Avant que les scènes apocalyptiques de Gilets Jaunes gazés par des CRS ou que des articles de Lundi Matin ne saturent vos fils d’actualités, le sujet de discussion à la mode, durant tout l’été (qui dure désormais 6 mois), ce fut l’effondrement. Qui n’a pas commenté la météo autour d’un barbecue à la mi-octobre en se disant que la fin du monde approchait? L’Entonnoir a donc convoqué une conférence de rédaction exceptionnelle pour évaluer la situation collectivement. Aurélie William Levaux nous raconte comment elle l’a vécue…
Introduction
Au Burger King de l’aire d’autoroute de Compiègne Mercières, on avait encore parlé de ça, avec Baptiste, de comment ça allait mal, de comment c’était douloureux d’assister à l’effondrement de la société en n’ayant pas les moyens de changer quoi que ce soit, ou de très petits moyens, très limités, d’artistes très mineurs, de comment on pouvait en être là, dans cet état léthargique, de comment ça rendait fou, à la longue. On était au Burger King, sur une aire d’autoroute et ça n’aidait pas à la pensée positive. Baptiste avait faim. Quand on avait faim, où que ce soit, dans n’importe quelle ville où on débarquait ou sur l’autoroute, on avait le choix entre Carrefour et Burger King. On en aurait presque regretté le Quick. Comment les autres pourraient réagir si même nous, nous ne réagissons pas ? j’ai demandé en mâchant une frite. Je n’ai pas la culture suffisante pour me faire entendre, je n’ai aucune assise, aucune référence, j’en ai trop peu, je me suis lamentée.
Tu as ce qu’il faut, a dit Baptiste, en me proposant un morceau de son hamburger, que j’ai refusé, pas par éthique, mais pour ne pas être ballonnée, ce qu’il manque en général, ce n’est pas de la culture, mais une forme d’instinct et de bon sens. Ce n’est pas tant la fin du monde imminente qui me mine, mais qu’elle se passe de cette manière-là, j’ai gémi. Mourir, il fallait bien mourir, mais pourquoi en étant des idiots, c’était ça qui me tourmentait. Mourir, d’accord, mais pourquoi alors continuer à vivre plié dans une caisse en béton, à ne plus pouvoir réfléchir, à réfléchir dans un sens unique, à fonctionner comme des consommateurs sans autre perspective que de consommer, puisque tout le reste avait été saccagé, ça me rendait vraiment honteuse.
Demain, nous irons à la réunion sur l’Apocalypse à D’une Certaine Gaieté, je me suis souvenue en vidant le Coca Zéro de Baptiste. Je t’avais conseillé d’en prendre un, il a relevé, un peu agacé. J’ai rougi en étalant la mayonnaise sur la table avec le ticket de caisse, je lui ai filé la dernière gorgée pleine d’eau des glaçons et on est parti à la recherche d’un Formule 1 pour passer la nuit avant de rentrer au bled.
Développement
À la réunion de l’Apocalypse, je ne connaissais pas grand monde. Je savais que ça serait le sujet, l’Apocalypse. J’imaginais que ça serait comme une réunion d’avant-guerre, une réunion pré-apocalyptique pour créer quelque chose, je ne sais pas quoi, quelque chose de grandiose et de bouleversant sans aucun doute. À la réunion de l’Apocalypse, les gens étaient propres et intelligents, ils avaient réfléchi au sujet, ça se voyait, c’était normal, c’était eux qui en avaient décidé. J’avais ressenti une grande excitation à l’idée que nous n’étions pas seuls à vivre avec ces questions, pas seuls à se sentir impuissants, à vouloir que ça pète. J’avais senti que je transpirais abondamment à cette idée excitante de communauté en colère en m’asseyant devant les cakes et le jus de pomme. J’étais heureuse. Ils avaient donné leurs points de vue sur le sujet. Des points de vue, il y en avait plusieurs, parce qu’on était plusieurs, et que c’était ça, d’être des individus différents autour de cakes et de jus de pomme pour parler d’Apocalypse.
Il y avait eu le constat de la peur de la fin du monde et des idées anxiogènes qui se répandaient comme de la poudre. Je n’avais jamais pris la mesure de ça, j’avoue que je ne savais pas que d’autres vivaient avec cette angoisse de la fin comme moi je la vivais, j’étais trop égocentrique pour l’avoir perçu, sans doute. Cette angoisse n’est pas porteuse, mais paralysante, quelqu’un avait lancé. Moi je crois que si, j’avais dit. Sans l’angoisse, personne ne bougera son cul, j’avais déclaré parce que j’en étais persuadée. En tournant tout en dérision comme le faisaient les médias, en relativisant la catastrophe et en donnant plein de versions contradictoires, à se demander si oui ou non ça allait mal ou pas si tant en fait, arrêtons de chialer, travaillons mou, suivons la ligne et achetons une maison pour assurer nos petits arrières, rien ne bougeait, il fallait bien le constater. Il fallait une bonne dose d’angoisse pour arrêter d’être conditionnés, pour sortir du mensonge, retrouver la vue, c’est ce que je pensais. C’est par le désir que l’on peut motiver les troupes, un autre avait dit. C’était beau, le désir.
