Depuis plus de trente ans, le nombre de sans-abri ne cesse de baisser en Finlande. Ce chiffre résulte d’efforts communs entre les acteurs concernés, fruit d’une politique mise en place par l’État en 2008 appelée « un logement d’abord ».
Au milieu de la forêt finlandaise, au nord d’Helsinki, Fernando, 39 ans, nous reçoit chez lui à Rukkila. Une odeur de viennoiseries et de café embaume la cuisine. Deux de ses voisins jouent au billard tandis qu’un autre regarde la télé. Ces moments sont partagés comme ils le souhaitent. Ici, chacun mène sa vie comme il ou elle l’entend.
L’immeuble, qui a été rénové en 2001, accueillait auparavant le double de locataires. Aujourd’hui, ce sont vingt-et-un anciens SDF, comme Fernando, qui y habitent. Chacun a son propre appartement individuel avec un contrat à durée indéterminé, un bail obtenu après sélection par les services sociaux de la Ville. « Cela fait deux ans que j’habite ici. Avant j’étais en hôpital psychiatrique puis j’ai vécu chez mon ex petite-amie pendant sept mois avant d’avoir les clés de mon studio. » Une table, deux chaises, un lit : pour ceux qui n’auraient pas les moyens, un mobilier de base est fourni. Ancien toxicomane, il apprécie qu’aucune drogue ni alcool ne soit autorisé dans l’établissement. En-dehors des règles de bonne conduite, tous les locataires sont indépendants. Étant en incapacité de travailler, Fernando reçoit une pension mensuelle qui lui permet de payer son loyer. Rukkila accueille en priorité des jeunes avec des problèmes d’addiction, dans le but de les aider à se réhabiliter. Cinq infirmières se relaient 24h/24, 7j/7 pour les encadrer.

Un peu plus au sud, le bloc appelé Sällikoti en plein centre-ville n’a pas le même objectif puisqu’il est destiné aux personnes âgées. La majorité a des problèmes d’alcool mais contrairement à Rukkila, le but principal était de les sortir de la rue. Il leur appartient, individuellement, de choisir ou non de suivre une cure de désintoxication. Jussi Lehtonen est directeur de l’établissement depuis son ouverture il y a dix ans : « Une gueule de bois sera toujours moins pire ici que dans la rue. Beaucoup continuent de boire mais par période. Ici, les locataires sont âgés, souvent isolés, ils n’ont pas vraiment de perspective. La prise en charge sera différente pour les jeunes. »
À l’image de ces deux lieux, le « sans-abrisme » est loin de regrouper une population hétérogène, ce qui rend difficile la mise en place de politiques cohérentes. La Finlande l’a bien compris en favorisant des espaces différents, adaptés selon les profils. Mais surtout en appliquant une logique assez évidente qui a largement prouvé son succès : donner d’abord un logement à tout le monde, le reste suivra.
Grâce à cela, le pays du nord de l’Europe est ainsi passé de près de 20 000 à 6 644 personnes sans domicile fixe en un peu plus de trente ans. À titre de comparaison, 3386 personnes ont été recensées en 2017 rien qu’à Bruxelles, (dans la rue, dans les structures d’accueil ou encore dans d’autres types d’hébergement alternatif), quasi deux fois plus qu’en 2008.
Une politique globale
« On ne peut pas être propriétaire du sans-abrisme, mais on peut aider à le résoudre ensemble. » Juha Kaakinen est le directeur de la Fondation Y, dont l’objectif est de construire et de louer des appartements abordables pour les personnes sans domicile fixe. Sa fondation est aujourd’hui le quatrième propriétaire du pays, derrière deux sociétés privées et la Ville d’Helsinki. Il n’a pas attendu que l’État finlandais prenne les choses en main pour développer son parc immobilier contenant 16 800 appartements dans plus de 55 villes du pays. « Lorsqu’on le programme PAAVO I a été lancé en 2008, appelé « un logement d’abord » pour simplifier, c’était pour s’attaquer aux personnes les plus en difficulté, celles que nous n’arrivions pas à atteindre avec le système existant », ajoute-t-il dans son bureau du centre de la capitale.
À l’époque, un groupe de « Wise Men » est chargé par le nouveau gouvernement de réfléchir à une politique globale, impliquant aussi bien les autorités locales que nationales. Juha Kaakinen en était le secrétaire : « Les principes ont été formulés et on a cherché dans Google : on s’est rendu compte que ça existait déjà aux USA ! L’approche générale est similaire, mais le contexte est différent. » Peter Fredriksson, ancien conseiller du Ministère de l’Environnement pendant plus de vingt ans, en faisait lui aussi partie : « Le principe « un logement d’abord » n’est pas nouveau. Un premier rapport rédigé par mon département en 1985 recommandait déjà de combiner l’administration en charge des logements et celles liées aux affaires sociales et de santé, afin de mener une politique sensée pour la gestion du « sans-abrisme ». Un document d’une quinzaine de pages qui reste notre référence. D’autant qu’en Finlande, c’est inscrit dans notre Constitution : les secteurs officiels doivent aider les gens à avoir leur propre logement. » La théorie est mise en pratique d’abord par des associations, de leur propre initiative, comme le Helsinki Deaconess Institute dans les années 1990 ou la VVA, qui gère Sällikoti, au début des années 2000.
Les personnes concernées par ce programme n’ont plus de logement depuis un an ou de façon répétée sous trois ans. Les causes sont variées : environnement difficile ou insalubre, problèmes d’alcool, dettes, incapacité à payer son loyer, etc. En Finlande, 80% des SDF logent chez des amis ou de la famille. Dormir dans la rue est impossible la moitié de l’année, pour cause de grand froid, les températures pouvant baisser jusqu’à -25°C l’hiver en ville, -40°C dans le nord du pays.
D’abord testé dans dix villes, l’expérimentation est vite étendue à tout le pays. La combinaison de trois ministères a permis sa généralisation : l’Environnement, en charge de la construction et de la rénovation des habitations ; les Affaires sociales et la Santé, pour la prise en charge des personnes ; et les Finances, pour dégager le budget nécessaire et supporter les initiatives. En tout, 240 millions d’euros ont été dépensés en huit ans. La totalité des nouveaux investissements nécessaires (construction de nouveaux logements, engagement de nouveau personnel, matériel médical, …) ont été supportés par l’État : 50 % sous forme de bourses, 50 % sous forme de prêts. L’engagement des villes était lui aussi un facteur essentiel : « Sans leur soutien, rien n’aurait été possible », ajoute Peter Fredriksson qui incarne aujourd’hui cette avancée politique.
Un logement pour tous
Un à un, les centres d’accueil de nuit sont démolis ou rénovés : « Ils faisaient d’ailleurs partie du problème. Ce ne sont pas des endroits humains où vivre », précise l’ancien conseiller du Ministre de l’Environnement, à la veille de sa retraite. Le dernier de Helsinki a fermé ses portes en 2012. Plusieurs milliers de nouveaux logements ont été et sont encore construits pour répondre à la demande. Certains appartements, éparpillés dans les villes, sont également transformés et loués à d’anciens SDF afin d’éviter la concentration dans certains quartiers ou immeubles. L’offre est aussi diversifiée que la population à laquelle elle s’adresse.

