Exploration du quotidien & enquêtes sauvages

La source et les grands fonds

23 novembre 2017

​Expert et maire réfuteras.

La scène se passe à Rochefort, le 30 aout 2017, dans une salle du centre culturel. Sur plusieurs rangées, les acteurs sont réunis en cercle (ou plutôt en fer à cheval, car un espace reste ouvert : au milieu, une conteuse nous dira une histoire ; sur un écran, des films seront projetés). Le public a adopté la même disposition, de sorte qu’il est impossible de distinguer qui est acteur et qui, spectateur – une manière de suggérer que les rôles ne sont pas figés une fois pour toutes. Le bar est ouvert. On y sert des bières locales, mais pas seulement.

Une madame Loyale, membre du Comité d’habitants, deux meneurs de débat lancent le jeu. Aussitôt, une personne tente de se singulariser en affichant son caractère d’actrice de premier plan. C’est la bourgmestre de la ville. Elle opte pour la stratégie de la starlette qui pose ses conditions. Elle a accepté de venir, à condition que le débat ne dégénère pas. Elle veut bien parler, mais pas qu’on la filme.

Entende qui entend. Retienne qui retient. Le spectateur peut devenir acteur.

Une autre femme de l’assistance remet tout de suite les choses au clair : une mandataire publique n’a pas à poser ses conditions pour répondre aux interpellations des citoyens. Elle-même venait sans préjugé, maintenant elle sait au moins qu’elle n’est pas d’accord avec l’attitude de sa bourgmestre. La discussion peut commencer.

L’enjeu est connu de tous les participants : quel avenir pour la source de la Tridaine ? La question oppose au départ deux acteurs industriels. D’un côté, les moines de Rochefort qui, depuis des lustres, transforment cette eau en bière ; de l’autre, le groupe Lhoist qui exploite le calcaire à l’endroit même où l’eau surgit de terre. La source alimente également la ville en eau potable.

Tout le monde semblait jusqu’à présent y trouver son compte, mais la donne a changé récemment. Les limites d’exploitation accordées à Lhoist sont en effet pratiquement atteintes : défense de creuser plus bas, sauf si la Région l’autorise. Le problème est qu’une exploitation plus profonde détruira l’équilibre actuel. L’eau qui surgit naturellement devrait être pompée et nul ne sait si elle conserverait toutes ses qualités propices à la production de la Trappiste et à la consommation des habitants de Rochefort.

Au commencement était la mer, et dans les fonds marins, un sol épais de coquillages accumulés depuis la nuit des temps et soumis à forte pression.

Les industriels ne sont pas de même taille. C’est David contre Goliath, Mini Poucet contre Multinationale. Les moines sont une petite équipe à brasser. Le groupe Lhoist est l’un des leaders mondiaux de la production de chaux, « présent dans 25 pays avec plus de 100 infrastructures dans le monde entier », lit-on sur son site. Aux côtés des uns ou des autres, les prises de position se sont multipliées ; des associations se sont fait entendre ; les travailleurs de la carrière s’inquiètent pour leurs emplois ; la commune hésite, ne souhaite indisposer personne et entend se rallier à la décision de la Région.

Un autre élément est venu compliquer la situation. En 201, l’eau potable a manqué, sans doute une conséquence locale du réchauffement climatique. Il a donc fallu pendant quelque temps s’approvisionner ailleurs pour alimenter la population rochefortoise, ce qui a coûté cher à la Ville. Voilà que l’inconvénient du pompage deviendrait un atout, puisqu’il favoriserait un débit plus constant, financé par Lhoist…

En se retirant, la mer a laissé place à un sol karstique :
toutes ces concrétions compressées de mollusques disparus transformées en calcaire.
Beaucoup d’eaux courent sous la surface et les grottes sont nombreuses, et les gouffres profonds.