Moi, je n’avais pas foi en ce désir humain du beau et du juste, parce que je n’avais pas foi en l’humain, quoique je l’aimasse. Je ne voulais pas leur casser le délire, mais je le voyais, si les gens se mettaient à bouffer bio ou à rouler à vélo, c’était pour leur bien-être personnel, la plupart du temps, plus par la peur du ramollissement de leur cul, de ne pas être un bon citoyen ou du cancer du côlon que par désir idéologique, que par envie de réduire les inégalités. J’avais beau être inculte, je rencontrais assez de gens et écoutais assez France Inter et Vivacité pour savoir qu’il n’y avait aucun espoir de trouver une intelligence soudaine dans un désir soudainement commun. La seule façon, non pas d’empêcher la fin d’un monde d’avoir lieu, parce que ça, c’était plutôt positif, mais de le transformer avant sa fin, était, à mon sens, de passer par la terreur, pour ensuite envisager le reste. Tout le monde aurait toujours faim sur l’autoroute, tout le monde serait obligé de prendre sa voiture, aurait subitement faim, et s’arrêterait au Burger King, comme nous l’avions fait. Tout le monde voudrait toujours gagner et être le plus fort, et cela en faisant n’importe quoi, c’était trop ancré en nous. On ne pouvait pas attendre le début de la naissance du réveil de l’ardent désir commun. Ma solution était 1. La terreur 2. L’action, en faisant tout sauter, par exemple 3. Une sévère dictature du bon sens et du partage, dans des lieux arborés et sauvages, à poil si possible.
Je n’avais pas fait part de mes intéressantes solutions d’avenir, parce que le sujet de la réunion n’était pas de trouver des solutions, mais surtout d’analyser les phénomènes. Pfff, on ne va pas encore perdre son temps à analyser les phénomènes, j’avais songé, déçue. C’est dégoûtant d’être là à philosopher, c’est de la collaboration, c’est de la participation passive au désastre, on est au courant de ce qui foire depuis longtemps, il faut prendre les armes maintenant, que j’ai pensé sans finesse, en n’écoutant pas du tout la conversation sur les plantations de palmiers. Quelqu’un de positif avait parlé des fins de civilisations, et de comment l’humain s’y était finalement retrouvé, avait rebondi et parfois survécu derrière, en devenant alcoolique dans une réserve par exemple ou en retournant sa veste s’il avait la chance d’en avoir une. C’était bien beau, le passé, et de savoir que d’autres avaient dépassé quelques Apocalypses, mais je ne voyais pas en quoi ça pouvait aider. Ici, on parlait de catastrophe mondiale, et ce n’était pas un changement d’ère, en vrai, mais la continuité de ce que ça avait été, contre lequel on avait lutté de façon très intermittente, pour ne plus lutter du tout, contre lequel on aurait dû continuer à lutter pourtant, contre l’impérialisme blanc, contre les oligarchies, contre les puissances économiques, les notions de propriétés. Ça n’était pas un changement d’ère que l’on vivait, c’était la poursuite et la grande réussite de tout ce qui avait été mis en place depuis toujours par les puissants chiens, à savoir exterminer les faibles et la terre fertile sous leurs pieds de gueux.
On avait fait un tour de table. Ça avait été intéressant. C’était très intéressant, mais je m’en fichais pas mal des dunes qui bougent, parce que je me sentais très triste et très violente. Et toi, sur quoi écriras-tu ? on m’a demandé. Je n’en sais rien, je peux parler de ce que je ressens, j’avais dit. Je peux en parler de façon globale, avec ma vision personnelle de ce qui nous tombe dessus, mais c’est vrai que c’est un sujet qui me déprime complètement, j’avais avancé. Nous aurons un autre thème bientôt, qui sera le burn out, m’avait suggéré quelqu’un de bienveillant qui ne percevait pas ce que j’aurais pu amener de constructif et d’assez bien documenté au débat. J’avais mangé un cake en écoutant parler des gosses qui dansent après avoir tué des gens sur Fornite, on avait bien rigolé. Chacun semblait confiant et motivé par le papier qu’il allait écrire, le dernier cake avait été englouti, du jus de pomme avait malencontreusement giclé hors de la bouteille mal fermée, une deadline avait été fixée et la réunion s’était clôturée dans une ambiance chaleureuse et détendue. On était allé boire un verre, Baptiste et moi.
Conclusion
À la terrasse de café, ça caillait sévèrement. On a commandé quelques verres de vin. J’étais content de rencontrer des gens qui se questionnent, ça fait du bien, Baptiste a dit. Moi aussi, ça change un peu, j’ai confirmé. Et puis je lui ai fait part de mes remarques, celles qui figurent ci-dessus dans le développement, après l’introduction. Baptiste m’a écoutée quelques longues minutes, puis n’a plus rien dit, l’air abattu. Tu es fâché, qu’est-ce qu’il y a ? j’ai demandé, en lui prenant la main. Il n’y a rien, c’est toi qui te mets tout le temps en colère, il a répondu en retirant sa main. Mais pas du tout, on est bien, là, on est contents, et toi tu fais la gueule, j’ai dit. Tu trouves que tu as l’air contente ? Ça fait des heures que tu râles, il a soupiré. Mais enfin, mon bonheur est de m’exprimer avec toi, et à chaque fois que je m’exprime, tu finis par m’en vouloir, c’est vraiment très fatigant, j’ai dit en m’énervant. Il est parti à vélo, et je suis rentrée à pied, en me demandant si ce n’était pas la fin de notre couple, ce qui, il fallait que je sois honnête, je n’étais qu’un humain égoïste, était, dans l’instant, bien plus grave que celle du monde.