À quelques kilomètres à l’ouest d’Helsinki, dans la ville d’Espoo, la Fondation Y de Juha Kaakinen loue à trente-cinq personnes dans un bloc appelé « Väinolä ». La majorité a pu prétendre à un logement du programme PAAVO I à cause de dettes ou de chômage. Sébastien est français, il a la quarantaine. Divorcé en 2010 de sa femme finlandaise, il a un temps cherché du travail en France avant de revenir à Helsinki pour ses deux jeunes enfants. Au chômage depuis deux ans, il loge un temps dans une maison gérée par “One way Mission”, une association chrétienne pour laquelle il fait du volontariat, puis obtient finalement un contrat de location à durée indéterminée pour un deux pièces. « Dès que j’ai un travail je pense déménager. »
Sébastien nous fait visiter les lieux : un espace gym, un potager partagé, un sauna – chaque habitation en Finlande en a un –, les appartements sont fournis d’un mobilier basique. Les locataires sont libres d’amener leurs meubles et de décorer selon leurs goûts. Ici, tous ont un balcon et la clim, internet est fourni mais il faut souscrire son propre contrat d’électricité. Rien d’extraordinaire.
Onze personnes travaillent à Vaïnolä, mais « aucune n’a l’autorité de dire aux locataires ce qu’ils doivent faire », insiste la directrice, Pilvi. « Nous travaillons la confiance et la communication. Nous ne sommes pas les professionnels qui viennent imposer leur expertise, nous collaborons. Les locataires ne seront pas mis à la rue en cas de désaccord, on tentera toujours de trouver des solutions. » Rares sont en effet les personnes qui ne trouvent pas, ici, une stabilité. Dans ce cas, ce sont des problèmes plus profonds de violence ou de maladies mentales qui doivent être traités dans un autre cadre.
Väinolä accueille de nombreuses personnes issues de l’immigration comme Sébastien. Des drapeaux de la Somalie, d’Irak ou encore de Roumanie sont affichés sur le mur de l’entrée, à côté de celui de la France. Aucune famille ne vit ici et seulement deux appartements peuvent accueillir des couples. Géré par l’Armée du Salut, c’est la ville d’Espoo qui reçoit les candidatures et qui répartit les personnes en fonction de leur dossier. Les procédures pour obtenir un contrat peuvent être plus ou moins longues en fonction de la disponibilité des logements. Il est possible d’attendre jusqu’à deux ans.

Malgré la prise de conscience de la nécessité d’un changement de paradigme dans la gestion du sans-abrisme, le processus a mis longtemps à porter ses fruits et est toujours en phase de perfectionnement. La Finlande a maintenant lancé la suite du programme : PAAVO II. Celle-ci va chercher les problèmes de mal logement à la source et travaille sur la prévention, pour aider les plus précaires à conserver leur logement et pour certains cas à se réhabiliter. Cette mission se veut le plus proche de la réalité possible. Alors pour le mettre en place, les anciens SDF sont invitées à participer à la réflexion commune pour se nourrir de leur expérience.
Non seulement le nombre de SDF a drastiquement diminué en Finlande, mais il a aussi permis d’économiser 15 000 euros par an et par personne prise en charge : moins de prison, moins de service d’urgence, moins de visites à l’hôpital… Les bénéfices de cette politique sont surtout humains : « C’est très important d’avoir un espace individuel où vous avez votre propre indépendance, surtout le droit d’y faire ce que vous voulez. C’est une nouvelle façon de penser. Dans les modèles précédents, le bail était une récompense pour bon comportement. Vous sortez de votre addiction : vous avez votre appartement. Sauf que, conclut Peter Fredriksson, dans la plupart des cas, c’est impossible. » Grâce aux résultats positifs du logement d’abord, la Finlande prouve que son modèle fonctionne. Le pays tente maintenant de l’exporter et un réseau européen “Housing First Europe” a même publié un guide en ligne pour en expliquer les principes clés. Celui-ci, rédigé par la FEANTSA, la Fédération Européenne d’Associations Nationales Travaillant avec les Sans-Abri, vise à aider les professionnels et les décideurs politiques à passer le pas, pour que cette expérience bouleverse à son tour l’approche du sans-abrisme et, peut-être, y venir enfin à bout.