Balises historiques autour de l’éducation.
Après avoir repéré certains jalons de l’histoire longue des systèmes éducatifs et leurs liens structurels aux systèmes de pensée et aux systèmes politiques, nous sommes parvenus au XVIIIe s. européen, espace-temps révolutionnaire. Sur le plan de la pensée (du mode de compréhension du monde), la réflexion rationnelle s’impose face au système religieux chrétien. Sur le plan politique, l’exigence démocratique (égalité politique) se formule puis s’imposera face au système théologico-politique (alliance entre noblesse et clergé). Et, à la jointure de ces nouveaux systèmes intellectuel et politique, l’éducation se pense et se projette dans une perspective progressiste et non plus conservatrice. Il ne s’agit plus d’éduquer afin de conserver l’ordre politique et intellectuel en place mais, au contraire, afin d’interroger cet ordre et de le transformer.
L’éducation devient une éducation à la pensée rationnelle (versus pensée magicoreligieuse), au « penser par soi-même » en usant de sa propre raison (versus en suivant ce qui est pensé et décidé par un « autre », par un « tuteur »((Cf. E. Kant, “Réponse à la question : Qu’est-ce que les Lumières ?”, in Oeuvres philosophiques, t. II, La Pléiade, Gallimard, 1985.)) ), et donc à l’exercice démocratique (qui exige de n’importe qui qu’il puisse penser et poser, sans guide, sa propre loi/limite). Une double émancipation est visée : intellectuelle et politique. L’éducation change d’essence. Elle ne cherche plus à (faire) répéter la tradition et l’ordre sociétal mais à (faire) critiquer celui-ci. La pensée devient, par définition, démystification de la nature et de l’ordre social – elle éclaire leurs mécanismes réels – et débouche nécessairement sur une transformation bénéfique, c’est-à-dire libératrice des ténèbres intellectuelles et politiques. Ici s’enracine vraisemblablement le projet d’une éducation pour tous.
Le projet des Lumières (l’émancipation) va se mettre en œuvre à travers, notamment, l’organisation d’une éducation scolaire adressée à tous. Mais force est de constater qu’il percute de front un autre projet, économique celui-ci : le capitalisme industriel. S’ils sont vraisemblablement en contradiction, ces deux projets vont toutefois se combiner. Le capitalisme industriel adoptera ainsi volontiers l’école pour tous imaginée par les Lumières.
Mais il va lui donner une direction inattendue. L’école n’aura pas pour objectif de fabriquer des individus « émancipés » ou « autonomes » (capables de penser et de choisir leurs propres lois) ; elle aura pour mission de fabriquer de bons travailleurs. Les enfants d’ouvriers (ou enfants « pauvres ») devront apprendre le goût du travail, la morale, les savoirs et savoir-faire nécessaires à l’exercice de ce travail((Cf. A. Querrien, L’école mutuelle. Une pédagogie trop efficace?, Les empêcheurs de penser en rond / Le seuil, Paris, 2005.)). Chacun, selon la place qu’il occupe à la naissance dans l’ordre social, recevra le savoir qui correspond à sa position et qui lui permettra de répondre aux exigences que la société attend de celle-ci, surtout rien de plus. L’école fera de l’enfant d’ouvrier un individu utile (sur le plan économique) mais aussi docile (sur le plan politique)((Pour reprendre l’expression de Michel Foucault au sujet du pouvoir disciplinaire. Cf. Surveiller et punir. Naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975.)).
En se focalisant sur la scolarisation de l’enfant « pauvre », on oublie sans doute trop souvent que l’enfant de bourgeois/cadres, l’enfant « riche », apprend lui aussi le goût du travail et la morale nécessaire à l’exercice de celui-ci. Il y a là un enjeu à ne pas perdre de vue.
