La Corée du Nord est souvent présentée comme le pays le plus fermé du monde. Il est tout de même possible d’y voyager, en passant par des tour-opérateurs qui se chargent de tout, dans les moindres détails. Récolter le témoignage d’un.e touriste parti.e en Corée du Nord est donc devenu le jeu préféré des médias occidentaux. L’Entonnoir a voulu jouer le jeu et a lui aussi réussi à mettre la main sur l’un.e d’entre eux.elles. Mais, clause de confidentialité oblige, nous ne révélerons pas l’identité de cette personne. Nous l’appellerons Toni.
Toni a toujours voulu aller en Corée du Nord. Son rêve ultime était d’y être à l’occasion des Mass games, un spectacle vivant de plusieurs milliers (voire centaines de milliers) de personnes effectuant une chorégraphie calculée au millimètre près. Comme tous les touristes, Toni a fait appel à une agence de voyage qui s’occupe de tout. Personne n’est autorisé à se rendre dans le pays par ses propres moyens. Surtout pas au moment du soixante-dixième anniversaire de la création de l’État. Cette période fut d’ailleurs celle où il y eut le plus de touristes au même moment dans le pays, soit 600 à 800 personnes.
Deux options sont possibles pour rejoindre la Corée du Nord : l’avion ou le train. Pour cinq jours de voyage, comptez 1000 euros, comprenant l’hôtel, les transports et les guides. Toni prendra le train depuis Pékin, pour un périple de 24h afin de rejoindre Pyongyang. Un arrêt de deux heures à la frontière est obligatoire avant de reprendre le train pour la franchir. Là, en attendant la vérification de son visa, Toni en profite pour déguster une bière nord-coréenne. Certains livres ne sont pas autorisés, ni tout ce qui est religieux. « C’était très bizarre de boire sa bière avec de la musique de propagande dans les enceintes de la gare et des photos du visage du leader partout. C’était un peu irréel. »
Toni rejoint son groupe d’une vingtaine de personnes pris en charge par deux guides, l’un occidental et l’autre nord-coréen. Ce dernier les suit partout. « Sauf à l’hôtel, enfin, je crois. »
Avant d’atteindre la capitale, le train parcourt des champs de riz dénués d’infrastructures. Les slogans du parti s’affichent à même les montagnes.
En sortant du train, Toni monte directement dans le bus qui l’emmènera partout les trois prochains jours. Le groupe se rend directement à l’hôtel, où Toni peut observer depuis sa fenêtre une superbe vue donnant sur un immense portrait du leader. Pour le repas, la bouffe est bonne : du riz et des nouilles, de la soupe, de la viande et beaucoup de bière.
Levé tôt le lendemain, le bus l’emmène cette fois-ci à la frontière sud-coréenne. Une petite échoppe vend des souvenirs et des cartes postales. Dommage, les cartes anti-USA ont été enlevées après la rencontre avec Trump.
La mort du touriste américain, arrêté pour avoir tenté de rentrer aux États-Unis avec un poster du leader hante les esprits. Difficile de ne pas y penser. De ne pas se dire : « J’aurais pu faire pareil. » Toni a bien retenu la leçon et n’a rien laissé au hasard : les photos sont prises lorsque c’est autorisé, aucune parole de travers n’est émise à l’encontre du leader, rien n’est questionné, rien n’est critiqué, aucun comportement irrespectueux ne sera toléré face à un portrait du leader. « Et bien sûr, aucun militaire ne doit apparaître sur les photos. Si le leader apparaît, il faut qu’il soit en entier et pas coupé. » Toni prend un camion militaire, stresse et supprime sans tarder de son appareil le fichier compromettant. « Au final personne n’a vérifié mes photos en partant. Un.e ami.e qui avait voyagé avant moi m’a dit qu’ils l’ont fait pour elle.lui. On ne sait jamais… »
Sur le retour, le bus s’arrête dans une autre ville pour le déjeuner. « On a eu la possibilité de tester la soupe de chien. Ce n’est vraiment pas mon plat préféré. Mais où aurais-je eu l’opportunité d’en goûter ? » Les conversations avec les Nord-Coréens sont rares. Quel ne fut pas l’étonnement de Toni de discuter coupe du monde avec une citoyenne. « Elle connaissait tout de la victoire de la France. » Certaines personnes sont parfois habillées à la mode occidentale, mais insistent toujours sur le fait que le leader représente tout pour elles. Quand on évoque son pays d’origine, le guide est fier de montrer qu’il est informé : « Il était comme une page Wikipédia. » Sans internet, le pays a son propre intranet. « Ils.elles ont l’air vraiment intéressé.e.s par l’extérieur mais à chaque fois ils.elles terminent par dire à quel point le socialisme est génial. C’est difficile de savoir s’ils.elles aiment vraiment leur pays, ou s’il y a autre chose. En même temps ils.elles ne connaissent rien d’autre. »
