Madame la Ministre, Honorée consoeur,
Je vous ai écrit il y a quelques mois – fin juin exactement- pour vous demander explicitement de revoir le projet de loi que vous prépariez concernant les psychothérapies. Vous avez fait, comme on dit, la sourde oreille.
Vous avez en revanche, avec la détermination que l’on vous reconnaît, poursuivi et fait aboutir votre projet. Depuis, l’opposition des gens de terrain se fait de plus en plus entendre et plusieurs associations se sont même opposées à votre loi en s’adressant à la Cour constitutionnelle qui en a momentanément suspendu les applications.
Par ailleurs de nombreux groupements professionnels se mobilisent tant qu’ils le peuvent contre les conséquences concrètes de votre projet.
Tout cela ne fait que vous dire mieux, plus fort et autrement ce que j’essayais déjà de vous faire entendre.
Si je reprends une nouvelle fois la plume, c’est pour vous faire part de l’inquiétude qui est devenue la mienne. Vous avez franchi un seuil. Vous avez décidé de passer en force avec un projet de loi sans vous soucier de ceux qui s’y opposaient. Jusqu’il y a peu, il y avait bien sûr une conflictualité entre citoyens et pouvoir politique, mais le modèle belge du compromis finissait toujours par trouver une voie plus ou moins satisfaisante pour tous.
Ici, à l’inverse, vous avez décidé de faire triompher votre modèle, convaincue sans doute que c’est la meilleure façon de remettre de l’ordre dans une situation extrêmement complexe. Il me faut reconnaître qu’à cet égard votre détermination a été gagnante.
Mais cette victoire cache aussi une profonde méprise.
Notre monde a changé.
Notre monde a changé et change encore, et en profondeur. Un monde organisé par la science se substitue au monde d’hier. Nous entérinons ainsi dans le concret ce qui a été appelé « le désenchantement du monde ».
Du coup, faute d’encore disposer de l’autorité légitime de celui qui occupait la place du sommet, le pouvoir politique est aujourd’hui contraint de trouver d’autres modalités pour imposer à tous les exigences de la vie collective.
Voilà pourquoi, ce sont maintenant les chiffres, les algorithmes, les évaluations construites sur un mode binaire, intégrables dans l’ordinateur, qui prétendent se proposer à tous.
Ceux qui doivent les imposer se présentent alors plutôt comme des gestionnaires de données, des transmetteurs des exigences de la science et de ses évidences que les citoyens devront intégrer, n’ayant d’autre choix que de s’y soumettre … pour leur plus grand bien!
C’est le mérite de ces nouveaux dispositifs, mais c’est aussi leur danger, car vouloir se référer à la certitude de la science est certes plus adapté à notre temps mais ne vaut pas nécessairement mieux si c’est pour prétendre rejoindre la certitude, la Vérité abusive d’hier.
Une médecine des chiffres.
Face à une telle mutation de société, c’est alors en toute logique que la médecine, elle aussi, se soumet à la soi-disant certitude des chiffres. Là où auparavant, c’était l’autorité symbolique du médecin qui fonctionnait via sa parole, aujourd’hui, c’est le pouvoir réel que la médecine donne aux chiffres et aux nombres, aux algorithmes et aux évaluations qui est en train de prendre la main.
C’est comme cela que j’interprète votre référence explicite à l’«Evidence Based Medicine», cette médecine des preuves qui, si elle peut se montrer congruente avec la démarche scientifique risque bien d’en partager la déviance réductionniste et alors contribuer à la déshumanisation en discréditant, voire en voulant abolir la dimension narrative du rapport du malade à son médecin.
Vous savez très bien, Madame la ministre, que la parole est aujourd’hui en danger, que le nombre de secondes avant que le médecin ne s’adresse à son ordinateur ne va qu’en diminuant, que le secret professionnel est menacé, que la parcellisation du soin à l’hôpital fait qu’il est de plus en plus difficile d’y rencontrer un médecin qui reste un véritable interlocuteur pour le patient…
Enfin que toutes ces petites choses, ces « choses de peu » qui font l’humain d’une relation, fût-elle professionnelle, sont mises en péril par la manière dont se réorganise le monde… de la même façon que les ouvriers d’une usine ne sont plus traités comme des hommes et des femmes lorsque leur travail est délocalisé via des audits et qu’ils se retrouvent licenciés sans même qu’on prenne le soin de le leur signifier dans leur langue.
Une atteinte à la culture, à l’humain.
Madame De Block, ce ne sont pas seulement les psychologues et les praticiens de la parole que vous menacez, ce n’est pas seulement une profession que vous mettez en danger, ni non plus les malades que vous contribuez à objectiver davantage, c’est l’ensemble de ce que parler veut dire que vous ne traitez pas comme il se doit, que vous « mal-traitez ». Le seuil que vous franchissez est donc lourd de conséquences : il est le premier pas dans le jardin d’acclimatation à une société sans égards pour la parole, à un vivre ensemble seulement pragmatique, qui ne donne plus sa place à ce que parler implique, alors que c’est ce qui définit notre espèce.
Tout cela avec l’alibi de la science et sans rien vouloir savoir de ce que les catastrophes du XXème siècle nous ont pourtant déjà bien démontré : que la science ne nous mettait à l’abri de rien.
C’est donc bien, et sans doute sans le vouloir j’en conviens, la culture et l’humanité de l’humain que vous menacez en ouvrant ainsi toute grande la porte au réductionnisme de la science ; c’est un ordre de fer que vous nous préparez, ce que je ne peux accepter, simplement à cause de ce que j’ai appris durant ma vie professionnelle et qu’aujourd’hui je me dois de transmettre.
Ce n’est donc plus seulement le psychiatre qui s’adresse à vous, c’est tout autant le citoyen simplement soucieux du monde de demain que vous nous préparez.