Le projet scolaire comme projet d’émancipation est d’emblée vicié. Une tension extrême le frappe. Tous n’apprennent pas la même chose et, surtout, n’apprennent pas les savoirs qui pourraient pousser à mettre en cause l’ordre social. Une forme alternative d’éducation va alors, dans ce contexte, voir le jour. Il s’agit d’une éducation qui ne fixe pas qui peut apprendre quoi et comment (pas de tri des savoirs, pas de « programme » adapté à la condition sociale, pas de bonne méthode ni moins encore de « maître », etc.). L’école mutuelle l’amorcera durant sa courte vie. Mais c’est essentiellement au sein du monde ouvrier qu’elle va se développer. Sorte d’auto-éducation (sans maître savant) à n’importe quel savoir (des sciences naturelles à la poésie, en passant par l’économie ou la philosophie) et par n’importe qui (personne n’est désigné comme expert légitime), l’ « éducation populaire » se met en place. Elle consiste avant tout à penser par soi-même sa propre condition (quelle est la société dans laquelle je vis ? quelle est ma place assignée dans celle-ci ? etc.) afin de la transformer((Parmi d’autres, Jacques Rancière nous la donne aujourd’hui à voir dans des ouvrages comme La nuit des prolétaires ou La parole ouvrière.)) . Bref, et pour le dire trop vite, le projet d’émancipation des Lumières trouverait bien plus à se réaliser dans l’éducation populaire informelle des mouvements ouvriers que dans le projet scolaire.
1976, naissance de l’éducation permanente
Nous nous sommes ensuite interrogés sur le contexte dans lequel l’éducation permanente est apparue. Le XIXe siècle est loin. L’Etat social est né et s’est épanoui après 1945. Protection maximale des travailleurs, plein emploi, la période des Trente glorieuses a vu les masses sortir de la condition prolétaire pour atteindre un niveau de vie inédit ; la classe moyenne est apparue et est devenue la norme. L’école fonctionne à plein régime comme d’ailleurs l’ensemble des institutions de l’Etat-Providence. Les critiques de celles-ci se sont déjà fait entendre : 1968 a procédé à une interrogation critique des institutions (asile, hôpital, école, etc.), de la vie quotidienne dans la société de consommation et de loisirs, de la sexualité, des rapports homme/femme, etc
Bourdieu a démontré les contradictions de l’école (entre son objectif d’égalité et ses pratiques de production de l’inégalité). Foucault a fait l’analyse des institutions « disciplinaires » qui encadrent la vie de l’individu de sa naissance à sa mort afin de le rendre utile et docile, et qui seraient le prix à payer de la sécurité (sociale) assurée désormais par l’Etat.
1976 toujours. Les Trente glorieuses se terminent et personne ne semble pouvoir encore en prendre la mesure. On continue comme si de rien n’était, comme si la dérégulation et ses crises, le « néolibéralisme », n’avaient pas encore d’existence. La Belgique et, plus particulièrement, ce qui est en train de devenir la Communauté française fait encore naître de nouvelles politiques publiques dans les secteurs culturels et éducatifs. Parmi elles, on en trouve une nommée éducation permanente qui consiste à fournir un soutien financier structurel à des associations ou des mouvements qui cherchent, par l’éducation, à émanciper les adultes issus de « milieux populaires »((Une série d’actions et de projets « socio-culturels » à visée « émancipatrice » est alors absorbée sous le terme d’ « éducation permanente ». Des conditions de subvention sont définies à travers ce texte de loi (revu en 2003) – dont celle de toucher certains « publics » (les « milieux populaires ») ou d’organiser méthodiquement et quantitativement son action. Les projets potentiellement concernés vont peu ou prou s’adapter. Depuis lors, l’ « éducation permanente » s’est largement installée dans le champ associatif et militant et a capté – ou rejeté – quatre décennies de projets « socio-culturels » ; elle s’est professionnalisée ; elle s’est parfois rigidifiée, parfois interrogée et remodifiée. Afin d’en bénéficier, la plupart des nouveaux projets cherchent encore sa reconnaissance tandis que ceux déjà reconnus cherchent, d’une manière ou d’une autre, à la contenter. )) . Cette politique trouve vraisemblablement une maternité dans des politiques publiques plus anciennes comme celle, après la première guerre mondiale, des centres culturels qui visaient au départ « les loisirs de l’ouvrier ». En outre, le décret créant et portant l’Education permanente fait luimême référence à des politiques des années 1920 subventionnant les « œuvres complémentaires de l’école ». Il serait instructif de reprendre l’histoire de ces diverses politiques culturelles, socio-culturelles, éducatives, de loisirs, etc, et d’en chercher les matrices ; peut-être pourrions-nous ainsi éclaircir les liens que ces politiques ont tissés entre l’émancipation, les « loisirs » et la « culture ».