En Corée du Nord, tout est fait main : du nettoyage des rues au jardinage. Aucune machine ne participe à la propreté générale. « C’est hallucinant. J’étais dans une grande ville et tout y était super propre, sans trafic. Quand il a plu, des personnes enlevaient l’eau à la main. Je n’ai toujours pas compris l’intérêt… »
Le jour d’après, c’est le tour de la visite du mausolée de deux précédents leaders suprêmes. Pour s’y rendre, il faut être absolument sobre. Tenue correcte exigée, les jeans ne sont pas autorisés. « Notre guide était très nerveux.se. Il.elle n’a même pas pu manger son petit-déjeuner. Un.e autre guide nous a dit qu’il.elle avait eu des problèmes parce qu’un.e touriste était arrivé.e alcoolisé.e. Il.elle n’a pas pu entrer et le.la guide fut sans travail pendant plus d’un mois. »
Le bâtiment est impressionnant de démesure. « C’est un palace. On entre, on prend un escalateur, on avance pendant quinze minutes, puis on tourne, un autre escalateur. C’était infini. Sur les murs, des images rigolotes sur le pourquoi les leaders sont des êtres exceptionnels. Kim a quand même réussi à attraper un oiseau avec ses mains. Et les photos sont tellement mauvaises. Toutes plus flippantes les unes que les autres. Sur l’une d’elle, il se tient au milieu d’un supermarché avec des saucisses en fond. Extraordinaire. »
Après le passage en revue de centaines de photos des deux anciens leaders suprêmes, le groupe entre dans une immense salle où se trouvent des médailles du monde entier. Rien n’a de sens. Certaines ne semblent exister que pour la Corée du Nord. Puis, enfin, le suprême allongé au milieu d’une pièce toujours plus grande. « On entre dans un petit tunnel, on sent de l’air qui nous souffle dessus et qui nous refroidit, et il y a de la musique de fond. C’est très dur de ne pas rigoler mais c’est interdit, donc on se retient. Ensuite, il faut rester face à lui et s’incliner trois fois. On fait pareil pour le deuxième suprême. Les mains doivent être le long du corps, ni à l’avant, ni dans le dos. » Dans une autre pièce, ils ont mis un train de deux wagons, celui avec lequel le leader faisait ses déplacements. « Et encore une autre pièce, avec un autre train, parce qu’il a pris un deuxième train, suivi d’un bateau. C’est vraiment l’un des endroits le plus flippant où vous pouvez aller. »
Le clou du voyage se déroule le dernier jour, pour la fête nationale. Depuis sa fenêtre, Toni observe près de 80 personnes qui déposent des fleurs devant le portrait du suprême leader en s’inclinant à plusieurs reprises. « Impossible de savoir si c’est un comportement forcé ou non. » Certains endroits de la ville sont interdits aux touristes. Dans la rue, des écoliers en uniforme s’entraînent pour les Mass Games qui auront lieu le soir-même. Toute la journée, le groupe ne saura pas s’il pourra y assister ou non. Durant l’après-midi, Toni doit rester à l’hôtel, entendant au loin les feux d’artifice et regrettant de ne pouvoir assister au défilé militaire. « C’est la Corée du Nord, qu’est-ce qu’on pouvait faire ? » Lot de de consolation reçu juste après : oui, Toni pourra être en tribune pour les Mass Games.
À nouveau, tenue correcte exigée, pas de téléphone, pas d’appareil photo. Dans le plus grand stade du monde, 18 000 enfants s’apprêtent à effectuer les chorégraphies à la perfection. En tendant le carton qu’ils.elles tiennent dans leurs mains, ils.elles forment une image unique. Soudain, la foule se lève et hurle. Kim Jong-un vient d’arriver et s’installe à sa place. « C’était dingue de le voir. J’en ai eu la chair de poule. Un seul rugissement l’idôlatrant complètement. Je pouvais vraiment sentir la dictature à ce moment précis. » La suite : 100 000 personnes, des écoliers, des militaires, des personnes âgées qui se sont exécutées pendant deux heures. La plus grande performance humaine au monde.
Le séjour se termine le lendemain. Un passage à la librairie permet à Toni de s’acheter un livre de propagande, en anglais, sur les anecdotes de la vie de Kim. Comme cette fois où il est arrivé et la pluie a cessé. Toni repart en train et ne pourra pas tester la pire compagnie aérienne du monde, Air Koryo.
« Pendant que tu es sur place, tu penses que tout est normal. Les gens sont gentils. Ils te saluent. Dans notre train, il y avait des Nord-Coréens retournant à Pékin. Que pensent-ils de la différence entre leur monde et le nôtre ? Je n’ai pas réussi à avoir de réponse. »