Il ne s’agit pas ici de redire les arguments des uns et des autres. La plupart des interventions de ce soir-là ont été filmées et sont visibles sur l’internet. On peut cependant épingler la question écologique, qui était évidemment au cœur de beaucoup d’arguments et qui fut déployée dans toute sa complexité. Ainsi un participant a-t-il fait valoir ce qui paraît un argument de bon sens : une extraction plus en profondeur rendrait nécessaire une opération continue de pompage pour pouvoir récupérer l’eau qu’on capte aujourd’hui très aisément en surface. Cette technique impliquerait une dépense d’énergie accrue, alors que, selon toute hypothèse, notre consommation excessive d’énergie est une des causes du réchauffement climatique, qui provoque en de nombreux endroits l’épuisement des nappes phréatiques. En somme, dans une perspective globale, la solution locale contribuerait à aggraver le problème mondial. La délégation syndicale, favorable au projet de Lhoest parce qu’elle y voit le moyen de sauvegarder des emplois menacés dans une région où ils sont relativement rares (( La position des syndicalistes était malaisée à tenir dans cette assemblée. Se situant du côté de la multinationale et de la bourgmestre MR, ils apparaissaient comme une force conservatrice, alors que les opposants au projet Lhoest étaient perçus comme les progressistes de l’histoire. En revanche, par leur parole, la modestie de leur intervention (à l’extrême fin du débat), ils incarnaient une forme de culture populaire face à des interlocuteurs dans l’ensemble maîtrisant beaucoup mieux les codes culturels. )), avance elle aussi un argument écologique de nature holistique. En Belgique, les conditions d’exploitation des carrières sont très strictement réglementées. Si l’entreprise ferme son site de Rochefort, elle en ouvrira d’autres ailleurs. Les risques de pollution, minimes ici, grâce à une législation qui impose des contrôles très scrupuleux, seraient beaucoup plus importants dans des contrées où le laisser-faire est la règle. Et donc la politique du « not in my garden » défendue à Rochefort aurait au niveau global des conséquences néfastes. Systémique, vous avez dit systémique ?

Par ailleurs, la situation a évolué depuis lors. En septembre, la justice a donné raison à l’abbaye de Rochefort contre le groupe Lhoist : une décision qui a suspendu l’autorisation accordée à ce dernier par le gouvernement wallon d’effectuer des tests de pompage en vue d’une éventuelle extension de la carrière de la Boverie. Un mois plus tard, retournement de situation : le ministre en charge de l’aménagement du territoire et de l’environnement a confirmé le permis octroyé précédemment au groupe carrier, en l’assortissant toutefois de conditions plus strictes de contrôle : l’eau devra faire l’objet d’un suivi quantitatif et qualitatif par un laboratoire agréé.

Un contrôle, certes, c’est mieux que rien. Mais qui contrôlera le contrôleur ? Qui te nourrit est ton maître, écrit Jack London. Il est donc légitime que les expertises soient sujettes à suspicion. L’expert ne sera-t-il pas à la solde de ceux qui l’ont financé ? Chez Lhoist, ce sont les fonds qui manquent le moins. Quand on réalise 2.2 milliards de chiffre d’affaires sur l’année 2016, on peut se permettre de consacrer un million d’euros aux seules recherches de développement, comme on l’a fait à Rochefort selon le représentant du groupe au débat. Quel collectif de citoyens, quelle ville même pourraient dépenser autant ?

Combien de millénaires pour qu’un cycle naturel se mette en place ?
Notre impatience productiviste produira-t-elle autre chose que l’épuisement du monde dans une surchauffe généralisée ?

C’est alors qu’un participant a eu l’idée de demander : « Seriez-vous prêt, chez Lhoist, à consacrer une partie de ce que vous avez dépensé pour financer une contre-expertise ? » Son interlocuteur a hésité, puis après réflexion, a émis une suggestion qui mérite d’être relayée. Il faudrait, disait-il, que pour chaque recherche, les entreprises impliquées soient obligées de verser leur quote-part à un fonds collectif destiné à financer des contre-expertises, sous le regard des citoyens. Une manière de contraindre ceux qui disposent du capital à participer à la constitution d’un bien commun.

Sans doute n’est-ce qu’une idée encore, sans proposition concrète et chiffrée, sans engagement de quiconque. Mais, foi de sourcier, c’est une idée à creuser.

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