Mais une autre question nous a prioritairement mobilisés. Pourquoi l’Etat finance-t-il tout à coup des groupes, des associations qui potentiellement pourraient le contester ? Pourquoi veut-il éduquer les adultes issus des « milieux populaires » alors que l’école est bien là pour tous (gratuite et obligatoire) ? Pourquoi aussi cibler les « milieux populaires » alors même que ceux-ci, renvoyant au monde ouvrier d’avant 1945, se sont peu ou prou dissouts dans la classe moyenne (nous sommes en effet au crépuscule des Trente glorieuses) ? Pourquoi ne pas cibler tous les adultes et non seulement ceux issus d’une classe sociale en voie de disparition ? … Bref, comment expliquer l’apparition de cette nouvelle prise en charge étatique de l’éducation à l’émancipation des adultes issus de la classe prolétaire ?
Pourquoi l’EP ?
Les porteurs et défenseurs de l’EP expliquent volontiers celle-ci en se revendiquant de l’héritage des Lumières et du principe selon lequel l’émancipation et la transformation de la société passent par l’éducation. C’est bien l’émancipation intellectuelle et politique qui est visée.
Comme si les pouvoirs publics voulaient des citoyens émancipés, comme si aussi ils avaient pris acte des limites (voire des contradictions) de l’éducation scolaire quant à l’objectif d’émancipation de tous, ils affirmeraient la nécessité d’une autre éducation, une éducation critique et/ou « citoyenne » hors école, des adultes issus des classes populaires. Là où l’école échoue (émancipation intellectuelle et politique de tous et, en particulier, des « pauvres »), l’EP réussirait.
Outre le projet des Lumières, voire même celui de l’Athènes classique, d’autres héritages sont revendiqués par les pères de l’EP pour expliquer son existence : l’éducation populaire (auto-éducation et co-construction) ouvrière du XIXe, certains mouvements chrétiens, la Résistance, 1968, la « contre-culture » des années soixante, etc. Nous avons exploré certains de ces héritages possibles de l’EP. Chemin faisant, nous nous sommes aperçus que si l’ « éducation permanente » se revendique de divers héritages, elle constitue ellemême, à son tour, un héritage institutionnel avec lequel nos projets associatifs et/ou militants actuels doivent composer. Or, pour nous aujourd’hui, composer avec l’EP ce n’est pas nécessairement être fidèles aux héritages que les pères de cette politique publique se sont donnés (et qui constituent pour eux des fictions fondatrices). Ce n’est pas non plus chercher quels seraient les vrais, les véritables héritages de cette politique publique. Il nous a plutôt fallu trouver nos propres héritages : ceux qui nous parlent, qui nous font penser, qui nous font agir, qui donnent sens à notre action quotidienne. Parfois ce sont ceux des pères fondateurs, parfois d’autres : l’école mutuelle (mise en œuvre en France durant quelques années, entre 1815 et 1830 – cf. A. Querrien), la révolution de Juillet 1830 du peuple parisien, la Commune de Paris de 1871, les coopératives ouvrières, etc.
Mais nous avons également exploré la possibilité d’héritages moins avouables – dont les pères de l’EP ne nous ont pas nécessairement parlé. Des politiques publiques comme celle de l’EP ne pourraient-elles pas être envisagées comme un développement de plus en plus fin de ce que Foucault nomme le pouvoir disciplinaire ? Financer – et contraindre – des associations ou mouvements militants, qu’est-ce que ça a comme effet réel sur ceux-ci ? L’EP serait-elle prise dans les mêmes contradictions que l’école (émancipation et contrôle des forces intellectuelles et politiques) ?
