êtres libres dans une prison à ciel ouvert. Olivier a ressenti cet enfermement, mais du point de vue des Israéliens qui vivent dans les colonies, « quelle vie bizarre » commente-t-il alors que nous sommes sur la route du retour. « C’est un état de guerre tellement sur le long terme que tu as l’impression que c’est admis et parfois, sur un coup de ras-le-bol, ça pète. Tu sors de là, t’as vu des choses, ce que c’est en vrai physiquement d’avoir une barrière au bout de ton jardin, d’avoir un accès réglementé à tes oliviers… Quand tu le vois ça change beaucoup de choses, tout le fantasme qu’il y a autour aussi. Que d’un côté comme de l’autre, personne n’avait envie d’être là. C’était assez frappant. J’ai un ami Israélien, ça le rendait malade de savoir qu’il allait devoir être à un checkpoint pendant trois semaines. Mais tu ne peux rien faire. » Même constat pour Alice : « Ça a rendu réelles des choses dont j’avais déjà connaissance. Ça donnait une dimension concrète aux discours que j’ai pu entendre et à ce que veut dire le mot occupation. De la même façon, d’avoir vécu à Tel Aviv, on se rend compte aussi des problèmes des Israéliens. J’avais des à priori anti-israéliens avant de partir, que j’ai relativisés en y vivant. C’est quand même une grosse claque. »
L’objectif de cette visite guidée n’est pas de mettre en scène l’occupation mais le résultat s’en rapproche. Toute une journée à se mouvoir en groupe, casquette sur la tête, appareil photo en main, d’un point à un autre sans jamais s’y arrêter vraiment. L’histoire racontée est déjà tracée, avec ses personnages et son décor, dans un cadre précis : le gouvernement israélien mène une certaine politique, voici les conséquences précises que ça a sur la vie des gens. Reste cet arrière-goût amer d’impuissance et d’incompréhension qui nous imprègne petit à petit et qui s’estompe, une fois revenus sain et sauf de l’autre côté, chacun dans sa bulle à Tel Aviv, en France ou ailleurs.
Quinze ans après la création de l’ONG et des centaines de visites guidées plus tard, Machsom Watch continue de faire des rondes chaque jour sur les checkpoints. Ces femmes observent, prennent des notes, constituent méthodiquement des rapports qui, de temps en temps, trouvent un écho dans la presse israélienne. Les barrières, elles, ne tombent pas. Parfois une clôture, à d’autres endroits un immense mur de béton : près de 500km ont jusqu’à présent été construits sur plus de 700km prévus initialement.