Par ailleurs, nous avons cerné dans le jeu que constitue l’EP des figures, des rôles, bien moins romantiques que celle de l’ouvrier révolutionnaire qui rôde tel un spectre dans les discours de l’EP. Cette figure, dans notre pratique quotidienne, brille essentiellement par son absence ; absence qui nous renvoie, plus fondamentalement, à la question du public et du fameux public « populaire ». Si certaines associations reconnues en EP ont un public extrêmement clairs (les migrants par exemple, avec ou sans papiers, qui ont besoin d’informations et de formations très balisées : informations juridiques et administratives, maitrise d’une langue, etc.), ce n’est pas du tout le cas pour toutes les associations ni pour toutes les activités.
Nous avons ainsi exploré la question des « publics » (à qui s’adresse-t-on quand on fait de l’EP ?) et notamment des publics « populaires » (quel est le sens de ce terme dans la conjoncture actuelle ? le « précaire » a-t-il remplacé le « prolétaire » ?). Est-ce la sociologie qui doit indiquer les types de « publics » existant actuellement ? Ou est-ce des besoins spécifiques ? Et si oui, lesquels ? Comment les connaître ? Un public est-il défini par un manque (manque de culture, de ressources linguistiques, etc.) ?
La question des publics ne saute-t-elle pas si nous activons l’auto-éducation de l’éducation populaire ou de l’école mutuelle (où il n’y a pas de public face à un émetteur mais un groupe qui s’auto-éduque) ? Si oui, comment justifier cela dans les rapports à rendre (qui conditionnent les subventions et exigent des publics définis) ? Peut-on émanciper les autres ? Pourquoi le décret de 2003 (révision du premier de 1976) supprime-t-il au maximum la référence à l’origine « populaire » des publics (au moment même où la crise socio-économique et les réformes de l’Etat social sont telles que la classe moyenne s’effondre) ? Etc.
Dans le jeu de l’EP, on trouve, face aux « publics », d’autres rôles : les militants, les animateurs, les professionnels (payés par le secteur). Ceux-ci peuvent se confondre avec le « public » dans le cas de l’auto-éducation mais ce cas reste extrêmement rare (et difficile à tenir dans le strict cadre de l’EP). Les animateurs professionnels de l’EP peuvent prendre des masques différents, parmi d’autres : le prêtre (la classe sacerdotale qui détenait le savoir), Socrate (qui déconstruit mais n’affirme rien), Platon (qui tend à affirmer la vérité), les sophistes, Jésus, l’intellectuel de gauche (depuis Sartre au moins), etc. Les noms propres ne sont qu’une manière de désigner un rôle, une posture, une « mission », des présupposés (par exemple un découpage entre ceux qui détiennent le vrai et ceux qui en sont dépourvus comme dans l’allégorie de la caverne de Platon) qui peuvent nous éclairer sur notre manière d’agir, de travailler.
Quelle est notre posture, quel masque portons-nous en tant qu’animateur/professionnel de l’EP ? Plus globalement, quels sont les présupposés de notre action ? Sommes-nous des savants qui transmettent leur savoir à des ignorants ? Sommes-nous des techniciens (apportons-nous des supports et des techniques qui permettent au public de s’exprimer et de se faire entendre) ? En quoi sommes-nous émancipateurs ? De quelle émancipation parle-t-on ? Que racontons-nous ? Et à qui ? Y a-t-il des gens à qui nous ne nous adressons effectivement pas ? Faut-il être de gauche pour participer à l’EP ? Comment concilier (et est-ce conciliable) le statut de salarié et l’objectif d’émancipation ? Le partage entre ceux qui sont payés (professionnels de l’EP) et les publics qui ne le sont pas est-il tenable ? Et pourquoi pas payer les publics ?
Nous avons ainsi amorcé une recherche sur notre action (productions de savoirs/contenus culturels, diffusion, vulgarisation, etc.) et sur ses présupposés. Nous avons tenté de distinguer ce que nous faisions effectivement de ce que nous souhaiterions faire. Nous avons cherché à saisir les limites de notre action mais aussi ses possibilités.